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Le volet linguistique de l'oeuvre de

Cheikh Anta Diop :

quel héritage aujourd'hui pour le développement de l'Afrique ?

 

Senamin AMEDEGNATO

Contribution au débat organisé par le

Collectif des Africains de Montpellier

Samedi 12 Avril 2003 en hommage à Cheikh Anta Diop


A la lecture du thème et des objectifs du symposium, on ne peut s'empêcher de penser à Cheikh Anta Diop, chercheur, par certains stigmatisé comme chantre hyperbolique d'une négritude triomphante, mais chez qui il faut noter un souci réel de désencombrer les Africains d'une pesanteur héritée des idéologies esclavagiste et colonialiste, afin qu'ils assument pleinement et surtout sereinement leur propre développement. Son oeuvre abondante et pluridisciplinaire (égyptologie, archéologie, anthropologie) convoque très souvent des aspects de la linguistique et vise à mettre en évidence le rôle des langues nationales africaines dans l'éducation, étant entendu par ailleurs que le rôle de l'éducation est déterminant dans le développement des peuples.

Or, nous savons que la langue est l'expression (sans doute la plus achevée) de la culture, ainsi que l'a montré E. Cassirer par exemple. Dans sa présentation à l'édition bilingue de Sur le caractère national des langues et autres écrits sur le langage de Wilhelm von Humboldt, Denis Thouard mentionne : " la diversité (Verschiedenheit) n'est donc pas un vain mot pour Humboldt, mais la constatation que les différentes langues projettent autant de visions du monde (Weltansichten). Cette diversité foncière n'est pas cependant à prendre dans un sens banalement relativiste, mais comme un " don inestimable " ; conséquence de la séparation des groupes ethniques, elle est aussi le moyen de la culture (Bildung) des peuples ; elle est surtout une " diversité dans l'unité ", l'individualisation des langues s'effectuant au sein " d'une universelle concordance ", ramenant à l'unité fondamentale du genre humain " (Humboldt 2000 : 13). Celui que l'on considère en effet comme un pionnier de la linguistique comparée n'a eu de cesse à travers toute son oeuvre, de chercher à réconcilier le jugement logique avec la langue, la culture et l'histoire. Il ouvrit ainsi la voie à une " connaissance empirique de l'homme, à la fois comparée et réfléchie " (Op. cit. : 10) et " accomplit ainsi dans la diversité des langues, ce que Kant avait accompli pour la connaissance objective " (Op. cit. : 11) : refuser d'évacuer l'" autoréflexion " du langage, dont se sert le théoricien pour théoriser, langage qui renferme inévitablement ses incidences subjectives propres. C'est ainsi que la langue, à travers chaque actualisation, revêt un " caractère ". Mais le discours étant fugace, ce caractère se réfugie dans les structures de la langue et les écrits, littéraires notamment, comme trace de ce discours. D'où l'intérêt de la réflexion humboldtienne pour la littérature, " degré suprême d'individuation des langues " (Op. cit. : 114), une individualité historique, parce qu'orientée vers la formation des langues dans l'imaginaire des peuples. " Abstraction faite de l'usage propre à la vie quotidienne, affirme Humboldt, seule l'étude des langues qui possèdent une littérature est importante ; et elle est subordonnée à la prise en compte de celle-ci, - selon le point de vue tout à fait légitime de la philologie -, dans la mesure où l'on peut opposer la littérature à l'étude générale du langage, qui revendique ce nom parce qu'elle aspire à approfondir le langage en général et non parce qu'elle voudrait embrasser toutes les langues, et qu'elle n'y est contrainte qu'en raison de sa finalité " (2000 : 83).

Toutes les langues du monde sont donc concernées, puisque Albert Gérard rappelle que la littérature est " contemporaine de l'homme ", car " de tout temps, celui-ci eut besoin de répondre par l'imaginaire aux questions qu'il se pose sur ses origines et son destin : les mythes sont la réponse qu'il s'invente. Il se soucia de perpétuer par le verbe le souvenir des hauts faits par lesquels il s'est signalé à l'attention de ses contemporains et estime mériter de passer à la postérité : les poèmes panégyriques, les poèmes historiques, improprement appelées légendes, sont la chronique de ses exploits. Il éprouva aussi la nécessité d'assurer la cohésion et la continuité du groupe en transmettant de génération en génération les conclusions de la sagesse accumulée par l'expérience collective : à des niveaux différents d'interprétation métaphorique, le proverbe, la devinette, le conte folklorique répondent à ce besoin " (1984 : 8)

Outre ce rapport entre la langue et la culture, nous savons qu'il n'y a pas de développement sans démocratie ; pas de démocratie sans peuple ; pas de peuple sans langue. A l'heure d'Internet et de la mondialisation, où se repose la question de la langue et du développement, qu'il me soit permis de revenir sur un certain nombre de propositions aussi intéressantes que stimulantes, introduites par Cheihk Anta Diop, mais qui n'ont pas trouvé l'écho mérité. Cette démarche est d'autant plus nécessaire que dans la préface de la seconde édition de Nations nègres et culture, l'auteur concluait : " Puissent les jeunes qui liront ce livre y trouver des raisons d'espérer, en mesurant le chemin parcouru depuis qu'il est écrit " (1979 : 6). Mais cinquante ans environ après ses propositions, on peut se demander ce qu'est la part de cet héritage dans la gestion des sociétés africaines plurilingues d'aujourd'hui.

Ce que je propose ici, c'est donc une glose du volet linguistique de la pensée de Diop à travers principalement trois uvres : Nations nègres et culture (1954 pour la première édition), L'Afrique noire précoloniale (1960) et Parenté génétique de l'égyptien pharaonique et des langues négro-africaines (1977). Une confrontation des pistes ouvertes depuis lors, avec la situation actuelle montre que la perspective a été négligée, mais va aussi, je l'espère, contribuer à réitérer la nécessité de reconsidérer certaines des pistes les plus intéressantes (dans le contexte actuel) dans les planifications linguistiques à venir. Aussi vais-je, avant de présenter les thèses de l'auteur, exposer le contexte historique dans lequel s'inscrivent ses travaux.

 

D'UNE NÉGRITUDE A L'AUTRE : LA FIN DES COMPLEXES


C'est à la négritude qu'il faut se référer pour comprendre la portée, le ton, mais aussi les réticences que suscite la pensée de Diop. Ce mouvement spontanée et explicite d'affirmation de l'identité noire s'est exprimé de manière douloureuse ou agressive, sereine ou triomphante.

Dans la négritude douloureuse, le poète noir, dans un effort de communion avec son peuple et dans le dépouillement maximal, " souffre la passion de la négraille " torturée par l'histoire. Cette passion de douleur révoltée fait se représenter le Noir à ses propres yeux comme l'homme qui prend sur lui tous les maux de tous les hommes, les Blancs y compris. De ce point de vue, les Noirs sont à l'humanité, ce que les Lévy sont au peuple juif, les " justes " du genre humain. Cette douleur, qui semble être un des temps dialectiques que traverse nécessairement tout défenseur de la négritude, a généré toute une poésie de la souffrance. L'écrivain essaie d'assumer deux cultures ; cette négritude est consciente de cette duplicité, exacerbée chez les personnes sensibles par l'éloignement géographique du pays natal ou la tombée en désuétude des valeurs traditionnelles. A noter cependant une certaine peur de perdre sa culture et son âme dans le contact avec l'Occident et ses techniques ; une peur de devenir étranger à soi, d'être aliéné et indéfinissable.

De la douleur à l'agressivité, il n'y a qu'un pas, qui mène à la révolte. C'est là un attendu, surtout si on considère que les préalables sartriens de la révolte sont le constat, l'étonnement et la prise de conscience (celle-là même qui fait souffrir). La négritude agressive et révoltée se caractérise par le reniement de la raison, du Dieu blanc, de la beauté occidentale, des langues européennes. En cela cette négritude est très proche du mouvement surréaliste, par son côté nihiliste hérité de Dada et par son côté provocateur ; une réaction de dépit, qui peut être perçue parfois comme un aveu d'impuissance. Une multitude d'écrivains ont ainsi crié leur colère, dont Léon G. Damas exprimant dans " Soldes ", un poème extrait de Pigments (1978), combien il se sentait " ridicule dans leur CI-VI-LI-SA-TION ". La négritude agressive ambitionne en effet de démystifier le système colonial et de combattre en faveur du droit à l'initiative et à la responsabilité (une autre notion sartrienne) ; mais elle finit par déboucher sur un racisme antiraciste.

Considérant le caractère peu constructif de la douleur et de la colère, une négritude sereine s'efforce d'adopter une attitude apaisante et réconciliatrice. C'est la phase ultime de la dialectique où la négritude découvre véritablement son contenu et se propose de contribuer au dialogue des cultures par son oralité. Léopold S. Senghor ­ Paix à son âme ! ­ est de ceux qui expriment le mieux cette négritude sereine. Certes, il s'est aussi révolté devant la douleur du déchirement et la pesanteur coloniale (il a écrit dans " Poème liminaire " extrait de Hosties noires, " Je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France "). Son Chaka est même agressif, mais le traumatisme cède la place chez lui à un accord conciliant, un exercice d'équilibre qui mène à l'élaboration d'une civilisation de l'universel pour laquelle il plaide (" Ah ! ne dites pas que je n'aime pas la France ", toujours dans " Poème liminaire "). Pour lui en effet, la négritude est présente dans l'oralité : le rythme, l'émotion, le symbole, la palabre, la communion avec la nature, le prestige du verbe, le silence, c'est-à-dire partout.

Partant de la sérénité, il est tentant de basculer dans un triomphalisme caractérisé essentiellement par la revendication de la paternité de la civilisation. C'est précisément ici que s'inscrit l'oeuvre de Cheikh A. Diop, la plus significative de ce point de vue. Il explique en effet dans Nations nègres et culture (1979 : 350-351), comment les Égyptiens, dont il a préalablement démontré la négritude, ont entre autres choses, inventé l'arithmétique et la géométrie (à la faveur de la crue périodique du Nil), la calendrier et l'astronomie (conséquences de la vie sédentaire et agraire autour du fleuve), la médecine (momification pour lutter contre les épidémies de peste du Delta), l'écriture (pour le développement de la vie sociale). Il remonte jusqu'à l'Égypte pharaonique (mère de toutes les civilisations connues) pour exalter le passé précolonial, fierté rassurante pour le présent, pouvant poser les bases d'une renaissance africaine. La négritude triomphante, parce qu'elle veut révéler leurs ressources aux Africains, par la (ré)appropriation de l'Égypte antique, afin qu'ils recouvrent la confiance en leurs propres forces, constitue un véritable catalyseur d'énergie. Cet idéalisme (sur)compensatoire face aux dénégations coloniales tend vers la constitution d'une mythologie. Le ton péremptoire et parfois paroxystique utilisé par l'auteur et qui agace plusieurs personnes, non moins idéologues, trouve son explication dans ce contexte général dominé par le discours colonial, lui-même sous-tendu par le discours esclavagiste qui a précédé. Nous avons le devoir d'aller au-delà des différents radicalismes (pour ou contre) pour interroger l'intérêt substantiel de cette oeuvre pluridisciplinaire.

 

LES THÈSES DE DIOP


Deux livres sont consacrés exclusivement à l'aspect linguistique du questionnement : Parenté génétique de l'égyptien pharaonique et des langues négro-africaines et Nouvelles recherches sur l'égyptien ancien et les langues négro-africaines modernes, ce dernier ayant été publié à titre posthume. Cela ne veut pas dire que la dimension linguistique n'est présente que dans ces deux ouvrages ; bien au contraire. Un tiers de Nations nègres et culture I et les trois quart du volume II, par exemple, sont consacrés à la question des langues. L'Afrique noire précoloniale, ouvrage destiné à la comparaison des systèmes politiques et économiques, est assorti d'un appendice linguistique où sont comparés le wolof et le sérère, plus un complément de grammaire wolof. Mais bien souvent, l'argument linguistique vient renforcer, soutenir, corroborer, étayer une argumentation motivée par le projet initial : désinhiber les Africains en rétablissant des vérités historiques trop longtemps tronquées ou escamotées par le discours dominant de l'époque, afin d'aider à en finir avec la pesanteur des complexes ; afin, comme il l'a écrit lui-même dans la préface à ce même ouvrage, qu' " il n'y [ait] plus lieu d'être gêné " (1987 : 10).

L'oeuvre tout entière est asservie à cette démonstration, qu'elle relève des sciences physiques ou des sciences humaines. Bien souvent, les deux domaines sont d'ailleurs en interaction : les travaux sur le radiocarbone ont aidé dans l'archéologie égyptienne, qui elle-même a motivé une " anthropologie sans complaisance " (sous titre de Civilisation ou Barbarie, 1981).


Les principaux thèmes traités dans son oeuvre sont nombreux et diversifiés, bien que reliés entre eux :


- l'indépendance de l'Afrique ;
- la création d'un État fédéral continental africain ;
- l'origine africaine et négroïde de l'humanité et de la civilisation égypto-nubienne ;
- l'apport de cette civilisation, donc de la pensée nègre, à la civilisation occidentale dans les sciences, les lettres et les arts ;
- l'identification des grands courants migratoires et la formation des ethnies africaines ;
- la parenté génétique entre l'Égypte et l'Afrique Noire ;
- la caractérisation des structures politiques et sociales africaines ;
- la formation des États africains sur le continent, après le déclin de l'Égypte, et la continuité du lien historico-culturel, jusqu'à l'aube des temps modernes ;
- la description de l'univers artistique africain et de ses problèmes (sculpture, peinture, musique, architecture, littérature, etc.) ;
- la description de l'aptitude des langues africaines à supporter la pensée scientifique et philosophique et, partant, la première transcription africaine non ethnographique de ces langues.

 

La thèse linguistique de Diop, qui nous intéresse ici, s'articule autour de trois mouvements.


1. Première proposition :
l'égyptien ancien, le copte et les langues négro-africaines peuvent être comparées, car rien ne s'y oppose méthodologiquement (1954). Le souci rejoint ici celui de Maurice Houis, qui observe dans son Anthropologie linguistique de l'Afrique Noire que " c'est une vieille habitude, face aux langues africaines, de se contenter de peu de rigueur. Nous verrons qu'il y a un sous-développement théorique de la linguistique négro-africaine. Or il n'y a pas de raison de refuser aux langues de l'Afrique un esprit systématique qu'on n'a jamais eu l'idée de refuser, aux langues européennes " (1971 : 8). Ce que préconise l'auteur, c'est une étude immanente des langues africaines (dans un esprit saussurien philosophico-systématique), qui ne soit pas juste une " application bête et méchante " des magnifiques résultats de la linguistique indo-européenne et qui se serve d'appareils théoriques solides. Bien entendu, c'est avec une certaine satisfaction que je peux nuancer aujourd'hui cette affirmation, à la faveur des travaux (à commencer par les siens) qui ont été faits depuis lors, dans l'économie de la science du langage. Cette à la fois démarche scientifique et endogène, c'est-à-dire contextualisée permet d'éviter l'écueil du passage obligé et aveugle par la méthode comparative instituée par Franz Bopp, pour les langues indo-européennes. S'obstiner à vouloir aligner toutes les langues du monde sur ce paradigme prétendument universel, c'est exercer une sorte de terrorisme intellectuel, sous couvert de scientificité. D'ailleurs, ladite méthode n'est pas apparue ex-nihilo, mais résulte de tâtonnements divers et du doute méthodique. D'ailleurs, bien avant Houis, Humboldt avait attiré l'attention sur ce problème de méthode : " Entreprendre une " étude comparée des langues ", avait-il dit, c'est prendre au sérieux la diversité des langues, sans prendre sa propre langue pour modèle. On évitera de lui conférer un primat de droit, de l'ériger subrepticement en langue universelle : la langue du grammairien, elle aussi, n'est qu'une langue particulière. Elle sert à la description et à l'analyse, mais ne saurait passer pour la réalisation de l'essence du langage. Toutes les langues sont la langue, chacune à sa façon. Pour le linguiste, la diversité des langues n'est véritablement honorée que lorsque la diversité des structures grammaticales, et non plus la variété extérieure des formes, est envisagée " (2000 : 55). Il est donc à souhaiter que les travaux se multiplient dans ce sens, en synchronie (descriptions) comme en diachronie (études de différentes langues africaines, du copte et de l'égyptien ancien, en vue de reconstituer la chaîne historique)

2. Deuxième proposition : la constitution et l'enseignement des " antiquités classiques africaines " à base d'égyptien pharaonique est une nécessité pour un véritable renouveau culturel africain (1967). Il s'agit donc d'intégrer l'héritage égyptologique dans le développement actuel de l'Afrique ; mieux, d'en faire le fondement. Il n'est que de voir le rôle que joue la Grèce antique dans l'imaginaire des peuples occidentaux (cf. les travaux de Georges Dumézil et Mircea Eliade entre autres) et le grec dans l'élaboration de métalangages scientifiques dans les langues occidentales modernes. Je ne parle même pas du bénéfice moral d'une telle démarche, dont une étude psychosociologique pourrait montrer l'impact. Le caractère pluridisciplinaire de l'oeuvre gagne ici en importance.

3. Troisième et dernière proposition : l'égyptien ancien, le copte et les autres langues négro-africaines sont génétiquement apparentées (1977). Cet aspect de la thèse, qui résulte des deux précédents, est loin d'être nouveau, puisque avant Diop, L. Homburger estimait qu'une bonne partie du vocabulaire des langues africaines pourrait s'expliquer par les différents états de l'égyptien ancien, position qu'elle résumera dans la première édition de son ouvrage intitulé Les langues négro-africaines et les peuples qui les parlent (1941). Diop tente d'établir l'identité des noms totémiques entre les langues africaines et entre ces dernières et l'égyptien pharaonique. Il a esquissé des grammaires comparées qui méritent d'être réajustées, améliorées, en tout cas poursuivies. Il a traduit des textes scientifiques en langue wolof, pour montrer que les langues africaines sont tout à fait aptes à supporter l'abstraction scientifique et à servir dans la modernité technicienne.

Je précise une fois de plus, que ces arguments linguistiques sont généralement au service d'une démonstration, à côté d'arguments ethnologiques tels que le totémisme, la circoncision, l'organisation de la vie sociale et le système de royauté, la cosmogonie, le matriarcat (traits communs entre l'Égypte ancienne et les pratiques de la plupart des peuples d'Afrique) ; ou d'arguments géo-historiques, notamment le tracé du peuplement de l'Afrique depuis la vallée du Nil. Ces arguments sont sensés attester de l'origine nègre de l'Égypte et verser cet héritage au crédit des Africains. C'est dire donc qu'il ne suffit absolument pas de simplement balayer d'un revers de la main, avec un soupçon de mépris, cette pensée, en prétendant malhonnêtement qu'elle ne vaut pas la peine qu'on s'y arrête. Encore faut-il le démontrer. Scientifiquement. C'est comme cela que la recherche avancera. Et tenter de discréditer Diop sous prétexte qu'il n'a pas un doctorat de linguistique n'est pas encore, que je sache un argument scientifique. En conséquence de quoi, je lui accorderai le bénéfice du doute lorsqu'il affirme, toujours dans la préface à L'Afrique noire précoloniale que " jusqu'à ce jour, (1960 ­ n.d.éd.) l'histoire de l'Afrique Noire est écrite avec des dates aussi sèches que des comptes d'épiciers sans que l'on ait presque jamais cherché la clé qui ouvre la porte de l'intelligence, de la compréhension de la société africaine. Faute de quoi, aucun chercheur n'a jamais réussi en restant strictement sur le terrain de la science, à ranimer, à faire revivre dans notre esprit, sous nos yeux pour ainsi dire, le passé africain. Or les documents dont nous disposons permettent de le faire pratiquement sans solution de continuité pour une période de deux mille ans, en ce qui concerne l'Afrique occidentale tout au moins " (1987 : 9). Il est maintenant clair que devant la mauvaise foi des uns et la pesanteur des autres, la volonté va être un facteur décisif.

 

UNE QUESTION DE VOLONTÉ


Tout le monde s'accorde pour dire que les États africains ne pratiquent pour la plupart, de politique linguistique que par défaut. Le critère définitoire des situations linguistiques dépend des langues de conquête (fussent-elles l'objet d'une appropriation) dites officielles, même si récemment, on a décidé d'" intégrer " (appréciez la connotation) des langues africaines au système éducatif. On cultive ainsi une diglossie, qui sert ensuite à expliquer tout et rien (la planification linguistique, l'éducation, la créativité artistique). Dans la même logique, les universités africaines créent des départements d'études africaines, ce qui dénote une perspective éducative notoirement exogène. L'UNESCO a organisé, à la demande des États africains, plusieurs réunions. Quarante ans après celle d'Addis-Abeba en 1961 qui préconisait 100% de scolarisation à atteindre en vingt ans, le taux stagne autour d'une moyenne de 30% (même si cette moyenne cache des disparités flagrantes). Voici en quelques grandes lignes, le constat d'échec qui peut être fait en matière de politique linguistique africaine. Pourtant, aucun des arguments supposés justifier le fait ne résiste à l'analyse.

La multiplicité des langues n'est pas un frein, dans la mesure où il existe des communautés linguistiques démographiquement importantes (swahili, hausa, manding, etc.), dont le prestige se réfère à une histoire précoloniale. De plus, rares sont les individus qui ne parlent ou ne comprennent qu'une langue ; et au demeurant, on s'accorde à reconnaître de nombreux bénéfices au multilingue. De toute façon, on ignore pourquoi le multilinguisme paraît normal dans un pays comme la Suisse, mais devient aussitôt embarrassant s'agissant d'Afrique.
L'incapacité présumée d'accès des langues africaines à la modernité est démentie entre autres choses par les traductions de textes de sciences physiques et de philosophie, proposées par Diop. D'ailleurs, seul un point de vue ethnocentriste permet de croire qu'une langue doit obligatoirement revêtir la forme écrite pour pouvoir véhiculer des concepts philosophiques ou posséder une littérature, sa littérature.
En outre, le projet d'une langue non pas unique, mais commune n'est pas forcément synonyme de guerre ethnique. Et c'est pour des raisons autres que linguistiques que s'élèvent des voix belliqueuses, chaque fois qu'on propose d'adopter une langue. C'est déjà un encouragement que les États membres de l'Organisation de l'Unité Africaine aient pu se mettre d'accord pour adopter le swahili comme langue de travail, à côté des langues de conquête. Quant à dire (conséquence de leur peu de codification), que les langues africaines, parce qu'elles sont orales, ne peuvent valablement servir au développement, c'est un peu exagéré. Houis a raison de postuler " un au-delà de la linguistique". Le terme qui le désigne le mieux est la philologie. Le problème pour les langues africaines est d'accéder au niveau philologique. Comme le signale Benjamin Lee Whorf, à mesure que les difficultés linguistiques majeures sont réduites, la recherche devient de plus en plus philologique, ses objectifs la portent vers les données subjectives, culturelles, historiques. " Il faudra bien se garder toutefois de ne pas envisager une philologie rigoureusement identique à celle dont le berceau est une civilisation écrite. Il s'agit d'une philologie de textes de style oral, d'un style qui est étranger au moulage de l'écriture, mais sensible à celui que lui impose le rythme " (Op. cit. : 14). Dans le contexte africain, l'oralité n'est pas une absence ou une privation d'écriture ; encore moins sa méconnaissance. Je renvois ici à Platon qui traite de cette question dans le dialogue entre Pharaon et Theuth (Phèdre), le dieu de la connaissance, inventeur des hiéroglyphes, relativement à la problématique de la mémoire. Ainsi, en dehors des nombreuses langues qui s'écrivent avec un alphabet arabe ou avec l'Alphabet Phonétique International adapté au moyen de diacritiques supplémentaires, il y a des systèmes d'écriture différents, dont certains sont très antérieurs au contacts avec l'Occident. On peut citer le Nouba ancien (IV°-VII°, du groupe nilo-tchadien) ; le Vaï (fin XVIII°, du groupe nigéro-sénégalais) ; le Mom (environ 1900, du groupe nigéro-camerounien) ; le Mendé (du groupe nigéro-sénégalais, qui se lit de droite à gauche) ; le Toma (du groupe nigéro-sénégalais) ; le Bassa (du groupe eburnéo-libérien) et bien sûr, les hiéroglyphes égyptiens, qui datent de 3000 av. J.-C.

D'ailleurs, en marge des toutes les recherches ouvertes pour trouver une solution à la question cruciale de notation des tons dans la transcription des langues africaines, il me semble qu'on pourrait envisager également, en poursuivant la perspective diopienne, d'exploiter l'héritage égyptologique, et initier un système graphique basé sur les hiéroglyphes (combinant idéogrammes et alphabet). Le chinois, langue également à tons aurait quelques enseignements à dispenser. " Dans la langue chinoise, écrivait Humboldt, le sens du contexte est la base de l'intelligence, et la construction grammaticale doit souvent en être déduite. Le verbe même n'est reconnaissable qu'à son sens verbal. La méthode usitée dans les langues classiques, de faire précéder du travail grammatical et de l'examen de la construction, la recherche des mots dans le dictionnaire, n'est jamais applicable à la langue chinoise. C'est toujours par la signification des mots qu'il faut y commencer " (2000 : 116-117). Les Chinois réalisent phoniquement les idéogrammes de façons différentes selon le dialecte, mais représentent graphiquement ces différents parlers de la même façon. Dans le contexte mondial tel qu'il se dessine, il convient de voir dans quelle mesure exacte l'égyptien peut faire l'objet d'implémentation, de façon à pouvoir propulser efficacement le continent africain dans la modernité et lui donner sa place dans le monde. En plus d'être adaptable aux nouvelles technologies informatiques, un tel système serait économiquement rentable, puisque c'est pour des raisons de rentabilité que plusieurs langues, même relativement aisées à transcrire selon le système latin , ne peuvent disposer de claviers spécifiques et qu'il faut recourir aux caractères spéciaux, ce qui est peu pratique, pour qui veut écrire plus qu'un exemple ponctuel. Pour savoir si la piste est valable ou non, il faudra l'éprouver. Je me suis laissé dire que c'est impossible à priori. On ne le saura jamais, à moins d'avoir essayé. D'autres estiment que ce serait trop difficile. Quel bel argument scientifique ! De toute façon, c'est le prix à payer et il faudra bien un jour affronter les difficultés.

Finalement, rien n'empêche objectivement que les langues africaines servent pour le développement du continent, si ce n'est le manque d'une réelle volonté politique, elle-même prisonnière essentiellement de la pesanteur chez les Africains. L'oeuvre de Diop a du mérite, rien que d'attirer l'attention là-dessus. Je résiste mal à l'envie de rappeler ce que disait William Mackey au sujet de cette volonté : " Or, qu'est-ce qu'une langue ? Un vieux linguiste, le sourire aux lèvres, nous répondrait ainsi : une langue est un dialecte qui possède sa propre armée et aussi, fort probablement, une marine et une ligne aérienne. Un dialecte devient une langue par la volonté de ceux qui l'utilisent " (1976 : 24). Encore aujourd'hui, les langues africaines, compte tenu de leurs incapacités supposées, sont assimilées à des dialectes, au mépris cette fois, des définitions scientifiques qui existent normalement pour désigner et catégoriser ces réalités langagières. On est dès lors obligé de convenir avec Robert Chaudenson, qu'une politique linguistique est un " ensemble des choix nationaux en matière de langue et de culture. Elle tient à la définition d'objectifs généraux (statut, emploi et fonction des langues ; implication en matière d'éducation, de formation, d'information et de communication, etc.). Indépendamment des processus décisionnels mis en oeuvre, toute politique doit se fonder sur une analyse aussi précise que possible des situations et une approche prospective de leur évolution " (1991 : 199). Autant en exposant ceci, j'ai l'impression d'enfoncer des portes ouvertes (et elles le sont depuis cinquante ans), autant j'ai le sentiment qu'on a véritablement sous-estimé l'importance des enjeux linguistiques dans la question du développement. En tâchant de comprendre pourquoi, on commencera à toucher du doigt les obstacles, réels ou supposés à franchir pour que l'Afrique soit linguistiquement épanouie, c'est-à-dire épanouie tout court. Il n'est même pas besoin de parier pour savoir que c'est avec le chapitre des langues que l'Afrique amorcera le cercle vertueux qui lui permettra de tirer son épingle du jeu.


RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES


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