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"LA PENSEE AFRICAINE" DE ALASSANE NDAW

Conférence-Débat

CAURIS

Vendredi 10 Décembre 2004

par

 

Abdourahmane SECK

et

Dominique TEMPLE
 

 

"Recherche sur les fondements de la pensée négro-africaine" 1983,

Les Nouvelles Editions Africaines

 

 

 

 

 

 
         
     
   

 

Présentation du livre

par

Abdourahmane SECK

 

 Le texte que nous introduisons dans la discussion n'est pas comme celui de Dominique un texte d'interprétation de l'ouvrage de Alassane Ndaw du point de vue de la théorie de la réciprocité mais simplement une présentation et mise en perspective contextuelle du travail de cet auteur articulée en deux parties la première intitulée : les thèses de l'auteur, la seconde : le sens d'une prise de parole.
Dans un premier temps il s'agira d'être aussi fidèle que possible au travail d'écriture et à la logique de l'auteur, dans le second temps de témoigner de sa situation de penseur par rapport à ce qu'il en dit lui-même, et des interrogations qui nous ont tenté, chemin faisant, de lui renvoyer sous forme d'interpellations.

   
   

 

Cette ouvrage de Ndaw, paraît en 1983, aux Nouvelles Editions Africaines, à Dakar. Il repose sur une exploration documentaire et bibliographique où l'on dénombre plus de 200 auteurs. S'il paraît en ce début de la décade 80, il reste que l'ouvrage de Ndaw appartient aux débats intellectuels des élites politiques et académiques africaines des années 1970, mais qui plongent leurs racines jusque dans les années 50, voir 30, époque qu'il sera convenu d'appeler plus tard celle de la prise de parole des étudiants noirs. Une très importante préface du président Léopold Senghor, en précède le contenu et qui mériterait, à elle seule, une présentation et discussion à part, raison pour laquelle nous n'y ferons aucune remarque.
Mais, sans doute, et probablement, est-il temps, après ces considérations, disons d'avant-propos, de cheminer, un instant avec l'auteur.

LES THESES DE L'AUTEUR

L'on pense aujourd'hui à partir d'un lieu, d'une histoire, de notions qui se sont imposés de fait pour non seulement l'espace qui les a engendrés, mais également pour d'autre espaces qui lui sont étrangers avec la conséquence d'une inadaptation : inadaptation de concepts et de catégories, disqualifiés, en conséquence, pour avoir une prise recevable sur une matière et des faits caractéristiques d'un système de référence pour lequel ces dits concepts et catégories ne se sont pas forgés en s'y confrontant et s'y éprouvant. L'instrument n'est pas à hauteur d'ouvrage dit Ndaw.

L'ouvrage, ici, est bien ce qu'il appelle la " pensée négro-africaine ", et l'instrument passé au crible de la critique : la façon occidentale de penser et de dire le monde, au moins depuis Aristote. Au demeurant, cependant, c'est moins l'instrument que son usage inapproprié que Ndaw remet en cause (du moins en un premier temps) : "Car, note-t-il, le contenu de la pensée cosmologique de l'Afrique ne peut jamais coïncider avec celui des concepts formés par la pensée occidentale " (p. 51).

Ndaw pose donc à l'orée de son propos une problématique qui est celle de l'approche ou plus exactement des critères pertinents ou non pertinents à rendre possible et garantir une réflexion et mise en discours de la pensée négro-africaine. Ndaw met en lumière trois mouvements ou phases qui posent et contiennent la production intellectuelle qu'a suscitée dans le monde moderne et contemporain la pensée négro-africaine. Mouvements classiquement délimités en une première étape marquée par la littérature de dénégation (l'Afrique serait un sans en quasiment tout), et une seconde faite de réhabilitation. L'on retient généralement que ces deux étapes sont essentiellement dominées par une littérature écrite par des non-Africains, et qu'elles contrastent ensuite avec un troisième mouvement qui voit l'émergence d'une écriture par le fait des premiers concernés, en somme les Africains.

Toutefois la caractéristique africaine de cette dernière production n'est ni immédiatement ni nécessairement à elle-même le signe de sa propre recevabilité. Ndaw lui-même distingue dans ce mouvement au moins deux figures celle d'une écriture arrimée à " un point de vue sentimental et nostalgique " et une autre à " l'angle de l'objectivité scientifique ".

En quelque sorte poursuit Ndaw, la pensée négro-africaine serait très loin d'être d'un abord aisé, du fait justement qu'elle se présenterait comme sédimentée sous l'avalanche d'une multitude de travaux d'écriture, à laquelle, paradoxalement, par ailleurs, il importe de se confronter pour espérer l'apprivoiser d'une certaine manière. Aussi croit-il devoir bon d'indiquer " On ira chercher chez les ethnologues et chez quelques grands théoriciens de l'anthropologie les principes directeurs qui permettent de s'orienter à travers le labyrinthe des spéculations africaines sur le monde, l'homme et Dieu, telles qu'elles ont été rapportées " dans les documents institutionnalisés " " (p. 53). Et c'est ce détour qui paraît être, chez lui, constitutif à la fois du chemin et du contenu de ce que pourrait éventuellement être une philosophie africaine (pour anticiper sur un débat que nous retrouverons plus loin).


Dans ce sens, cependant, même si un auteur comme Lévi-Strauss lui semble avoir ouvert une voie intéressante - car non seulement son oeuvre présente indéniablement une facture philosophique et métaphysique, soutient Ndaw, mais encore la façon même dont il l'a élaborée est tout aussi proprement du domaine du déploiement de la raison philosophique, en ceci que notamment en dépouillant " les matériaux sur lesquels il travaille, il s'efforce de les exprimer en termes abstraits de significations ou de rapports " - il reste qu'il adopte, en définitive, une attitude critique en notant que : " 
L'examen de la situation africaine montre l'absence totale d'implications philosophiques dans l'intérêt porté, en Occident, à la pensée en Afrique " (p. 54).
En tout état de cause, pour l'auteur, les obstacles à une philosophie authentique et authentiquement africaine sont nombreux, mais considérant comme "
nécessaire de tenter une justification théorique de la thématisation explicite du contenu des visions africaines du monde " (ce qui semble être une certaine vocation de la philosophie chez Ndaw), il en arrive à la déclinaison du programme suivant : " L'effort philosophique en Afrique requiert que la pensée qui nous a été transmise puisse reprendre, dans la tradition, ce qui y était inscrit sans être expressément pensé " !


Cette problématique de recentrage ou de ressourcement en direction de la tradition ou des visions africaines du monde, est posée par l'auteur non pas tant comme le lieu immédiat d'une philosophie africaine que de la voie qui y conduirait, car celle-ci restant à faire. L'auteur est donc dans une logique de modalité de passage à la philosophie et non d'expression proprement dite d'une philosophie quelconque.

Ce point de vue n'est pas seulement méthodologique, il engage également un positionnement de Ndaw contre une certaine mésaventure africaine de la philosophie que serait alors le fait d'acquiescer, comme allant de soi, et au nom d'un avènement de la philosophie en Afrique, à la simple " propagation de la philosophie occidentale ", sur le continent.
C'est pourquoi lorsque Ndaw emploie l'expression de " philosophe africain ", il importe de ne pas y voir, compte tenu de ce qui précède, seulement un personnage es qualité, mais encore un programme en puissance !


Par ailleurs, pour Alassane Ndaw, réfléchir la pensée africaine dans une perspective de discipline philosophique c'est se positionner par rapport à deux niveaux d'analyse ou de problématique. Le premier touche à la " situation philosophique " en Afrique , dont on dira que la caractéristique est dans la traduction non encore concrétisée entre d'une part cette pensée et d'autre part la philosophie. Tandis que le second se rapporte à la " situation philosophique " en lien avec le " monde contemporain " dont on dira que la caractéristique est dans sa capture par une trajectoire singulière, mais déterminant une certaine universalité de pensée de la philosophie.


Ce faisant, il y a comme un risque que tout effort de déploiement d'un discours philosophique énoncé de l'extérieur de la singularité de cette trajectoire universalisée, ne puisse se révéler comme discours proprement philosophique que dans l'occurrence d'une coïncidence qu'il saura ou pas effectuer avec cette dite trajectoire advenue. C'est ce que souligne Ndaw, en recourrant, au contraste exemplaire de deux cas-conséquences de cette situation de fait. Ces deux cas qui se posent en s'opposant sont celui de l'Afrique et de l'Inde. Dans le premier comme second cas, la possibilité ou l'impossibilité de la coïncidence réfère à une problématique de la rencontre avortée ou féconde. Alassane Ndaw explique ainsi que les deux aires historiques et culturelles de l'Inde et de l'Afrique ont déterminé des situations philosophiques différentes. Que, si les vieilles sagesses de l'Inde ont pu constituer une matière à dialoguer, pour ses philosophes modernes, dans le cercle sélectif de la philosophie contemporaine, avec leurs homologues occidentaux, dans le cas africain cette perspective se révèle bien plus improbable et même impossible.


Dès lors, la perspective du développement d'une pensée philosophique en Afrique est-elle compromise, ce faisant ? L'auteur insiste, en tous les cas, sur la difficulté. Difficulté, note-t-il, que certains ont cru devoir vaincre, dans la tentation de l'immersion totale et sans appel du sujet philosophant africain dans la pratique de la philosophie occidentale. Pour Ndaw, toujours, contre ce renoncement à la tradition et au formatage du sujet africain, il importe de se dresser.
Pour autant, nous semble-t-il, Alassane Ndaw ne cesse de réaffirmer un fait qu'il considère capital, et qui est que le sujet africain en question aujourd'hui, est bien un sujet moderne, en contemporanéité d'objets et de formes d'interrogations dont il ne peut, d'aucune manière, être comme étranger. Il lui importe dès lors non seulement de penser la modernité du sujet africain, mais également sa situation à l'intérieur de cette modernité et en rapport avec son héritage traditionnel qu'il ne saurait non plus faire passer par pertes et profits. L'enjeu n'est pas seulement de l'ordre du refus de la perte d'identité, mais tout également, de l'instauration voire l'invention d'un véritable dialogue universel. Il devra alors s'agir, d'une part pour le sujet africain d'aujourd'hui de se poser la question "
de savoir sous quelle forme se préciserait l'Actualité du message spirituel de l'Afrique devant la conscience que l'on appelle " moderne " " ! Et pour l'Occidental, sans doute, de comprendre que " le dialogue véritable suppose la reconnaissance de l'autre à la fois dans son identité et dans son altérité " !

Mais essayons de suivre toujours Ndaw dans ce que pourrait être ce travail, que nous pourrions qualifier de préparatoire, par le sujet philosophant africain, à la naissance d'une véritable et authentique philosophie africaine à la fois dans le continent et en rapport avec la situation philosophique contemporaine.

Ainsi pour Ndaw, le fait que le projet philosophique en Afrique doive, d'une certaine manière, coller à la tradition est d'autant plus légitime qu'en propre, l'histoire et la réalité même de l'activité philosophique renvoient à la figure géométrique de la " réflexion ", une conversion en somme, ou autrement dit " un retour à soi " ! Tout comme également, ce projet philosophique en Afrique doit, chemin faisant, sécréter le sujet de sa propre mise en forme ou mise en écriture. Sujet qu'il lui importe de définir d'emblée comme un soi, donc une personnalité, rendu à lui-même. Et l'on ne peut manquer ici de faire allusion à la définition que Frantz Fanon donne de cette personnalité du nègre aliéné en l'évoquant sous le vocable de : faux moi, fissuré ! Au total, l'entreprise de recouvrement d'une parole philosophique en Afrique sera aussi pareillement une entreprise de recouvrement de plénitude d'un sujet ou d'une conscience amputée auparavant.


Recouvrement venons-nous de dire, mais l'expression prête à confusion, car pour Alassane Ndaw il ne s'agit pas d'aller à la pêche de discours philosophiques qui ne demanderaient qu'à être capturés, mais bien de créer (il utilise lui-même le mot création) quelque chose qui n'existe pas encore.
Encore une fois, le fait que cette chose, ici bien entendu la philosophie africaine, n'existe pas encore, n'est, et Ndaw insiste, d'aucune manière la preuve de son impossibilité, et ne doit, tout comme par ailleurs, être la justification d'un quelconque projet d'occidentalisation de tout élan philosophique en Afrique. Ainsi, au total, pourrions-nous dire avec Ndaw, si cette philosophie africaine n'existe encore pas, c'est que, jusque-là, l'on n'a cessé d'être sourds et aveugles aux choses, c'est-à-dire, " les faits ordinaires de la vie quotidienne des Africains " qui pouvaient nous y conduire !
Un ratage donc de la parole qu'il nous fallait prendre en compte ; parole sacrifiée sur l'autel du triomphalisme de la rationalité sélective et discriminatoire. Ce dernier point est pour lui l'occasion de montrer combien des auteurs essentiels et époques fondatrices de la pensée occidentale contemporaine, ont préparé la surdité et cécité dont nous avons fait cas. (Nous y revenons plus loin).


Mais puisque les mots de raison et de rationalité sont évoqués, il importe d'insister probablement sur la manière dont l'auteur les met en perspective dans son raisonnement. L'ordre de la rationalité, explique Ndaw, n'est qu'un ordre advenu, autrement dit tardif, non premier ; et que son déploiement discriminatoire, c'est-à-dire, ne se reconnaissant que seule instance d'explication et de justification de la totalité de l'expérience humaine est d'autant plus indu qu'à l'origine et, d'une certaine manière, aujourd'hui encore, cette expérience humaine a revêtu une multitude de dimensions.
Convoquant, en effet, plusieurs auteurs, Ndaw souligne combien cette expérience a pu à la fois être inséparable de dimensions magique, fétichiste, fabulatrice, mythique, animiste, etc. ! Si bien que l'option évolutionniste mettant la fonction rationnelle au terme d'une logique graduée de développement de la conscience humaine est rejetée de façon véhémente au profit d'une option de l'actualisation circonstancielle de qualités ou facettes diverses constitutives d'une seule et même chose : l'esprit humain. Alassane Ndaw rejette ainsi cette sorte de division internationale caractériologique qui hier comme aujourd'hui confine toujours l'Afrique dans les limbes de la raison. Il note "
Quoi qu'il en soit, il nous faut rejeter l'idée d'une Afrique entièrement irrationnelle, mystique et confuse. L'Afrique, comme les autres continents, s'est faite au moyen d'un processus d'antagonismes et de différenciations, et, à la structuration de ce processus, ont contribué des forces rationnelles et irrationnelles ".

Il faut penser donc la pluralité, et dans une certaine mesure même, penser dans la pluralité ; mais, ce faisant alors, qu'en sera-t-il, quant à sa pertinence, à la fois du maître-mot et objet même, de sa réflexion : " la pensée africaine " ? Pour Ndaw l'idée d'une pensée africaine, au sens d'une souche matricielle commune qui subsumerait les diversités ça et là enregistrées sur le continent, est largement et raisonnablement défendable : " Il est apparu, note-t-il en effet, un certain nombre de présupposés communs à la plupart des sociétés africaines, qui commandent la genèse de leur conception du monde, une conception qui, dans son origine, ne doit rien au savoir de l'Occident. L'Afrique traditionnelle a su conserver et transmettre, d'âge en âge, un lot de certitudes issues peut-être d'un même enseignement, d'une même tradition ".

L'auteur va étayer ces indications dans la poursuite de son raisonnement, notamment à travers un ensemble mis à jour de similitudes dans les pratiques rituelles et croyances mythiques telles que rapportées par les ethnographes d'un peuple à un autre sur le continent. Mais cette citation est également intéressante, notamment dans la proposition suivante qu'elle recèle et qui permet d'investiguer la nature et le statut théorique de cette pensée africaine : " une conception qui, dans son origine, ne doit rien au savoir de l'Occident. " ! Avec cette dernière proposition en effet, l'on touche du doigt des conséquences importantes. Tout d'abord, le caractère immédiat et nécessaire de la philosophie en Afrique est remis en cause (même si le propos peut être nuancé, notamment en se référant à la page 62, entre autres)!

Ndaw fonde à l'intersection de deux postulats cette conséquence majeure qui marque un positionnement par rapport aux thèses des europhilosophes qui en appellent eux aux armes miraculeuses de l'Occident dont la Science et la Philosophie. Le premier postulat est que sous sa forme contemporaine la mieux répandue, c'est en Europe que la philosophie bien comprise a " surtout sa vie propre et son progrès ". Le second postulat est que cette discipline entendue sous cette forme repose fondamentalement sur un travail d'abstraction et un certain nombre d'attendus dont la " critique de sa propre méthode " et la valeur " agnostique et rationaliste " constituant autant de dimensions qui finissent par provoquer cette situation que décrit Ndaw.
Pour lui, alors, de deux choses l'une : soit convenir que "
Ce qu'il est convenu présentement d'appeler " philosophie africaine " n'est rien d'autre que la tentative de donner un fondement conceptuel à la vision de la réalité propre aux peuples d'Afrique " [(réalité qui au demeurant a t-il expliqué ne s'exprime pas, c'est-à-dire, ne se communique pas, mais seulement se saisit dans la pratique ; elle est à l'origine donc en deçà ou au delà du discours) cf. p. 60]. Soit admettre l'inadéquation du mot de philosophie pour rendre compte de la pensée africaine et dans lequel cas précise-t-il : " Et si le mot philosophie pose des difficultés insurmontables, nous tenterons de mettre en évidence, à l'intérieur de la pluralité des formes et des niveaux du discours africain, cela même qui serait l'équivalent du discours philosophique, tel qu'il est déployé dans l'espace culturel de l'Occident " (p. 61).


Une fois de plus et pour conclure sur ce point, la pensée africaine, dans un rapport d'immédiateté et de nécessité, n'est ni encore, ni tout à fait de la philosophie. Pour Ndaw, le discours ethnologique comporte un abus de langage et appelle " philosophie " une réalité qui ne l'est pas. Cette disposition langagière est pour le moins une erreur qui peut avoir des conséquences importantes. Elle empêcherait la philosophie de se réajuster en Afrique afin de ne pas mutiler l'homme africain inscrit dans la totalité d'une expérience totale du monde, au contraire du sujet occidental ayant d'une certaine manière renoncé à cette totalité au profit d'une exclusive " partie de son corps " : sa raison.
Ce souci de la plénitude, a expliqué longuement Ndaw, de prise en charge de ce qui n'est pas de la raison, en son être et dans son expérience du monde, n'a rien qui justifie les regards jadis dégradants d'un auteur comme Hegel, qu'il cite auparavant. Il s'évertue ainsi à mettre en perspective deux tendances sur lesquelles nous avons largement déjà insisté ; la première porte sur la plénitude originelle et la seconde sur des poussées de plus en fortes visant à bousculer la rigidité actuelle de l'ordre philosophique, pour le rendre plus poreux à d'autres types de souffles qu'il avait jusque-là ignorés. Cette situation est d'autant plus particulière que l'Afrique, de fait, s'y révèle, dans toute la mesure où elle a pu échapper à l'assimilation philosophique occidentale, comme un indicateur de renouvellement des perspectives philosophiques contemporaines et à venir.

Dans ce champ de l'échange et du dialogue sous un mode véritablement universel que pourrait alors être la philosophie, Ndaw circonscrit déjà les contours de ce que pourrait être une contribution africaine. D'abord, il évoque la situation philosophique particulière de l'Afrique qui d'une certaine manière la fait échapper à ce qu'il considère comme les considérations les plus dures qui frappent l'entreprise philosophique contemporaine : " Il nous a semblé que la pensée de l'Afrique échappe à un certain nombre de critiques adressées à la philosophie issue de la tradition de l'Occident, car elle n'identifie l'homme ni avec la certitude du Cogito, ni avec la déduction transcendantale, ni avec le savoir absolu, ni avec aucune forme de la subjectivité ". Ensuite, un retournement heureux des perspectives de la philosophie actuelle serait, conséquemment, bien envisageable si un intérêt plus poussé sur la situation philosophique en Afrique s'amorçait. En effet, souligne-t-il " La donation de sens révélée dans la parole africaine permet, selon nous, de dépasser l'opposition traditionnelle du sujet et de l'objet ; elle révèle, en les actualisant, les possibilités de l'être humain, non pas dans la domination de la nature par l'action technique, mais par l "affirmation d'une réalité théologique et cosmologique qui englobe et commande l'existence ".
Mais ce programme possible de renouvellement de la philosophie contemporaine, par le détour sur une possible philosophie africaine ne va pas de soi. Car l'entreprise de mise en formules conceptuelles de la pensée africaine qui doit précisément générer cette possible philosophie, est riche du piège qu'en voulant y parvenir, on risque que de mieux s'en éloigner. Ce qui est posé ici comme problème c'est l'inadéquation de départ déjà soulevée plus haut entre d'une part les moyens linguistiques (concepts généralement forgés dans la naissance et l'évolution de la philosophie occidentale) de l'entreprise, et la nature des réalités qu'ils sont censés subsumer (décrites par Ndaw, comme étant fondamentalement différentes de cette philosophie occidentale).

Cependant, et c'est là, où Ndaw, de nouveau, revient sur la nécessité qu'auparavant il avait discuté et semblé remettre en cause d'une philosophie en Afrique ou pour l'Afrique. La philosophie pourrait ou devrait ainsi être un moyen, un instrument aux services des Africains pour vivre avantageusement leur contemporanéité. Dans cette optique, Ndaw semble alors lui assigner deux niveaux de tâches ou de fonctions : un premier de communication et un second d'organisation du savoir. Aussi souligne-t-il : " Mais, nécessairement, pour nous faire comprendre et nous comprendre nous-mêmes, nous sommes amenés à lire les données de la pensée traditionnelle avec les idées de notre temps et à leur poser des questions que nos ancêtres ne se souciaient guère d'évoquer ". Et dans le second niveau, il poursuit simplement : " Le besoin actuel de philosophie, en Afrique, s'explique parce que l'expérience africaine, l'histoire africaine ont besoin d'être dévoilées et articulées dans un langage ordonné afin qu'elles soient manifestes et que leur vérité soit saisie dans le vaste horizon de la totalité " !


Au total, l'idée donc de nécessité d'une philosophie africaine est acquise, et Ndaw la pose en terme de " besoin justifié " ; mais l'expression, outre les difficultés qu'il a soulignées ne va pas sans quiproquo, et l'oblige à se déterminer par rapport au débat entre ethnophilosophes et europhilosophes (il n'est peut-être pas superflu de souligner que Ndaw semble ne pas aimer trop ces deux expressions ; la première, il donne l'impression de ne l'employer que par défaut, et la seconde il rechigne carrément à utiliser l'expression). L'on a déjà vu, que pour Ndaw, une vision du monde n'est ni encore ni tout à fait de la philosophie, et que sous ce rapport, la production ethnophilosophique, retenue comme oeuvre de philosophie, ne l'était guère.


Alassane Ndaw montre qu'il est en conséquence loisible d'acquiescer à la critique des animateurs du courant europhilosophe qui ont ouvert des brèches importantes dans le sens de la remise en cause d'une extension indue du sens et de la pratique de la philosophie. Mais, il prend, tout de même ses distances avec ce dernier courant qui pousse la critique jusqu'à nier la pertinence d'une philosophie qui ne devrait sa raison d'être que dans le particulier et non justement dans son refus. Il importe de voir là que tout le raisonnement de Ndaw qui justifie un besoin de philosophie en Afrique repose sur cette dimension de la particularité à reconnaître et à prendre conceptuellement en charge! Il nous semble inutile de rappeler encore combien pour Alassane Ndaw la philosophie contemporaine n'est qu'une philosophie occidentale qui repose sur une vision occidentale du monde ; et qu'ensuite la notion même de particularité qui ici réfère à l'idée de spécificité africaine n'est pas tant fermeture et refus d'universel. Car, note t-il "
La pensée humaine est universelle dans ses fins et particulières dans ses formes ".

Pour conclure et tenter un ultime résumé, Ndaw a cherché, finalement, à mettre en place un certain nombre de considérants qui tous ensemble, finissent par constituer un véritable manifeste vers la philosophie africaine. Laquelle philosophie, note-t-il, n'est aucun prolongement mimétique d'une philosophie qui a forgé ailleurs ses lettres de noblesse, mais plutôt effort de création à partir des " thématisations des WeltanSchauungen africaines" d'une part et d'autre part d'une volonté d'inscrire l'exercice philosophique sur le continent dans une réelle " autonomie et (...) technicité ", c'est-à-dire, par delà le simple exercice de style. Pour l'auteur la réalisation de cette intention programmatique souffre d'urgence, car l'Afrique a besoin de se réconcilier avec elle-même en s'ouvrant mieux et plus avantageusement à son héritage traditionnel, qui est sa marque, la mesure de sa manière d'habiter le monde et en dehors de laquelle, comme il semble présentement en être le cas, elle ne pourra ni " se comprendre, encore moins se faire comprendre " !

   
       
   

LE SENS D'UNE PRISE DE PAROLE

Dans cette deuxième partie, nous tentons de mettre en relief quelques éléments dans le texte de Ndaw qui restituent l'oeuvre à son contexte d'écriture, à la tradition intellectuelle qu'il prolonge, aux positions à la fois intellectuelles et politiques qu'il semble défendre.

Dans l'exposé des motifs de sa prise de parole, l'auteur marque sa distance avec ce qui lui semble constituer un certain extrémisme estudiantin qu'il croit présenter le péché d'ambitionner une rupture avec les humanités occidentales. La fin des années 60 et le courant des années 70 voient en effet au Sénégal un mouvement revendicatif fort qui agite dans tous les secteurs le mot d'ordre d' "africanisation des cadres " et, pour l'enseignement, " des programmes ". Mais pour Ndaw, cela qui est présenté par cette rébellion de la jeunesse comme une " entreprise d'aliénation culturelle ", constitue au fond le moyen de faire gagner aux humanités africaines que l'on appelle de si bon coeur, leur place dans le jeu de l'universel et de la démarche proprement scientifique et philosophique. Il doit être clair, ce nous semble donc, que pour Ndaw, il y a une impossibilité de s'affirmer, à ce jour et dans le monde actuel, au plan scientifique et universel en dehors des humanités occidentales. Il conçoit certes comme " indispensable " et " nécessaire " l'entrée, dans les programmes universitaires, des traditions africaines, mais tient bien à noter que celles-ci n'atteindront une authentique dignité philosophique qu'en étant confrontées à ce qu'il appelle la " condition de toute expression philosophique de la pensée négro-africaine " et qui est la confrontation, dit-t-il toujours, avec " les grands textes classiques devenus le patrimoine commun de l'humanité tout entière " !

Pour autant, l'auteur reconnaît bien l'existence d'un fait qui serait " une vision ethnocentriste de l'histoire culturelle du monde et de l'hégémonie des processus culturels européens " dont Hegel, souligne-t-il, aura été un parfait formulateur. Considérations qui le poussent même à endosser le manteau du polémiste. Ce que l'on n'arrive pas tant à comprendre, note-t-il alors, dans la pensée des primitifs, et qui leur vaut tant de déni, n'est pourtant pas autre chose que des manières de résoudre les mêmes problèmes se posant à l'humanité sous tous les temps. De plus les voies de résolution de ces problèmes ne s'éloignent guère trop souvent de ce qui est posé comme les origines de la tradition intellectuelle et culturelle, à partir de laquelle elles sont aujourd'hui discriminées ; il suffit d'en passer par Pythagore, Platon, Aristote, etc.. Ainsi autant le mot " négritude " a élargi l'horizon politique culturel intellectuel du nègre, autant laisse penser Ndaw, la notion de prélogique, se révèle convenir " à une analyse plus approfondie de la connaissance et de la raison ". En somme, le discours dépréciatif, lui-même, pousse plus loin les frontières de la connaissance comme dans un mauvais inattendu ! Les thèses de Lévy-Bruhl vont ainsi se révéler comme des instruments de choix dans l'approche de ce l'on va considérer comme le système de connaissance négro-africain ou archaïque de façon générale selon l'auteur qui en parle comme d' " aperçus étonnamment révélateurs ".

 

La critique des thèses différencialistes telles qu'elles s'expriment chez Hegel, ou encore Lévy-Bruhl est vive chez Ndaw, pour autant, il n'en considère pas moins l'existence de différences qui se donnent comme évidentes entre la science au sens occidental du terme et la pensée négro-africaine, de sorte que l'on puisse soutenir que chez Ndaw la différence n'est culpabilisée que dès lors qu'elle se formule en termes de dichotomies étanches. Pour lui, en effet, il y a un même problème qui est celui de la connaissance, son objet, sa démarche, son but, qui est posé partout à l'homme et que celui-ci a pris en charge dans une histoire qui ici en révèle deux trajectoires. C'est justement pour cette raison qu'il établit une sorte de tableau comparatif exprimant les particularités des modes de connaissance caractéristiques des univers occidental et africain, mais sur fond de continuité de l'esprit humain.

 

L'ensemble de ces considérations, fait que d'emblée Ndaw se confronte à deux questions à régler : la valeur de scientificité de son objet, qui doit être le garant et le conducteur au nécessaire dialogue de l'universel, et d'autre part la question de l'unité première ou dernière qui fonde à penser l'idée d'une " Pensée africaine " ! L'Africanisme comme science et la notion de " culture spirituelle " comme fondement d'un exister africain vont être les leviers décisifs de son raisonnement.
L'Africanisme semble avoir chez lui, au moins, une triple direction de signification. D'abord, le discours de l'intérêt scientifique et culturel du savoir de l'Occident sur l'Afrique, ensuite la matière à partir de laquelle le sujet africain construira ses éléments de partition du dialogue auquel invite l'auteur (il parle d'approche externe et interne), enfin la propension de ce même sujet africain à être comme constamment arrimé à son identité d'Africain, son être africain.


Pour autant, l'auteur insiste à plusieurs reprises sur le caractère ambigu de cette identité, en se référant notamment à la notion d' " acculturation ", dont il propose une objectivation. Le sujet africain, en tout cas l'intellectuel, est acculturé donc, soutient-il ; mais, toutefois, poursuit-il, il importe de bien noter que ce n'est pas cette acculturation qui est le problème en soi, mais bien la marque ou touche coloniale qui l'a accompagnée. La part de l'Autre en soi, n'est donc pas congédiée au nom d'une quelconque entreprise de recouvrement de la plénitude de soi ; même si cette dernière entreprise est bien un objet et un programme urgent pour l'auteur. En somme, l'acculturation serait une condition qui nous évite de manquer l'universel, le dialogue avec l'Autre.

Si l'Autre semble immédiatement reconnu et situé, la part de soi par contre, ici la réalité du sujet africain, exige un détour qui paraît corriger quelque chose qui ne va pas de soi. L'auteur met ainsi en branle un important corpus terminologique auquel il assigne la fonction de lui conférer une consistance mentale et matérielle. L'on pourrait citer, entre autres : " unité perdue ", " personnalité spirituelle ", " pensée africaine ", " métaphysique des Négro-Africain ", etc. !
Autant d'expressions dont la récurrence finit par constituer les contours d'un discours de démonstration et d'exposition de la spécificité de l'être africain, sa situation cosmogonique particulière. Ce faisant, il fait ainsi défiler sous nos yeux une considérable production ethnographique, oeuvre pour l'essentiel sinon exclusivement de chercheurs occidentaux, dont les problématiques et thématiques diverses fonctionnent, alors, comme autant de balises à l'écriture de son propre texte. Les tableaux ethnographiques présentant une description d'une pratique ou croyance de tel ou tel peuple d'Afrique se suivent alors imperturbablement, traçant des sillons devant révéler leur unité généreusement postulée (même s'il est vrai également problématisée).

Par ailleurs, et dans une large mesure, il ne paraît pas non plus contextualiser ce matériau, les ouvrages qu'il cite sont pour l'essentiel écrits dans le sillage des premiers travaux et auteurs recensés dans l'ethnographie africaniste. Et, ce qui sans doute interpelle le plus, tout ce qui pourrait ressembler à un traitement dégradant de la personne humaine : dans la manière de rendre la justice, par exemple ; ségrégationniste, dans l'accès inégal aux distinctions sociales et au savoir ; les pratiques rituelles de mises au ban de la société, etc., se retrouve, sans nul autre forme de procès, subsumé sous la rhétorique d'un univers d'emblée donné pour cohérent, inscrit dans une normalité qui n'autorise que sa fidèle reproduction au risque de graves perturbations aux conséquences incalculables.

   
       
   

 

Aperçu critique


Dominique TEMPLE

 

I

Le dépassement de la logique occidentale



Il nous semble nous disait Abdourahmane Seck que « chez Ndaw, certes, il y a le développement de l'idée d'une déperdition de sens provoquée par la traduction ethnologique africaniste des visions africaines du monde ; pour autant il n'en considère pas moins ce matériau ethnographique ainsi mis à jour comme une contribution majeure à la connaissance de ces visions africaines du monde. Cette contribution est pour ainsi dire une trace de ces visions du monde dont, semble t-il, il n'était pas dans leur nature de s'accommoder du discours, mais seulement du vécu - sauf à un niveau élevé dans l'échelle des initiations. Il ne faut pas perdre de vue, que le projet de Ndaw, est aussi de construction d'une différenciation culturelle entre l'Afrique et l'Occident et que ce projet est tourné paradoxalement d'abord contre ceux qui passent, dans son texte, pour des partisans d'une rupture totale avec l'Occident pour bâtir de véritables humanités africaines (le mouvement d'africanisation des programmes scolaires et universitaires) ; et, ensuite, contre tous ceux qui passent, pour lui, pour des Africains marxisants et qui paraissent postuler une négation de toute spécificité africaine et le rejet de toute philosophie qui ne soit d'emblée donnée sous le mode de l'universel. Son souci méthodologique de rectification nous semble bien moins politique que techniciste. En effet, il est dans l'obligation d'en passer par là, pour défendre sa thèse de l'existence d'une pensée africaine avérée, fondement et horizon d'une philosophie africaine à créer. Tout l'effort de rectification de Ndaw vise à défendre cette thèse. Et cette création, note-t-il, n'est ni une thématisation des visions africaines du monde, ni un recouvrement parfait de leur plénitude, mais plus modestement un essai de traduction conceptuelle, afin, premièrement, d'approcher dans la diversité des manifestations de ces visions africaines du monde, la " chose " qui fonctionnerait comme leur trait commun d'identification ; et deuxièmement de constituer un discours qui permettrait de communiquer avec les autres et de se mieux comprendre soi-même ».

Je propose d'essayer d'appréhender ce « trait commun d'identification » et de préciser jusqu'où va la « constitution de ce discours ».

Alassane Ndaw nous dit :

" La donation de sens révélée dans la parole africaine permet selon nous de dépasser l'opposition traditionnelle du sujet et de l'objet : elle révèle, en les actualisant, les possibilités de l'être humain, non pas dans la domination de la nature par l'action technique, mais par l'affirmation d'une réalité théologique et cosmologique qui englobe et commande l'existence. Toute tentative pour interpréter les systèmes de pensée africaine avec les concepts élaborés par la philosophie occidentale s'expose à l'accusation de falsification. Aussi ne doit-on procéder à l'interprétation de ces systèmes qu'avec d'infinies précautions et se résigner à n'en pouvoir donner qu'une vue déformée
Mais nécessairement pour nous faire comprendre et nous comprendre nous-mêmes, nous sommes amenés à lire les données de la pensée traditionnelle avec les idées de notre temps et à leur poser des questions que nos ancêtres ne se souciaient guère d'évoquer.
" (p. 63), (Note 1).

 

Relevons immédiatement cette phrase : " dépasser l'opposition traditionnelle du sujet et de l'objet" c'est-à-dire dépasser le mode de la connaissance occidentale.

Il s'agirait donc d'appréhender le contenu vécu par les Africains d'une façon différente de la façon dont procèdent les Occidentaux. Non que les Occidentaux ne connaissent d'autre mode d'appréhension du réel que la connaissance fondée sur la relation dite objective (sujet-objet) et la logique de non-contradiction. En d'autres époques ils ont en effet développé une appréhension mystique ou religieuse, et l'art aujourd'hui même témoigne d'autres facultés de l'esprit que la connaissance scientifique et technique. Mais les Occidentaux ont développé de façon hégémonique un mode de connaissance dont la logique est la logique de non contradiction et la rationalité celle qu'ils ont reconnue comme dominante dans les phénomènes de la nature.

Le mot " mystère " renvoie donc à ce qui échappe à cette appréhension dite objective mais à une notion d'énigme ou encore de sens ignoré ou perdu. Ndaw paraît l'envisager à ces deux niveaux, d'abord pour désigner le savoir des grands initiés ; ensuite plus simplement le fait que nos instruments langagiers (ceux surtout, note t-il, des langues étrangères) nous cachent une partie du sens de nos expériences du monde.

La méthode de rectification utilisera donc les analyses des ethnologues dans la mesure où de leurs discordances il sera possible d'entrevoir ce qu'elles oublient, masquent ou dénaturent.

A l'issue de nombreuses analyses rectifiant les interprétations des uns (Lévy Bruhl, Lévi-Strauss, Griaule, Bastide, Horton, etc. ) par celles des autres, notamment de Hampaté Bâ, l'auteur reprend et précise la question dans la conclusion du premier chapitre :

" Ainsi, l'universalité de la logique bivalente peut-elle être mise en question dès lors qu'il est possible d'observer des structures de pensée et des méthodes contradictoires dans leurs prémisses et dans leurs conclusions " p. 119

Ce qui vient d'être pensé sous forme négative (l'impuissance de la connaissance objective), s'affirme maintenant de façon positive, comme relevant d'une logique du contradictoire 

Il y a certainement un problème méthodologique non négligeable dans cette phrase. En effet, dès lors qu'il est avéré que nous sommes devant deux logiques différentes, l'on ne doit pas pouvoir rigoureusement convoquer les caractéristiques de l'une d'elle pour apprécier celles de l'autre, même négativement.

Mais nous voici en état d'alerte : le contenu de telles structures de pensée est en lui-même contradictoire puisque défini comme mystère, et comme un donné affectif irréductible à la logique de non-contradiction (le sacré).

Précisons les enjeux implicites de la formule " structures de pensée contradictoires " : une structure de pensée qui échappe à tout déterminisme non-contradictoire peut prétendre se définir comme pure liberté vis à vis de tels déterminismes. On comprend pourquoi dans la première phrase de l'introduction la formule " le dépassement de la logique occidentale " se poursuit par :

" elle (la donation de sens révélée dans cette structure de pensée contradictoire) révèle, en les actualisant, les possibilités de l'être humain, non pas dans la domination de la nature par l'action technique, mais par l'affirmation d'une réalité théologique et cosmologique qui englobe et commande l'existence ".

"Les possibilités de l'être humain" contenues dans ce qui est "contradictoire" est un concept de la philosophie, théorisé sous le nom de "puissance" dans la philosophie aristotélicienne. Mais la manifestation de ces possibilités se présente ici non pas comme une actualisation non-contradictoire de cette puissance (" l'acte " ou " la forme " aristotéliciens par exemple) mais une manifestation également contradictoire puisque contradictoire jusque dans ses conclusions.

Ainsi l'homme n'est pas du monde et ne s'élève pas au dessus des choses en maîtrisant les lois du monde comme l'épervier qui prend de la hauteur et plonge sur le moineau tout en respectant les principes physiques d'inertie, de vitesse, d'accélération, etc., mais il est extérieur au monde (en "l'englobant") et de façon à l'insérer dans son ordre à soi, puisqu'il s'agit néanmoins de lui "commander".

Ce n'est pas par simple politesse que l'auteur a rendu hommage à Lévy-Bruhl en dépit des conditions d'énonciation de ses concepts :
"
Une lecture attentive de l'oeuvre de Lévy Bruhl faisant la part des préjugés de l'époque et des erreurs d'interprétation dues à des sources d'information beaucoup plus préoccupées d'exotisme que de science n'en retiendra pas moins des aperçus étonnamment révélateurs sur les mécanismes propres de la pensée négro-africaine et sans doute de la pensée archaïque en général. L'apport du philosophe à l'essor de l'ethnologie est immense. Sa théorie générale de la mentalité primitive, les notions de mentalité mystique et prélogique, ses notions de participation et de catégorie affective du surnaturel sont encore âprement discutées" (p. 76).

Ce qui pourrait unir ce qui est reconnu comme relevant du contradictoire sur le plan de la logique et ce qui se traduit comme la catégorie affective du surnaturel, n'est pas explicité. Les termes relevant de la logique et de l'affectivité sont ici seulement apposés.

La conscience affective apparaît comme le fruit de la relativisation des contraires, c'est-à-dire d'une négation de la non-contradiction respective de chacun des contraires. Délivrée de toute polarisation non-contradictoire elle pourrait se définir comme une liberté pure. Or, une telle liberté s'affirme ici comme une conscience mystique.

Retenons l'observation de Ndaw : la primauté que certains Africains accordent à une affectivité qui se délivre des contraintes biologiques pour s'épanouir de façon spirituelle.

Les valeurs éthiques peuvent prétendre être l'enjeu de cette conscience affective délivrée de toute contrainte naturelle, mais cet enjeu requiert la participation des individus à des matrices spécifiques où règne la logique présentée comme la logique du "contradictoire" ou encore du "mystère", logique impensable pour toute analyse fondée sur une relation sujet-objet.

L'auteur dit :
"
On peut se demander pourquoi l'Afrique n'a jamais développé ni la logique déductive ni la méthode analytique. Le savoir africain n'a pas le même contenu que l'épistémé d'Aristote. Les penseurs africains traditionnels n'accordent jamais à la réflexion théorique d'autre fonction que celle d'organiser et de justifier cette connaissance toute orientée vers le maintien de la société et la légitimation du système de valeurs qui détermine le fonctionnement de cette société ".

La réflexion théorique africaine peut alors être dite objective de deux façons : les conditions d'existence du système de valeurs peuvent être analysées par la connaissance objective et la logique de la non-contradiction : à ce niveau d'analyse la réflexion théorique africaine peut être dite objective ou rationnelle au sens occidental du terme. Mais elle se réfère à des valeurs éthiques dont l'objectivité doit s'entendre au sens que leur donne par exemple Cassirer (en tant que références pour tous ou qui constituent le Sujet humain en chacun de nous - précisons : non pas sujet dans la relation sujet-objet, mais Sujet en tant que manifestation de l'humanité en chacun de nous).

La méthode de la " rectification " met donc en question le principe logique qui sous tend les analyses scientifiques et philosophiques occidentales, elle met en évidence l'impuissance de celles-ci. Cependant, elle ne donne pas le moyen de suppléer cette impuissance.
Elle souligne que les "analyses" occidentales expliquent tel ou tel événement déterminé, mais ne produisent pas l'avènement d'une valeur éthique comme le font certaines pratiques sociales.

Qu'entendre par pratique sociale ? La société africaine dont parle Ndaw accorde le primat à la relation entre les individus et non aux individus eux-mêmes et protège la communauté c'est-à-dire l'ensemble des relations intersubjectives comme la matrice du Sujet humain, et même comme la matrice de l'individuation de la personne humaine. Nous y reviendrons. Mais pour autant la critique de Ndaw reste négative et demeure encore sans alternative.

Aussi peut-on pressentir une tentation - à laquelle d'autres que Ndaw ont succombé - qui laisse penser, pour paraphraser une autre expression, que l'Afrique aurait le monopole du coeur, tandis que l'Occident aurait perdu le sens de l'émotion. Pour Ndaw, au contraire, le fait que la science et la philosophie se fondent sur la connaissance ne veut pas dire que la pensée occidentale soit dépourvue de compétences affectives, et réciproquement le fait que la pensée africaine choisisse librement de faire des valeurs humaines une part importante de sa motivation ne signifie pas qu'elle méprise la connaissance objective.

 

II

Les structures de base

L'analyse comparée des interprétations ethnologiques occidentales est pour Alassane Ndaw une ressource importante car elle témoigne d'une réflexion sur un contenu qui était appréhendé jusqu'à présent avec une pensée qui ne se résignait pas à se subordonner au primat de la logique de non-contradiction.

L'auteur dit : " A notre avis, la dialectique sociale de l'Afrique ne peut être comprise et dominée sans référence à la compréhension des structures archaïques sur lesquelles sont venues se greffer des structures modernes " p. 67.

Au niveau de la pensée, des valeurs et de la logique qui préside à leur avénement Ndaw a introduit un deuxième niveau d'analyse : celui des structures sociales qui autorisent les hommes à penser. Or la personne africaine se constitue à partir de plusieurs structures de base. Ndaw montre, en effet, qu'au lieu d'être une banque de données, l'individu africain est un carrefour de relations.

"
En Afrique la société est constitutive de la personne qui est impliquée dans une multitude de structures : famille, lignage, village, ethnie, etc. (...). Dès lors, la conscience aiguë d'un état d'insuffisance est vécu positivement au double point de vue social et personnel. Social : la personne sera le lieu de rapports multiples avec autrui. Personnel : elle restera ouverte au temps, c'est-à-dire qu'elle s'accroîtra et s'enrichira, s'épanouira au gré du devenir dans la mesure où il progressera en conformité avec les schémas collectifs qui le sous-tendent " (p. 150).

C'est à partir en effet de ces structures que les sentiments ou idées puis le langage sont choses possibles. Les institutions africaines (initiation, divination, rituels..), précise Ndaw, protègent et pérennisent ces structures de base capables de produire ou de reproduire des valeurs éthiques, et cela depuis les temps immémoriaux.

Ndaw fait référence à une "multitude" de structures de base mais sans spécifier la nature de ces structures.

On n'en saura pas beaucoup plus sur les "schémas" ni sur les "rapports" , ni sur les "structures" dont il parle mais quels sont-ils donc ? Quant à la résultante de ces relations, quant au fruit de ces matrices, il les évoque en donnant la parole à Hampaté Bâ :

"La grandeur et le drame du Maa (l'homme ou plutôt la partie divine de l'homme) viennent de ce qu'il est le lieu de rencontre (souligné par Hampaté Bâ) de forces contradictoires (souligné par Hampaté Bâ) en perpétuel mouvement, que seule une évolution bien accomplie sur le chemin de l'initiation lui permettra d'ordonner, au long des phases de sa vie ".

Nous retrouvons la concomittance, déjà soulignée, entre une catégorie d'ordre logique - le contradictoire qui résulte de la confrontation de contraires -, et une catégorie affective pure - le sentiment d'humanité surnaturel : le Maa que l'on pourrait peut-être traduire ici par l'âme. La conjonction ou le passage entre la confrontation des contraires en des lieux privilégiés (carrefours de relations) et la naissance de l'esprit humain sous sa forme affective la plus pure (le sentiment surnaturel d'une liberté absolue vis-à-vis de la nature) n'est pas plus explicité que précédemment.

Le Maa comme milieu entre les contraires (la médiéré aristotélicienne !), voici ce qui est produit dans le carrefour des relations contradictoires, le Maa dont nous parle Hampaté Bâ d'un point de vue philosophique, cette médiété entre les contraires, résulte ici nécessairement de relations de réciprocité entre les hommes, car seules les relations de réciprocité peuvent réaliser des situations contradictoires entre les individus qui leur soient communes. Ce sont dès lors les structures de réciprocité qui sont les sources de leurs sentiments et de leurs valeurs de référence.

Pourtant, Alassane Ndaw ne nomme pas le principe de réciprocité.

Quelles sont donc ces relations, comment les nomme-t-il ? L'auteur nous répond : " nous (en) parlerons plus loin ".

Page 207 il nous dit en effet :
"
L'individu, élément de groupes différents, est le lieu de relations, de rapports multiples et contraires. Il éprouve, à la fois, le sentiment vif de l'autorité au sein de la famille et de l'égalité au sein de la classe d'âge. (...) La même chose se produit au plan politique et religieux. Comme dans la vie les contraires coexistent partout dans l'organisation sociale, la vie affective, les échanges entre individus, vivre et réaliser la contradiction, voilà bien le trait fondamental de la pensée africaine calquée sur le réel et qui perdure à travers tous les types de groupements (souligné par nous)".

Peut-on proposer une logique des organisations sociales africaines ? Pour pouvoir en dire quelque chose, Ndaw veut avoir recours à une philosophie adéquate, c'est-à-dire ici à une philosophie africaine. Mais il ne met pas encore à jour ce discours, se contentant d'en indiquer l'importance et l'urgence.

Ndaw, en effet, n'en dit pas plus. Nous étions avec cette ciation sur les relations et le contradictoire dans les dernières lignes du chapitre qui traite des relations sociales.

   
       
   

DEBAT

P. B. K.

On a parlé de l'individu par rapport à tout un système de relations. Est-ce que ce phénomène qui est avant tout une représentation que l'individu se fait de la société dans laquelle il vit ne crée pas un risque de globalisation ? Et à la limite est-ce que c'est normal d'aborder la question sous cet angle de l'ethnophilosophie africaine ou européenne. Est ce que cette globalisation n'est pas arbitraire ?

A. Seck

Á un premier niveau d'interprétation, au niveau de la réciprocité, Ndaw parle d'un réseau de relations multiples. Je laisse cette question qui intéresse Dominique.

Á un second niveau, celui plus littéraire qui est en rapport avec la pertinence des mots comme celui de philosophie, pensée africaine, etc.., il faut aussi répondre selon des niveaux d'analyse différents et les réponses peuvent se tourner le dos momentanément. Ndaw commence par dire que la philosophie a un sens propre et que tout n'est pas philosophie, que la pensée africaine que nous expérimentons tous les jours objectivement n'est pas la philosophie mais que cela ne veut pas dire qu'il n'est pas possible de faire de la philosophie avec ça mais qu'il faut aller vers la philosophie ; et alors il en profite pour critiquer un certain nombre de considérations (considérations des ethnophilosophes) parce que lorsque l'on parle d'ethnologie c'est surtout de recherches d'ethnographie sur lesquelles on a fait un certain nombre de synthèses - qui ont été présentées comme étant de la philosophie africaine - dont on parle...

Ce rapport avec la littérature de dénégation (vous n'avez pas de pensée, vous n'avez pas la raison, pour cela on va vous initier...), lorsque les Africains reprennent la parole et s'inscrivent à nouveau dans le sens de l'initiative historique, ils disent : Non ! attention ! Nous avons une pensée et une philosophie, etc... Il y a donc un amalgame qui se produit à ce niveau-là et que Ndaw essaie de rectifier. Il prend ses distances avec ce qu'il appelle une rébellion estudiantine. Le programme, ce n'est pas tant de dire : on veut en finir avec les concepts de... etc..; et proclamer une philosophie africaine à tout va. Il dit : ce n'est pas ça ! Mais il y a quand même des choses qui existent et sur lesquelles il est possible de produire, de faire de la philosophie, et il dit qu'on ne peut pas ne pas faire de la philosophie car quelque part c'est un manière de nous comprendre nous-mêmes et parce que l'on est dans un temps où l'on est obligé de dialoguer avec tout le monde, un temps de contemporanéité, et que d'une certaine manière cela va passer par la philosophie.

D. Temple

Lorsque Ndaw oppose la philosophie occidentale fondée sur la relation objective à la pensée africaine ou à la pensée tout court on se demande si son défi ne relève pas de l'impossible : comment la pensée pourrait-elle s'appréhender elle-même sinon par la réflexion philosophique ? Certes, en Europe, la phénoménologie est une tentative de relever ce défi. Par rejet de l'horizon objectif de la conscience et rétractation de la réflexion sur sa source vive puis par retenue de son énergie en deça de toute réflexion objectivante, la phénoménologie découvre au terme de son expérience une conscience affective toute pure qui ne peut rien dire d'autre d'elle-même que se manifester dans sa lumineuse simplicité. Le défi donc tourne court.

Mais Ndaw emprunte une autre voie : il ne sépare pas la conscience de son expression par la parole et donc d'une réflexion objective mais il conteste qu'il n'y ait qu'une seule voie d'actualisation de la conscience. Il relève que les Occidentaux ont développé une représentation à partir du schéme de l'opposition, une opposition corrélative : ce qui fait sens selon la théorie occidentale c'est l'opposition des termes corrélés. La rationnalité occidentale est analytique.

Or, il est possible de développer une autre appréhension logique : à partir du déploiement du facteur de corrélation des termes opposés : c'est ce facteur d'union qui intéresserait Ndaw parce qu'il donne naissance à ce que l'on pourrait appeler la parole d'union. Et ce processus serait un phénomène tout aussi important que celui de la pensée analytique.

Ndaw découvre donc à partir de cette parole d'union ce phénomène de globalisation qui tend à absorber l'individu comme le sujet d'une d'une objectivité globale ou d'une représentation collective et le conformer aux exigences d'une totalité qui peut faire disparaître sa singularité mais qui n'est donc pas quelque chose d'arbitraire.

On pourrait lui faire grief de conforter quelque chose qui peut nous apparaître comme dangereux pour l'individu. Mais ce que propose Ndaw c'est justement une réflexion de cette pensée globalisante sur elle-même afin qu'elle prenne la mesure de son processus, c'est-à-dire qu'il suggère d'élaborer les catégories de la pensée justement pour éviter que en l'absence d'une réflexion philosophique, elle ne risque d'être prisonnière d'une polarité aveugle et dictatoriale.

En quoi consiste cette parole d'union qui enferme chacun dans une totalité sur laquelle l'individu n'a plus aucune prise ? Quelle est sa fécondité mais aussi quelles sont ses limites ou ses aliénations ? Ndaw voit dans cette parole une source de richesses considérable mais dans la mesure où la philosophie s'en occupera et ne la laissera pas se constituer en pouvoir, en pouvoir religieux notamment.

Ndaw est sur le chemin de créer une philosophie qui s'inquiète de ce que la philosophie a abandonné à l'expérience religieuse. Et pourquoi s'en inquiète-t-il  ? Sans doute parce que (en Afrique) le religieux n'est pas séparé du politique dans la vie quotidienne et imprègne toutes les activités humaines. Il dit en somme : si l'on analyse nos sociétés avec les seules catégories de la philosophie occidentale et sans tenir compte des catégories nécessaires pour rendre compte de cette parole-là et bien on mutile notre pensée. Oui, il y a là un programme philosophique important.

Maintenant le problème de l'individuation, c'est un autre problème.

Chaque structure de base crée un sentiment commun à tous ceux qui participent à cette structure, mais ce sentiment d'appartenance à une communauté n'est pas une violence faite à l'individu, c'est au contraire un processus de libération. L'individu est moins riche de valeurs avant d'entrer en relation avec autrui qu'après. L'individu s'enrichit en effet des valeurs créées par les structures de base. L'individu sans société ne se définit que de façon biologique et l'individu primitif, l'individu seul, c'est l'animal. S'il veut acquérir une conscience humaine, être habité d'un sentiment d'humanité, il lui faut nécessairement se mettre en relation avec autrui et selon certaines structures car ce n'est pas n'importe quelle relation qui peut lui donner ce sentiment d'humanité.

Plusieurs structures peuvent concourir qui engendrent chacune un sentiment d'humanité différent (sentiment de responsabilité ou encore sentiment de l'amitié ou encore celui du respect, etc.). Et plus l'individu participe de ces différentes structures et plus il construit une humanité puissante qui devient, et cela est important, son propre Sujet. Le Sujet en question n'est plus le sujet biologique, une actualisation de l'animal qui défend son intérêt vital, non, c'est un autre Sujet, celui de la parole qui peut exprimer les sentiments de l'humanité, et dans la réciprocité cette parole dit un sens qui est sens à la fois pour chacun et pour autrui. Et plus la parole a de sens, c'est-à-dire plus en amont de sa proclamation elle puise à de nombreuses relations de réciprocité, et mieux ça vaut pour tous. On ne peut donc pas dire que les structures de base qui interfèrent en relations mutiples risquent d'étouffer l'individu.

Certaines d'entre elles sont au contraire non seulement la matrice du Sujet humain en tant qu'humanité et en tant qu'être parlant mais elles sont aussi la matrice de ce que l'on peut appeler l'individuation du Sujet. Il faut reconnaître qu'il existe des structures de base qui favorisent l'avénement du Sujet humain sous forme indivise (par exemple le partage, ou encore la réciprocité centralisée que l'on appelle aussi la redistribution) auxquelles il semble que Ndaw porte une attention particulière. Mais il existe aussi des structures de base qui favorisent l'individuation du sujet, comme par exemple la structure de réciprocité généralisée qui donne naissance au marché de réciprocité et qui crée une valeur éthique importante : la responsabilité. Dans cette structure, la réciprocité des uns vis-à-vis des autres provient de la multiplication de la relation de chacun vis à vis de chacun, c'est dire que la constitution du Sujet n'est pas simplement le fait que tout homme est homme dès qu'il participe à la réciprocité avec autrui, mais que dans le choix de chacun de faire face à quiconque la situation de médiété doit être assumée à titre individuel. On peut même aller plus loin : il y a dès lors mobilisation de circonstances qui individualisent l'individuation. La responsabilité n'est pas seulement le fait que chacun exprime sa liberté dans le respect de celle d'autrui mais le fait de faire valoir les dons qui lui sont propres au bénéfice d'autrui.

S.B.N

Dominique parle d'une affectivité délivrée de toute contingence biologique ou matérielle. Si je comprends bien, c'est quelque chose d'extrêmement pur et qui quelque part implique la notion de réciprocité. La notion de yëk par exemple en pays Serrer : quelqu'un qui s'en va de chez lui et qui vient chez toi, tu dois le traiter comme un prince parce qu'il a risqué sa vie pour venir te voir. C'est une affectivité qui à mon sens n'a pas de contingence matérielle mais qui est question de yëk-yëk je ne sais pas comment traduire yëk-yëk : c'est sentir le sentir de l'autre, c'est sentir l'autre comme soi.

A. Seck

Je pense que la philosophie par l'acception du mot souci peut rendre compte de yëk comme une affectivité plus élaborée que ça. yëk, à la base, veut évidemment dire l'affectivité mais ensuite cela veut dire quelque chose de plus fort, car, comme tu le dis, c'est une affectivité liée au souci de l'autre et qui intègre la notion de respect de l'autre, et de s'inquiéter de lui, une dimension éthique justement.


D. Temple

Abdou a montré dans son exposé que Alassane Ndaw dépassait le cloisonnement entre conscience affective et conscience logique parce qu'il voit qu'il existe des structures de base comme celle dont on vient de parler que l'on peut appeler l'hospitalité, structures de base qui engendrent des valeurs que l'on vient de nommer en termes sénégalais : Yëk. Les structures de base auxquelles les Occidentaux ont en partie tourné le dos (pas complètement, les choses sont complexes) mais, disons, au moins provisoirement - les Occidentaux leur ont tourné le dos (partiellement car beaucoup se rebellent contre ça), en Afrique on ne leur a pas tourné le dos. Cela ne veut pas dire que l'on en soit resté là. Ndaw ne s'intéresse pas seulement au vécu des valeurs éthiques. Il analyse le moment où la pensée prend en charge ces valeurs et les mobilise, dans des institutions ou des organisations politiques, sociales, religieuses, etc.. comme références et normes de l'action. Et il observe que la parole africaine prend des chemins qui ne sont pas nécessairement ceux que proposent les analyses occidentales. Elle en prend d'autres dont il dit qu'ils sont même plus importants. C'est là que deviennent nécessaires les catégories qui permettent d'appréhender les choses par cela qui les unit plutôt que par ce qui les oppose, catégories qui n'existent pas dans le répertoire de la philosophie occidentale. Il n'existe pas de philosophie, constate-t-il, qui puisse dire toute la richesse de la pensée africaine, mais il n'existe pas non plus une réflexion de la pensée africaine sur elle-même qui puisse se dire philosophie. Mais c'est vrai qu'on ne voit pas non plus qu'il ait fait ce travail d'analyse des catégories de la parole d'union, bien qu'il donne de très nombreux exemples où elles pourraient s'employer, de sorte que sa démarche est plutôt celle d'un programme comme le montrait Abdou.

S. B. N.

La parole d'union, c'est très poétique mais que signifie-t-elle par rapport à la parole religieuse : est-ce spécifiquement religieux ou spirituel ?

D. Temple

"religieux" est un terme tellement déprécié que je propose d'éviter toute polémique par le terme de parole d'union, mais "spirituel" est une notion plus large.

Ndaw donne plusieurs pistes pour aborder la question, et il fait une place très importante au sacrifice.
Il décrit le sacrifice comme " l'épicentre de nombre de cérémonies religieuses "
Epicentre ! c'est une bien belle image pour dire qu'il n'est pas la matrice d'origine mais sa projection sur la surface des choses, dans le domaine de la représentation. A partir de cet épicentre les ondes se propagent sur la surface de la terre et sont visibles, c'est-à-dire que les effets du sacrifice sont reportés dans le langage sur les représentations des hommes tandis que les ondes qui viennent du centre sont invisibles. L'épicentre est une projection du centre sur la surface de l'imaginaire, l'épicentre est l'image du centre. Mais quel est le centre de l'épicentre : enfoncé dans les profondeurs, profondeurs indéchiffrables, profondeurs de l'inconscient ou naît la conscience affective, le mystère et le sacré ?

" Il (le sacrifice) est communion (souligné par Ndaw), et réactualisation de l'événement primordial ".

Aucun doute, l'événement primordial, le centre, est le partage qu'il appelle communion (l'union avec - deux fois l'union : la réciprocité d'union).

S. B. N.

Je comprends, mais cette problématique de la communion n'est pas la même que celle du sacrifice. Dans la communion on voit l'eau, le lait n'importe quel élément que l'homme utilise pour sauver sa vie, la communion est ce qui est directement entre toi et moi, une relation sans intermédiation. Le sacrifice est une intermédiation entre le global, le total, le cosmos, et soi, ses voeux, ses intentions concernant sa vie, son amour, sa santé, etc... Généralement dans le sacrifice on voit le sang : le sang est plutôt lié à l'exorcisme. Le sacrifice est un outil.

D. Temple

Il me semble que tu soulignes ce que Alassane Ndaw montre : il y a des structures de base qui forment un premier niveau (celui de la communion par exemple et que tu évoques avec des symboles immédiats : le lait, l'eau...) par une relation sans intermédiation. Elles sont fondamentales, plus fondamentales que ce qui s'en répercute au niveau des représentations. Les représentations des valeurs produites à ce niveau ce sont les génies, les dieux entre lesquelles peut se constituer un discours, et un dialogue qui se situe avec de nouvelles relations que tu dis intermédiées par le sacrifice.

Le sacrifice est une représentation de la structure de base, que l'on reproduit donc pour que se constitue la vie des génies ou du Dieu.

A ce niveau-là, au niveau de la représentation, on rencontre une difficulté majeure : c'est que dans la structure de base on a beaucoup parlé de situations contradictoires, et l'on a dit que l'on créait au milieu des contraires une zone indéterminée, de mystère, où il n'y avait plus de déterminismes possibles, plus de finalités ou fonctions non-contradictoires, comme le sont les activités physiques ou biologiques, mais au contraire une région où ces déterminismes de la nature sont comme écartés les uns des autres pour laisser une plage vierge, une espace ouvert, où vont se révéler des sentiments qui n'existent pas dans la nature, donc surnaturels (par exemple ici le sentiment qui naît de la communion). Voilà, ça c'est donné.

Mais lorsque l'on veut exprimer au niveau de la représentation un tel sentiment, quand on veut le dire donc de façon logique dans une structure de communication, communication verbale ou écrite, alors à ce moment-là on est obligé d'en passer par le jeu des signifiants non-contradictoires que tu as très bien nommés comme l'eau, le lait, le sang. On est obligé d'employer des mots ou des images non-contradictoires parce que le langage humain requiert l'actualisation de la parole, actualisation qui signifie de passer sous le joug de la non-contradiction et de la logique du monde, la logique de non-contradiction. Le sacrifiant est celui qui est capable d'organiser la représentation des sentiments et des valeurs en termes non-contradictoires, dans un langage dont la logique est donc inverse de celle qui régissait les structures de base. Là on créait une situation contradictoire; et ici on fait l'inverse : on s'exprime de façon non-contradictoire.

Ce qui se passe à partir de l'épicentre sur la surface de la terre est donc différent de ce qui se passe en profondeur. L'image peut encore servir : les ondes du centre étaient verticales, les ondes à partir de l'épicentre sont horizontales. Leurs directions sont radicalement opposées.

A mon avis s'ouvre alors une alternative :

Ou bien on va reconstruire le sacrifice dans son esprit d'origine et l'on va créer davantage de valeur : la vie spirituelle. Ou bien on va engager le sacrifice dans une voie tout à fait différente qui est celle du pouvoir. Dans ce cas le sacrifice ne reproduit pas la structure de base mais une relation de non-contradiction : le pouvoir des uns sur les autres. Une telle relation de pouvoir est le contraire de celle qui relativise toute non-contradiction toute force et tout pouvoir au bénéfice de la liberté pure.


C'est très important que Alassane Ndaw ait lancé la réflexion sur ce thème car aujourd'hui il y a des élites africaines qui recourent aux valeurs religieuses des communautés pour plus de vie spirituelle et d'autres qui les instrumentalisent en termes de pouvoir.

Par conséquent une analyse rationnelle de ce qui est en jeu au niveau de cette modalité de la parole symbolique, que j'appelle la parole d'union en attendant mieux, s'impose en effet en Afrique.

 

S. B. N.

Comment l'homme africain accepte-t-il sa position dans l'univers ? L'initié ne conçoit pas la vie à partir de papa et maman... Il la conçoit avant même la conception de son père et de sa mère. Quand tu chemines dans ce processus jusqu'à avoir un père et une mère, la réalité physique et biologique que l'on vit ici ne te coupe pas de l'immortalité antérieure qui fait de toi que tu sois l'individu en question mais un individu dans une communauté que tu as pu choisir quand tu as été créé, comme tu as pu choisir ton père et ta mère, le nombre d'amis avec qui tu vas vivre avant de retourner à l'état immatériel. Mais l'existence dont parle la philosophie n'a pas de sens en elle-même pour celui qui est capable d'être immatériel, de devenir matériel et de retourner à l'immatérialité. Dans le peuple Serrer c'est clair, chez les Diula c'est clair, le rapport à la vie n'est pas celui que, nous, ici, on a dans la réalité. A partir de ce moment, les passages que tu fais (naître-partir-renaître-partir) ne sont pas comptés sinon pour l'immortalité définitive. Dans la cosmologie serrer dans le processus yëk-yëk, dans toutes ses phases, tu peux choisir le degré de statut que tu veux, selon ce que tu apportes à la communauté. A ce moment-là, ce n'est pas le pouvoir qui compte c'est ce que tu donnes, ce n'est pas le pouvoir par rapport aux autres qui compte c'est ce que tu leur apportes, toi, ce que tu apportes à la communauté. Ce rapport à la vie ne pose pas un problème de pouvoir au sens politique mais un problème de spiritualité car moins tu fais de bien à la communauté que tu t'es choisie plus tu perds de pouvoir pour accéder à la vraie vie.

D. Temple

Il me semble que je t'ai suivi. C'est pourquoi dans l'initiation, le rituel, le sacrifice, deux voies s'ouvrent. L'une est le redéploiement de la structure de base qui conduit à la spiritualité pure, à l'entrée dans la sphère de l'immortalité dont tu viens de parler, et l'autre c'est quand l'expérience de la pensée n'est pas capable de se structurer selon le modèle générateur de la valeur, mais actualise son efficence comme pouvoir, de manière à s'exercer pour sa magnificence, pour sa gloire.

S. B. N.

C'est ce qu'on appelle en Serrer le maat. Et tu retrouves dans le pharaonique le même terme avec la même signification.

D Temple

La manifestation pour la gloire a pour contraire l'humilité, l'abandon du pouvoir. Tu disais qu'il faut alors donner plus que l'on ne reçoit et que l'on pouvait mériter un statut d'autant plus élevé que l'on donnait davantage à sa communauté, cela veut dire selon moi que l'on s'investit dans une relation à nouveau contradictoire et qui crée à nouveau plus de vie spirituelle : ce que tu décris comme retour à l'intemporalité requiert le retour de la structure de base, ici la réciprocité de partage. Au contraire lorsque l'on exprime la force de son nom sans le remettre en cause c'est qu'on ne tient plus compte d'autrui, qu'on ne reproduit plus la structure de base au deuxième niveau, et l'on reproduit quoi alors ? On reproduit ce qui existait avant la structure de base, ce qui existe dans la nature. Ce n'est plus le pouvoir du tigre, c'est le pouvoir du chef mais cela revient au même car c'est un pouvoir qui détruit autrui.


Il se présente au niveau du langage l'opportunité d'une alternative comme elle se présentait au premier niveau c'est-à-dire au niveau du réel car tu peux au niveau du réel aussi préférer ton intérêt privé à la relation de réciprocité avec autrui. C'est possible aussi, c'est ce que l'Occident a choisi : l'Occident a choisi plutôt que l'humanité son intérêt privé.

Cette alternative qui existe au premier niveau à tous les instants de tous les jours dans les actes les plus simples de la vie, se retrouve au deuxième niveau quand la parole prend en charge les valeurs constituées. Que fait-on de ces valeurs ?  Un pouvoir religieux ou bien les réinvestit-on pour davantage de vie spirituelle ? Toi, tu as choisi la voie spirituelle mais je pense qu'actuellement en Afrique tout le monde ne choisit pas la voie spirituelle.

S. B. N.

Ça, c'est sûr.

   
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