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Ce texte trouve son origine dans le cadre d'un dialogue que j'ai eu, durant l'été 2004, avec une compatriote sénégalaise enseignant la science comptable aux Etats-unis. Son laboratoire d'attache, préparait un numéro de revue qui voulait "faire parler" des expériences personnelles en rapport avec l'histoire contemporaine de l'Afrique et la science comptable. Ce texte, après rédaction, fut perdu, à la suite, d'un double incident d'ordinateur et de mauvaise transmission d'un courrier électronique. Par les hasards d'un rangement du dimanche, nous l'avons retrouvé au fond d'une vieille disquette. Nous avons voulu demander à Cauris de lui offrir une seconde naissance. | ||||
sommaire Introduction I- VERS LA RENCONTRE D'UNE EXPERIENCE EN PARTAGE II- UN MODELE AFRICAIN EN DEVENIR ? |
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INTRODUCTION Dans ce texte, notre propos ne porte pas sur la "science comptable" proprement dite ; nous voulons nous contenter, de façon bien plus modeste, de tenir cette dernière en point de mire, dans le cadre d'une réflexion philosophique ou culturelle portant sur ce que nous appellerons ici sa " valeur de figure de rhétorique " appliquée à l'histoire récente des sociétés africaines. Avant de justifier de cette démarche, laissons entendre que nous inscrivons cette réflexion dans quatre grands cadres. Le premier porte sur le parcours intellectuel et biographique nôtre, que nous entendons traiter ici comme à la fois un moment et une matière à cette réflexion annoncée. Le second porte sur la crise ou la contestation du modèle de la mondialisation libérale telle qu'elle s'exprime à travers le développement du mouvement alter-mondialiste. Le troisième porte sur les élaborations théoriques et culturelles du leadership africain des années cinquante à nos jours. Le quatrième enfin porte sur les débats contemporains qui agitent la science comptable en rapport avec des nécessités de normalisation de ses canons dans le cadre de la mondialisation de l'économie toujours plus poussée . Ces différents cadres ne sont pas traités en autant d'espaces étanches, mais sous une forme combinée ou articulée qui les lie dans une problématique qui justement réfère à la justification de la démarche et que détaille notre plan. Dans celui-ci, il est fixé, en un premier temps, le décor de notre premier cadre, dans l'élan d'un mouvement éclairant et préparant la problématique que nous traiterons en seconde partie. Il s'agit, en d'autres termes, à partir de la production théorique et culturelle du leadership africain, de voir ce qui pourrait tenir lieu de " problématique, formes et enjeux de la contribution de la civilisation négro-africaine à l'édification d'un monde nouveau ". Cette deuxième partie de la réflexion s'organisera en une articulation de tous les autres cadres pour découvrir donc les différents aspects de cette contribution évoquée, moins, cependant, pour insister sur ces interrogations classiques que sur les termes du renouvellement des débats qu'elle occasionne depuis le mouvement de la négritude jusqu'à l'actuelle poussée afro-centriste. La mise en place de ce tableau préparera, bien entendu, notre conclusion, dans laquelle nous tenterons d'indiquer ce qui nous a semblé, au cours de ce bref tour d'horizon, constituer des éléments de dépassement de ce que, auparavant, nous aurons démontré comme constituant une impasse, jusque là insurmontable, des productions intellectuelles du leadership africain.
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I- VERS LA RENCONTRE D'UNE EXPERIENCE EN PARTAGE | ||||
Comme déjà indiqué, un discours, ici comme le nôtre, qui s'autorise du parcours intellectuel et biographique de son producteur, doit être situé, afin de rendre évidentes toutes ses faiblesses et contradictions éventuelles. Ainsi, l'auteur de ces lignes naît dans la première moitié des années 70 à Dakar et, sociologiquement, est au moins le produit des mutations caractéristiques des sociétés africaines actuelles, dont l'urbanisation constitue le phénomène le plus remarquable. Les débuts de ce que, faute d'un autre terme, nous nommons, ici, notre conscience politique et intellectuelle coïncident avec ce que Mamadou Diouf (Professeur d'Histoire) appelle les crises du Sopi (mot wolof signifiant changement). Il s'agit des événements de 1988 qui allaient marquer toute une génération de jeunes Sénégalais qui frappent aujourd'hui aux portes de la relève des cinquantehuitards et soixantehuitards. Période en tous les cas de révolte qui, dans notre cas, allait se traduire par un intérêt croissant pour un courant politique que nous découvrions, pour la première fois, durant la campagne électorale (88). Il s'agissait de And-Jëf / MRDN (Mouvement révolutionnaire pour la démocratie nouvelle), que nous allions rejoindre moins de trois années plus tard coïncidant avec sa transformation en And Jëf./.PADS (parti africain pour la démocratie et le socialisme). Il est de fait remarquable qu'à ces mêmes périodes, la télévision nationale faisait passer hebdomadairement un feuilleton sur la vie de Chaka Zoulou, qui eut une influence profonde sur cette génération de 1988, en exacerbant, indiscutablement, son nationalisme et sa colère (Film controversé dans les milieux politiques de gauche). Il est caractéristique de voir qu'à côté des chansons dénonçant la misère sociale, la musique de la bande-annonce de ce feuilleton scandait nos manifestations de collégiens et de lycéens. Ce phénomène était d'autant plus remarquable et caractéristique, qu'il trahissait plus qu'un simple appel d'alternance politique (sopi) mais plus profondément, sans nul doute, un réel besoin de conquête ou reconquête d'une fierté entamée par l'histoire et l'ordre alors présent des choses. Du moins, avec le recul, c'est ainsi que nous comprenons le choc que fit alors sur nous la rencontre avec " Les Damnés de la terre" de Frantz Fanon que nous lisions dans la même foulée de ces évènements de 1988 qui, une fois encore, eurent d'importantes répercussions sur notre génération. Entre autres répercussions, en effet, l'année scolaire et universitaire fut décrétée blanche par le pouvoir en place ; le pape du sopi était parti à la " Table ronde " (un appel au dialogue qu'avait lancé le régime au pouvoir pour calmer le jeu politique) mettant ainsi un terme à l'effervescence populaire. Mais plus rien n'alla plus comme avant ! Durant de longs mois, le temps fut ce qui manqua le moins aux jeunes et cela se traduisit de manière fulgurante par une grande explosion d'activités socioculturelles et sportives dans les quartiers ; Dakar Fm, une nouvelle station de radio fut rapidement fort prisée par les jeunes pour sa programmation musicale, le mouvement Rap y opéra ses premiers balbutiements ; le phénomène set-setal (mot wolof, action de rendre propre) y surprit plus d'un. Il s'agissait de vastes journées d'investissements humains où les jeunes des quartiers balayaient et élevaient des monuments dans leurs environnement de vie. Dans cette explosion diverse de créativité et d'investissement humain à l'échelle du quartier, beaucoup d'entre nous décidèrent de ne plus se mêler de politique et de ne pas reprendre les cours à la rentrée prochaine. Les engagements L'année 1991 précipita et précisa les contours de notre engagement politique, nous sommes à la première guerre du Golf et nous rejoignions le Comité de soutien au peuple irakien qu'un certain nombre de personnalités publiques avaient mis en place : Mamadou Dia, l'ancien président du Conseil, et des journalistes de renom : Mame Less Camara, Sidi Lamine Niasse, etc. Quoique cette implication fût éphémère, elle n'en était pas moins importante, car par delà nos activités syndicales, elle constituait notre première proximité avec le mouvement démocratique sénégalais. Dans la même foulée nous rentrions au lycée, où nous rencontrions dans le comité de lutte (c'est le nom que l'on donnait généralement aux syndicats d'élèves dans les lycées et collèges) un militant de l'ex And Jëf / MRDN. Nous convenions, un jour d'aller à la permanence du parti qui venait de se transformer en And Jëf./PADS. Organisation politique que nous intégrions quelques temps plus tard de manière effective. De 1988 ainsi à 1998, nous nous impliquâmes dans la contestation aussi bien syndicale que politique du régime de Diouf que nous percevions comme soumis aux puissances néo-coloniales. L'expérience internationaliste En 1998, en effet, nous partions en France poursuivre nos études. Dès notre arrivée nous rejoignîmes naturellement le mouvement progressiste et démocratique dans lequel, pour la première fois, dans la durée et de façon intense, nous fîmes l'expérience de l'internationalisme - (bien entendu l'occasion nous fut donnée à Dakar déjà plusieurs fois de rencontrer des militants de plusieurs pays, mais ce qui se passa en France était plus intense). Nous fraternisâmes en effet, à travers implications et responsabilités syndicales et politiques, avec des militants de diverses origines autour de mobilisations aussi diverses que la lutte des " sans papiers ", des chômeurs et précaires, de la libération de Mumia Abu Jamal, de la défense des intérêts matériels et moraux des étudiants africains, du refus du recul du service public dans l'enseignement, du respect des droits des peuples kurde, palestinien, tchétchène, etc... Ce à quoi nous renvoyions en tant qu'homme originaire d'une famille et d'une religion particulières, d'un pays et d'un continent non moins particuliers, d'une époque et d'une génération qui ne l'étaient pas moins encore ; bref, ce que nous étions, en tant qu'un tel homme, voilà ce par rapport à quoi nous tentions une déprise. Une déprise non pas tant pour tourner le dos à l'héritage, que pour nous garantir plus que jamais la liberté de choix par rapport à tous les possibles de notre vouloir et pouvoir être. Il est évident, pour nous, que ce projet de déprise ne se concevait véritablement que pour et vers la naissance d'un nouveau sujet, d'un sujet véritablement international. Hélas, précisément, c'est dans l'élan même qui vise à constituer ce sujet nouveau que l'envers de l'expérience internationaliste se révèle à travers toute son ampleur. Dans le cas de notre itinéraire propre, nous faisions l'expérience de cet envers du décor dans plusieurs situations. Bien entendu l'on ne doit pas perdre de vue que l'on est en France, pays qui, en dépit de son rejet légendaire des communautarismes, baigne, paradoxalement, dans une réalité administrative, intellectuelle et culturelle où " l'étranger " fait l'objet d'une très forte signalisation, de sorte que portant ce statut d'étranger, l'on est, en permanence, renvoyé à cette identité. Nous voudrions évoquer trois de ces situations, moins pour elles-mêmes que pour la charge subjective du vécu qu'elles ont occasionné chez nous. Nous passerons rapidement sur les deux premières et insisteront plus longuement sur la troisième. Tout d'abord, le sentiment amer de n'être pas de la partie, en dépit de notre discours militant qui se voulait de toutes les parties, nous a gagné de l'intérieur de l'espace universitaire et académique. Fraîchement débarqué du département de philosophie de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar, où nous " communions " littéralement, pour ainsi dire, avec l'histoire de la philosophie et où l'on avait cultivé d'une certaine manière, un certain snobisme à nous croire partie prenante de la grande et prestigieuse communauté des philosophes (rires), nous étions à mille lieues de nous imaginer le choc que constituerait pour nous l'enseignement de cette discipline en France. De bout en bout de cet enseignement de licence de philosophie que nous reçûmes en cette première année de notre séjour en France, l'Afrique et tous ses penseurs réunis, de la nuit des temps aux portes de l'an 2000, avaient brillé d'une absence qui nous interrogea longuement sur notre place réelle dans la production du savoir estampillé universel ! A la rentrée suivante, quoique nous obtenions notre diplôme, le courage nous manqua de nous confronter de nouveau à une pareille situation, nous décidâmes alors de surseoir à ce cursus ! Enfin, la dernière situation que nous voulons évoquer en guise d'illustration de cette expérience de l'envers, comme nous l'avons dit, du décor de notre expérience de l'internationalisme, touche proprement à l'insoutenable figure de l' " aide humanitaire ". Contrairement aux deux premières situations, cette dernière question nous avait amené à poser publiquement le débat pour critiquer une tendance qui nous semblait fâcheuse du mouvement associatif africain de Montpellier (notre ville de résidence et militance dans le sud-est de la France) dans son rapport avec diverses autres associations françaises amies de l'Afrique, et qui paraissait toute portée par cette perspective humanitaire. Nous reproduisons ici cette réaction, car en rapport avec tout ce que l'on vient de développer, elle représente une parfaite synthèse de ce que fut l'état de notre vision des choses en cette année 2000. " La question humanitaire, disions-nous, constitue depuis ces deux dernières décennies, l'une des inventions charnières de notre époque. Sous ce vocable se trouvent concentrés une certaine philosophie et un ensemble de dispositifs institutionnels : étatiques ou non étatiques, chargés justement de la mettre en oeuvre. Notre propos ici est de rendre plus transparente cette question, que nous considérons comme la figure marquante du moment, dans les longues relations qui unissent le Sud et le Nord. Dans ces relations, lorsque la " curiosité " a fait place aux " valeurs du relativisme culturel ", on a pensé que l'humanité s'était enfin réconciliée avec elle-même, revenue en quelque sorte de sa longue nuit, où une partie d'elle-même, sous le couperet du "numerus clausus" était jugée non tout à fait digne de l'humaine condition ! Cette illusion fit long feu, quand, grâce au modèle de l'information sensationnelle, des images de populations entières décimées par la faim troublèrent la quiétude des salons des peuples du Nord. Les mouvements de solidarité auxquels firent place les émois suscités allaient alors constituer le cadre matériel et théorique de ce qu'on désignera : action humanitaire, ou alors ce "devoir" que les pays riches allaient s'imposer, d'assister nos autres pays, qu'ils avaient bien les moyens "d'aider à s'en sortir" ! Or, et c'est cela notre problème, cette relation d'assistanat dissimule des questions importantes et consacre définitivement des positions indues de domination et de monopole de la redistribution de la richesse planétaire ! Elle arrive à cette dissimulation frauduleuse d'autant plus facilement qu'elle se drape, comme d'un bouclier, d'intentions morales tant louables, qu'on risque toujours de passer pour un dinosaure extrémiste en essayant de rendre plus lisible son fonctionnement et son fondement ! Mais, vu la nature et l'importance de l'enjeu, courons le risque de ces méprises ! En effet, en postulant l'idée de la mise en oeuvre de cette solidarité internationale, les pays donateurs s'engagent et engagent d'emblée le débat dans une logique de la " Générosité " ! La conséquence ultime en est évidente : "on n'a finalement de comptes à rendre à personne si ce n'est à notre seule conscience! On donne parce qu'on pense qu'il n'est pas décent de ne rien faire" ! La situation est donnée pour acquise, et ainsi aucune interrogation à valeur de contestation radicale n'est formulée sur la détermination conjoncturelle et structurelle de l'inégalité frappante qui la travaille ; plutôt, on s'essaye à la rendre supportable à notre bonne conscience ! Par ailleurs, le beau rôle ici en jeu est d'autant mieux vécu qu'il aura répondu aux cas élus les plus extrêmes, comprenez qui auront le plus fait les choux gras des médias, ou alors aux images insoutenables, somme toute, des pancartes publicitaires qui défigurent de temps à autre les murs d'Europe ! Cette manière arbitraire et sans retenue d'exhiber ainsi les souffrances de populations par terre est non seulement immorale mais, de plus, que fait-elle des millions également de familles qui à petit feu meurent de misères de toutes sortes mais dans la solitude et la dignité de leurs foyers, loin des cameras et des photographes reporters mobilisateurs de fonds ! Que dire également de la manière même dont l'aide est apportée à ces populations, sous la couverture et la pression médiatique qui finissent par enlever à ces populations leurs derniers coins de dignité. (...) Que dire enfin de la dernière trouvaille ? Celle que brandissent les "politiques de coopération" qui, pour mieux convaincre, n'hésitent pas à inviter les populations du nord à dépasser cette simple idée de la "solidarité" afin de bien montrer que l'aide aux pays pauvres constitue le seul moyen de stopper l'immigration et, par voie de conséquence, de garantir leur sécurité ! Oui messieurs, il faut faire de la place à la "solidarité internationale" qui réponde à l'exigence du temps : "le discours sécuritaire". Au total, cette période fut pour nous celle surtout de l'expérience singulière d'être pris dans une impasse. S'il a été question pour nous, comme d'ailleurs nous l'avons indiqué, de négocier un rapport d'indépendance par rapport à notre héritage culturel et historique singulier, il a été aussi question de nous y référer pour sauvegarder sa mémoire contre le déséquilibre d'un universel problématique. Il est évident, que cette réflexion sur notre parcours et l'analyse, chemin faisant, des sentiments auxquels nous nous y sommes confrontés, révèlent, sans aucun doute, une expérience de soi, et du monde, du négro-africain en procès d'universalisation, dont la permanence dans le temps, autrement dit, quarante ans après la proclamation des indépendances, et presque un siècle après les premières prises de paroles du nègre, interroge profondément. En effet, que s'est-il passé qui explique cette structure pérenne de l'expérience du négro-africain sur autant de générations allant des années trente à l'époque charnière des contestations populaires de la fin des années quatre-vingt en Afrique ? A la charnière de ce sentiment d'impasse, d'autant plus exacerbé que nous procédions, dans ce tournant 2000, à une relecture plus systématique de la plupart des classiques du leadership africain du siècle mourant, nous contribuions à la mise en place de CAURIS. Structure qui est un groupe de rencontre réunissant un certain nombre de jeunes chercheurs africains autour de Mariam Sankara et de Dominique Temple, un chercheur, qui a beaucoup travaillé sur les cultures amérindiennes, pour réfléchir sur ce que les sociétés africaines pourraient, partant de leurs tréfonds culturels, trouver comme ressorts pour rebondir, non seulement, mais aussi ouvrir de nouvelles perspectives à la marche du monde. Une problématique de production d'une contribution à la fois émancipatrice pour l'Afrique et paradigmatique pour le reste du monde est ainsi posée : examinons les formes et enjeux de sa longue prise en charge dans la deuxième partie de ce texte. |
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II- UN MODELE AFRICAIN EN DEVENIR ? | ||||
Nous l'avons dit déjà, notre point de prise sur cette science comptable que nous ne maîtrisons pas est la notion de valeur de figure de rhétorique que nous mettons en place et qui nous semble lui être intrinsèque. Cette notion indique plus clairement l'intentionnalité programmatique qui semble régir et justifier cette science comptable : Quantifier, Mesurer, Planifier etc. et qui réfère directement à une sorte de pensée de la maîtrise. La thèse évidente défendue ici, est que confronté à la question de la nécessité et l'immanence de la décolonisation, mais bien plus encore, de l'urgence de la transformation du cours historique et social sur le continent, le leadership africain des années cinquante et soixante s'est confronté en permanence à ce modèle de rationalité économique et politique. En effet, ce leadership, principal producteur des discours sur la différence ou l'originalité culturelle négro-africaine, s'est montré largement acquis à la logique de la pensée comptable, cherchant à faire du problème africain, une équation mathématique dont la solution résidait dans l'atteinte d'objectifs non moins chiffrés, par le peuple encadré et mis au travail. La question ici, et à ce niveau de notre raisonnement, est moins de savoir si cette orientation fut nécessaire ou non, que de la constater effectivement. Rares semblent être les discours qui à l'aube des souverainetés nouvellement acquises, échappent aux soucis de la programmation, du recensement, de la prévision. Le développement rapide du continent, par la meilleure formule est partout à l'ordre du jour; et si l'on concède volontiers à la critique contre le capitalisme, la perspective politique et économique développementaliste ne souffre quant à elle d'aucune remise en cause. Dans le cas du Sénégal, Mamadou Dia, alors Président du Conseil des ministres, expérimente, le modèle économique du plan, non sans un certain sentiment de satisfecit. (Mémoires d'un militant du tiers monde). Tandis que dans son bureau présidentiel, parlant de son pays, Kwame N'krumah, l'air subjugué, confie à son ancien camarade Peter Abrahams, le propos que rapporte celui-ci : " " Ce pays est riche ! Bon Dieu, mon vieux, quelles richesses !" " (Les noirs, in Le Dossier Afrique). Asseoir et accroître la production, notamment industrielle et agricole sont des maîtres-mots de la pensée étatique africaine, aux lendemains des indépendances, de sorte que l'on s'est pendant longtemps plu à penser les crises économiques du continent comme des crises de productivité appelant un programme de réforme des comportements. Pour l'auteur tiers-mondiste, René Dumont, par exemple ; " [L'Afrique] ne se développera pas assez vite si elle ne peut compter que sur des paysans qui travaillent aux champs tout au plus un millier d'heures par an, soit trois fois moins que nos paysans de la première moitié du siècle ". Il poursuit : " Le moment est venu de mettre les Africains devant leurs responsabilités. J'ai personnellement essayé de participer à cette oeuvre de clarté en publiant un livre non équivoque : L'Afrique noire est mal partie ". (Le développement économique, in Le Dossier Afrique). Dans son discours d'investiture à la magistrature suprême de son pays, l'actuel Président de la République du Sénégal, Abdoulaye Wade, est resté enfermé dans ce schéma fort problématique en appelant ses concitoyens à : " travailler, toujours travailler, beaucoup travailler " ! Ainsi encore, pourrait-on dire, de façon bien mieux simpliste, si le développement n'est pas encore à portée de main, c'est que la production reste encore trop faible et que si celle-ci l'est autant, c'est que l'Africain ne travaille pas encore suffisamment ! Le modèle développementaliste n'est pas pris pour objet en soi de réflexion, encore moins de remise en cause ; il fonctionne comme une évidence incontournable, l'horizon en dehors duquel il n'est que régression. Dès lors, le problème de l'Afrique est logiquement réduit à un problème de réforme du sujet africain, qu'il importe, alors, de hisser à la hauteur de l'équation développementaliste dont la pertinence est soustraite à l'interrogation. Au total donc, prise dans la situation conjoncturelle des sociétés africaines, la rationalité comptable qui inspire et structure le modèle développementaliste ramène indéfectiblement au décalage, traditionnellement établi, d'une différence culturelle sinon de nature du moins de degré entre Occident et monde négro-africain. Ce débat, particulièrement vif entre les années trente et 70, rebondit dans la première moitié de la décade 90 mais sous un aspect moins frontal et qu'annonce déjà René Dumont, d'une certaine manière. En effet, les termes du nouveau débat tendent à culpabiliser la logique de l'éternelle opposition civilisation occidentale et civilisation Autre, pour confronter le noir ou encore l'Autre, africain, à sa propre et entière responsabilité devant sa situation historique. Sous ce rapport la fausse interrogation de Daniel Etounga Manguélé " L'Afrique a t-elle besoin d'un programme d'ajustement culturel ? " - l'on aurait pu tout à fait reprendre une autre fausse interrogation " Et si l'Afrique refusait le développement ?" de Axelle Kabou -, incarne bien cette dernière tendance. Dans la plupart des cas, ce courant auto-critique a beaucoup et sévèrement été critiqué, mais sans que l'on ne discute vraiment de la portée de ses éléments d'illustration, se contentant simplement de les renvoyer aux lieux communs des théories anthropologiques du " Grand partage " dans ce qu'elles ont le plus infériorisé et culpabilisé le nègre, ou, alors, d'en faire les nouveaux valets de chambre de l'impérialisme occidental. Le sujet africain à l'épreuve de sa contemporanéité La critique déjà faite par les historiens de la pertinence de l'opposition duale " résistance/collaboration " des sociétés africaines devant l'ordre colonial, place à son centre la notion " d'accommodement ". L'apparence plus neutre, moins chargée de cette dernière notion, introduit une possibilité nouvelle de relecture de la crise ou de l'échec de la modernité (entendue au sens de développement) en Afrique, dans les débats contemporains qui s'y déroulent. En effet, avec cette dernière notion, cette crise peut n'être plus lue, en tout cas de façon immédiate, comme c'est le cas le plus souvent, en termes de signification pathologique ou révolutionnaire. De façon plus précise, le principe de l'accommodement suggère une prudence à surinvestir, dans les situations historiques données, des sens qui n'ont de réalité consciente que dans les problématiques des auteurs et non des acteurs. L'immédiateté de la double lecture, pathologique ou révolutionnaire, de la crise du développement dans les sociétés africaines a vampirisé le véritable débat sur la signification réelle que les masses africaines conféraient aux attitudes leurs qui ont, entre autres éléments, inspiré la possibilité de ces deux directions de discours. Pour autant, cette critique basée sur le principe de l'accommodement, si elle permet d'interroger l'immédiateté dénoncée de la double lecture pathologique ou révolutionnaire, doit, à son tour, être réfléchie afin d'être dépassée. En effet, le fait même qu'il soit postulé que le rapport de l'Afrique à la modernité est sous le mode de l'accommodation plutôt que de l'exclusive d'attitudes d'appel ou de réfraction, implique et engage que le travail de discernement qui produit l'accommodement en question procède d'une matrice ou vision qui l'informe ou le justifie et, ce faisant, qu'il importe de déterminer. Se contenter ici d'invoquer le pragmatisme ou le sens pratique des masses reviendrait à faire du " sur place " ; ce qui ne veut pas dire que nous nions le caractère précieux de la perspective fonctionnaliste. Mais enfin aucun système social n'est réductible à la seule pertinence de sa simple fonctionnalité : une société existe parce qu'au delà du lien social qui le constitue, du symbolique la traverse. Ce symbolique en question relève de et révèle deux types de savoirs : un premier qui peut être plus ou moins réservé, c'est-à-dire son accessibilité est conditionnée par des usages précis, tandis que le second est constitutif de ce que l'on a appelé le savoir ordinaire. Dans le premier cas, l'on traite des principes premiers et des fins ultimes de l'exister et de l'être ensemble, pour y révéler les énigmes du pourquoi des choses. Dans le cas du savoir ordinaire, la valeur institutionnelle et de socialisation est la caractéristique majeure. L'on est là devant le sens commun dont le statut épistémologique, comme l'a bien mis en exergue Assane Sylla , contrairement à sa culpabilisation dans la philosophie occidentale, est ici le socle de l'éthique du bien vivre ensemble. La production littéraire et cinématographique de Ousmane Sembène est un lieu observatoire des plus remarquables de ce sens commun, ici sénégalais. Son regard sur la société est indéniablement un exposé sur les symboliques qui la traversent et qui confèrent leurs sens aux stratégies et trajectoires des acteurs. Dans les situations romanesques de cet auteur il y a ainsi une production permanente d'un jeu de croisement de symboliques diverses qui se posent et s'opposent dans de multiples tensions et conflagrations, que l'auteur pousse jusqu'à leurs termes et où finalement la personnalité des acteurs tranche. Valeurs, contre-valeurs et anti-valeurs se confrontent ainsi sans cesse dans un entrecroisement d'espaces que marquent de leurs empreintes le tréfonds culturel négro-africain et l'ordre normatif des religions importées ou encore de l'Etat moderne. Ce que, par ailleurs, le détour par l'oeuvre de Sembène permet de pressentir, c'est-à-dire le caractère à la fois désespérant mais en même temps ouvert des conjonctures africaines, rendant possible le retournement historique, pour peu que l'homme ou la femme décide d'en être à la hauteur, voilà ce que le philosophe camerounais, Bidima, expose (enfin tente en tout cas) en suite et en synthèse critique de l'histoire des élaborations intellectuelles du leadership africain. |
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Godfroy Bidima ou le retour sur la scène de l'histoire | ||||
De manière paradoxale, par ailleurs, l'intérêt et la faiblesse de Jean Godfroy Bidima (né en 1958) est dans la portée et l'ampleur de sa tentative de solder, pour ainsi dire, le débat contemporain africain le plus récurrent et mettant aux prises europhilosophes et ethnophilosophes. |
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La problématique afrocentrique | ||||
Contrairement aux apparences, l'afrocentrisme est un courant de pensée relativement récent, sa marque est dans le décrochage, qu'il théorise intellectuellement et politiquement, de l'Afrique avec tout ce qui constitue, dans sa longue évolution, et d'une manière ou d'une autre, un trait de civilisation non endogène . La problématique afrocentrique nous interpelle ici, dans ce qu'elle postule la nécessité et l'urgence, pour les Négro-Africains d'un retour à la totalité de leur expérience première du monde, autrement dit, à leur identité absolue et radicalement débarrassée de toutes formes d'influence que sont les religions, la philosophie, la science et les techniques étrangères. Ce qui est donc formulé ici est clairement de l'ordre de la rupture totale avec l'histoire. Tandis que, précisément, c'est toujours une problématique de la synthèse et de la bonne digestion des apports extérieurs au cours de son évolution heurtée (l'Afrique), qui signale les diverses autres élaborations des divers autres courants d'affirmation de la personnalité nègre. En effet, alors que chez Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop ou Kwamé N'krumah l'affirmation du projet nationaliste ne se conçoit pas en dehors d'une rationalité comptable et d'une raison technicienne qui inscrivent leurs rêves dans une égale perspective de rattrapage de l'occident, sur le plan matériel à tout le moins, les afrocentriques eux contestent radicalement cette vision du développement. Le développement matériel et technologique tel qu'il est expérimenté en occident et qui exerce une pression attractive importante sur le reste du monde (comme l'a souligné Ndaw) fait l'objet d'une critique sans appel de la part des afrocentriques qui y voient une source intarissable de maux de toutes sortes : destruction de la planète, précarisation de la santé humaine, maltraitance animale.
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POUR NE PAS CONCLURE | ||||
Au cours de ce périple, nous avons survolé la problématique des élaborations et contre-élaborations identitaires par le sujet africain contemporain confronté à lui-même et à une situation conjoncturelle qui le dépasse et qu'il essaie de maîtriser afin de s'y positionner plus confortablement. Partant de notre propre expérience, nous avons, petit à petit, constaté combien nous la partagions avec nombre d'autres de nos concitoyens qui bien plus que nos aînés, sont nos pères et grands parents. De sortes, qu'il nous a paru impossible de ne pas faire de cette expérience en même temps de la désorientation que de la volonté de se situer, l'expérience négro-africaine du siècle sortant. Expérience par ailleurs déconcertante, et pour laquelle nous avons cherché, en rapport avec l'entame de ce nouveau millénaire et des clameurs qui s'y élèvent, sur quoi, éventuellement, elle pourrait s'accrocher pour constituer la matrice d'une aube nouvelle pour une Afrique bien mal en point.
Seck Abdourahmane
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BIBLIOGRAPHIE ADOTEVI, Stanislas Négritude et nègrologues.coll. 10-18. Paris, 1972, 304 p. BIDIMA, Jean Godfroy Théorie Critique et modernité négro-africaine. De l'école de Francfort à la "Docta spes africana". Publication de la Sorbonne, Paris, 1993, 343 p. DIA, Mamadou. Mémoires d'un militant du tiers-monde. Publisud, 1985, France, 244 p. DIOP, Cheikh Anta Nations Nègres et culture. T. I. & II. Présence africaine nvlle éd 1996. (1954), France, 335 p. 572 p. MAZAMA, Ama L'impératif afrocentrique. éditions MENAIBUC, 2003, Paris. NDAW, Alassane La pensée africaine. Recherches sur les fondements de la pensée négro-africaine. Les nouvelle éditions Africaines, 1983, Dakar. 281 p. Le Dossier Afrique. Collection Marabout université, vol 21, nd 318 p. |