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Débat du Vendredi 27 Décembre 2003 sur le livre

L'Afrique est partie, Du désordre comme instrument politique (Economica, Paris, 1999)

 

de Patrick CHABAL et Jean Pascal DALOZ

Sommaire

I PRÉSENTATION par Irène COUCHET

II CRITIQUE de la THESE PATRIMONIALE par Dominique Temple

III Textes choisis dans l'ouvrage de p. Chabal et J.-p. Daloz

 

I

PRÉSENTATION par Irène COUCHET

 

Ces auteurs proposent d'interpréter ce qui s'est passé en Afrique après les Indépendances. Le thème central du livre est ce qu'ils appellent le " désordre ". UN DESORDRE qui serait susceptible de renvoyer à " un autre type d'ordre ", qui lui, pourrait ENTRAINER, disent-ils, DES " OUVERTURES OPPORTUNES ".

PAR DESORDRE, ILS ENTENDENT par exemple :

- la confusion entre la sphère publique et l'intérêt privé
- tout ce qui est informel, infra-légal, non codifié, les réseaux, les alliances, les rapports de forces
- le flou qui existe en matière d'UTILISATION DE L'AIDE INTERNATIONALE
- la perméabilité de certaines FRONTIERES, etc.

LEUR BUT EST DE DECRYPTER LES LOGIQUES PROFONDES SOUS-JACENTES A CE DESORDRE ET DE POSER LA QUESTION : COMMENT LE GERER ?

C'est un ouvrage seulement ANALYTIQUE. IL N'Y A PAS DE PRONOSTIC, PAS DE PROPOSITION, DE SOLUTION.

1) Une première partie décrit l'aspect informel de la vie politique en Afrique. L'État est présenté comme une sorte de coquille vide, (un décor pseudo-occidental). Les réseaux informels (p. 12), les solidarités communautaires (p. 25) sont également décrits ; la société civile est traitée un peu comme une illusion ; les ONG comme des facteurs supplémentaires d'instrumentalisation du désordre, etc. L'absence de conscience de classe est plusieurs fois soulignée (p. 42, 56). Ils parlent de sortes de " maillons dominants-dominés " faisant des chaînes de dépendances (p. 42). Les élites sont décrites avec leurs codes qui régissent les relations verticales, par delà les couches sociales (p. 45). Le vocabulaire occidental en principe est réfuté mais on trouve cependant le terme de " réciprocité asymétrique " (p. 57) pour, disent-ils, rendre compte au plus près de ce qui se passe dans ces sociétés. La notion d' " ACCOUNTABILITY " est introduite, puis reprise à plusieurs niveaux - C'est une notion proche de celle de RESPONSABILISATION POLITIQUE, notion D'AVOIR A REPONDRE DE quelque chose ­(p. 33, 52, 69, 78, 79, 81, 89, 92, 97,101,103,185 ); ce concept sera repris dans la conclusion.

La conclusion de cette première partie est que les SYSTEMES INFORMELS, basés sur les interdépendances entre leaders, courtiers, population, ces systèmes FONCTIONNENT (p. 62). Alors que c'est la TRAJECTOIRE OCCIDENTALE qui, elle, est considérée comme DEVIANTE.

2) Une deuxième partie aborde l'aspect culturel du politique avec la place qu'occupent " l'ethnicité " et les " identités ". Il est d'abord rappelé que c'est le modèle colonial qui a permis aux hommes d'instrumentaliser l'ethnicité (p. 79). Puis les auteurs évoquent les travaux de LONSDALE et son idée d' " ethnicité morale " (p. 78). Pour LONSDALE, il y a des codes éthiques à la base des pratiques quotidiennes des relations sociales, qui, s'ils sont appliqués dans la vie politique, peuvent être des vecteurs intéressants " d'Accountability". Pour certains auteurs Africains, comme TSHIYEMBE, cité par Chabal et Daloz, la question de l'Ethnicité Morale serait incontournable si l'on veut accéder à la modernisation, mais en passant par une certaine re-traditionalisation.
Enfin, la violence au quotidien est traitée dans le 6ème chapitre (p. 98) avec ses prolongements internationaux (trafics-mercenaires-firmes étrangères) " une telle situation pouvant paradoxalement constituer une ressource " , est-il conclu (p. 111).

3) La troisième partie se veut provocatrice. Elle est intitulée : LES FRUITS DE L'ECHEC ECONOMIQUE
Un des chapitres s'intitule par exemple :
-" LA CORRUPTION BIEN COMPRISE "
Un autre :
-" De L'INTERET A LA DEPENDANCE "
Ou :
" INSIGNIFIANCE DU DEVELOPPEMENT "

Les questions posées sont par exemple :

- Pourquoi la " corruption " demeure-t-elle la norme ?
Le phénomène est justifié (p.120) Les pratiques sont appréhendées sous l'angle d'un patrimoine social commun (p.123) ou du rejet de normes abstraites et universalistes (p.124) on parle de logique sociale déjà existante (p.123) Certaines expressions émergent , comme par exemple: LES STRUCTURES ESSENTIELLES QUI N'ONT RIEN D'OCCIDENTAL (p.125) APPELÉES NOYAUX DURS, BATIS CONTRAIGNANTS.

- Autre question : comment la dépendance peut-elle constituer une ressource ?
Les auteurs font une Genèse de cette dépendance après les indépendances (p.137), puis ils évoquent la gestion de cette dépendance pour alimenter les systèmes patrimoniaux (p.141). Pour eux, la crise actuelle frappant l'Afrique ne vient pas de son statut d'asservie, mais de l'EFFONDREMENT des SYSTEMES PATRIMONIAUX et de l'érosion de la LEGITIMITE du POUVOIR qui en découle (p.144 ( L' " ajustement " des Africains aux Ajustements Structurels (p. 149) est présenté comme une africanisation en quelque sorte des Programmes)

-Autre question : En quoi peut-on s'enrichir sans se développer :
Le chapitre 9 est consacré à l'insignifiance du Développement, sorte de LEURRE dans sa conception occidentale, Développement qui n'est peut-être pas la priorité des priorités (p.150-152) et les livres d'Axelle KABOU, Etounga MANGUELE, DIALLO sont cités (p.155 à 157).

A ce moment du livre, les auteurs donnent quelques pistes de recherche, comme par exemple de SAISIR LES MATRICES CULTURELLES PROFONDES qui engendrent un certain type de Modernité (p.158), ou bien D'ANALYSER LES FORCES qui créent cette DYNAMIQUE ORIGINALE DE L'AFRIQUE (p.159), analyse à faire non en termes d'inertie, mais en termes de LOGIQUE INSTRUMENTALE.
L'ouvrage de l'anthropologue Emmanuel Terray est cité avec son " MONDE DES CLIMATISEURS " le jour, et son " MONDE DE LA VERANDA ", plus nocturne, plus essentiel, marqué par les rapports de réciprocité (p.161).

L'idée d'un "blocage " en Afrique est réfutée : " CE PAYS SUIT ET CONSTRUIT SA PISTE PROPRE. SORTIR DE L'INFORMEL N'A JAMAIS ETE SON AMBITION ".

Les auteurs vont jusqu'à rêver d'une économie parallèle mondiale dont l'Afrique deviendrait la plaque tournante (p.163). En tous cas il y a pour ce continent une volonté de NE PAS RENIER SES FONDEMENTS (p.165), et ce qui se passe en Afrique est pour eux un des plus formidables exemples de RESISTANCE CULTURELLE DE L'HISTOIRE.

 

Dans la Conclusion, il est dit que les vraies questions sont autour de ce qui fait SENS pour l'Afrique et qui ne va pas forcément dans le sens d'une occidentalisation. L'analyse du DESORDRE est reprise, analyse, disent-ils, DANS LAQUELLE TOUTES LES VARIABLES SONT DÉPENDANTES (p.175). En tous cas, pour eux L'INSTRUMENTALISATION DU DESORDRE se montre plus intéressante que l'IDEOLOGIE.

En ce qui concerne la MODERNISATION, les réponses se trouveraient dans deux types de logiques :
- LA RE-AFRICANISATION (p.172) avec remodelage des institutions
- la capacité DE RECOURIR à DES REGISTRES MULTIPLES, VOIRE CONTRADICTOIRES, (le monde de l'invisible par exemple, les rapports gouvernant-gouverné cohabitent avec d'autres registre et s'il y a enchevêtrement des registres : la tradition, par exemple, peut être instrumentalisable " il est profitable d'opérer sur toutes les gammes ").

À ce niveau, 5 points sont plus particulièrement développés :

- la question de la rationalité individuelle et son inféodation à des logiques collectives (p.182)
- ce qu'ils appellent les impératifs de " la réciprocité " (p.183)
- la question de la re-traditionalisation avec la pré-éminence des relations de type vertical
- la conception de la réussite, c'est à dire la MAGNIFICENCE, la REDISTRIBUTION
- le primat du court terme vis-à-vis des perspectives macro-politiques
POUR LES AUTEURS, les études politistes, d'un point de vue méthodologique, devraient PRIVILEGIER LES NIVEAUX MICRO-ANALYTIQUES.

Enfin, dernière proposition : " Il faudrait trouver une NOUVELLE FORME PLUS IMPERSONNELLE d'ACCOUNTABILITY " (p.188)

( fin de l'exposé du livre )

 

PROPOSITIONS DE REFLEXIONS

Cette lecture de la société Africaine SOUS L'ANGLE DE LA RESISTANCE, suggère une réflexion plus profonde autour des VALEURS DE BASE et des STRUCTURES-MEMES de cette société africaine.

En effet, on voit revenir des expressions comme :
- Patrimoine socio-culturel fondamental (p. 123)
- Matrices culturelles profondes (p. 158)
- Bâti contraignant, dont les structures essentielles n'ont rien d'occidental,
- Noyau dur qui s'insère et s'épanouit (p. 125)
- Claire volonté de l'Afrique de ne pas renier ses fondements (p. 165)
- L'Afrique suit et construit sa piste propre (p. 161)

On y trouve également :

- La notion de LOGIQUE SOCIALE EXISTANTE (p. 124) qui ne se maintient pas seulement à la marge, mais qui est une logique profonde qu'il serait souhaitable de décrypter.
- On y trouve le recours, pour les Africains, de travailler sur des REGISTRES MULTIPLES, CONTRADICTOIRES, si nécessaire (p. 172)
- On y voit le terme de " RECIPROCITE " plusieurs fois cité " réciprocité asymétrique " (p. 57), " les impératifs de la réciprocité " (p. 183), qu'entendent-ils par là ?
- Il y a l'idée d' " IRRATIONNEL APPRIVOISE " (p. 83) qui renvoie a la rationalité individuelle et aux logiques collectives
- Enfin l'idée d'une MODERNISATION SANS OCCIDENTALISATION, reprise plusieurs fois à propos du Développement et du non-Développement et qui peut être travaillée également
(Réfléchir enfin en termes de compatibilité culturelle !)

 

II

CRITIQUE
de la THESE PATRIMONIALE

Dominique TEMPLE

Par les Urnes ou par les Armes

 

"Si l'humanité doit avoir un semblant d'avenir, ce ne saurait être en prolongeant le passé ou le présent. Si nous essayons de construire le troisième millénaire sur cette base, nous échouerons. Et la rançon de l'échec, c'est-à-dire du refus de changer la société, ce sont les ténèbres "

(Eric Hobsbaum L'âge des extrêmes, Histoire du court vingtième siècle, p. 749).

Chabal et Daloz réfutent la confusion de l'État avec l'organisation de la cité ou encore avec l'appareil de domination d'une classe ou d'une caste ou encore avec la face institutionnelle des pays coloniaux.
Pour eux, l'État renvoie à l'instauration d'une administration détachée des autres formes sociales
Il implique une sélection sur des critères méritocratiques, le paiement de salaires et la stabilité de carrière comme contrepartie du désintéressement des fonctionnaires.

À cette conception de l'État qui lui assure autonomie et désintéressement, on pourrait cependant opposer ce qu'en disait Michel Foucault : " l'État n'a pas d'essence, l'État ce n'est pas un universel, l'État ce n'est pas en lui-même une source autonome de pouvoir. l'État n'est rien d'autre que l'effet, le profil, la découpe mobile d'une perpétuelle étatisation ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent, qui font glisser insidieusement, peu importe, les sources de financement, les modalités d'investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale, etc. Bref, l'État n'a pas d'entrailles, on le sait bien, non pas simplement en ceci qu'il n'aurait pas de sentiment, ni bons ni mauvais, mais il n'a pas d'entrailles en ce sens qu'il n'a pas d'intérieur. l'État ce n'est rien d'autre que l'effet mobile d'un régime de gouvernementalités multiples."

Sous cette réserve, on entendra que les auteurs proposent l'idée que les formes étatiques imposées par la colonisation ont été vaines devant les forces de la Tradition africaine: l'on n'aurait pas assez exploré l'idée d'une " incapacité durable à sortir de la prééminence de l'informel, mais encore, selon nous, résolution délibérée de n'en rien faire "

À propos de la façade institutionnelle de l'État, il semble qu'elle ne puisse mobiliser aucune force réelle. Elle découpe les peuples ou ethnies africaines en fragments, qu'il est difficile de re-mobiliser de façon complémentaire. Par contre elle associe des fragments de peuples nations ou ethnies qui n'avaient pas nécessairement d'affinités entre eux. Bien que sans contenu, elle opère comme une fonction paralysante et dé-structurante des institutions africaines. Si elle est une expression factice de l'État, elle est suffisamment efficace pour interdire aux communautés africaines de se communiquer leurs expériences et de s'exprimer par le dialogue. Elle crée par contre un cadre propice pour l'émergence d'un nouveau pouvoir, même si celui-ci n'a pas un contenu comparable ou seulement faiblement comparable avec celui qu'il est censé servir en Europe. L'arbitraire de l'héritage colonial paralyse l'institution d'un Etat qui aurait pu naître du dialogue des ethnies, peuples et nations africaines. D'où le constat de Chabal et Daloz :

L'impuissance normative des contrats intercommunautaires de par l'imposition d'un Etat de façade entraîne que la plupart des habitants ont " le sentiment d'appartenir à divers ensembles relevant de critères différents d'identification collective sans que l'un soit absolument prédominant : l'activation de telle ou telle de leurs adhésions fondamentales oscillant constamment au gré des conjonctures".

A contrario une articulation des différents groupes par le dialogue signifierait le choix pour les individus entre plusieurs modèles et les structures dites traditionnelles cesseraient d'être identificatoires d'un point de vue essentialiste pour prendre un caractère circonstanciel, optatif, instrumental, en tout cas contractuel. Le passage d'un système à l'autre pourrait être réglementé par des équivalences juridiques. En l'absence d'une telle procédure, les structures communautaires sont contraignantes et imposent leurs normes aux hommes de leur juridiction territoriale. Elles ne sont pas choisies pour leurs avantages mais elles imposent leur modèle identificatoire sans alternative. Cet effet réducteur provoque la fuite de nombreux individus sans repères qui forment les recrues des bandes mercenaires.

La polyvalence et la multi-appartenance n'apparaîtraient plus comme inconsistance identitaire à ceux qui voient dans cette mobilité ou ce nomadisme une cause d'insécurité pour leurs propres références, ou une cause de versatilité citoyenne mais au contraire comme un atout pour inventer des solutions aux différents problèmes nés de différents niveaux d'interprétation ou de points de vue. l'État n'apparaîtrait plus comme le monopole de la violence de qui s'empare de lui, mais un système d'arbitrage entre les violences.

 

Chabal et Daloz soutiennent :

" Si le modèle relationnel de référence demeure assurément celui de la famille élargie où l'on est censé évoluer à l'intérieur d'un véritable "circle of trust" (qui renvoie à des impératifs de solidarité, de loyauté et de confiance mutuelle), les contraintes de la compétition politique moderne poussent généralement les leaders à s'entourer de nombreux supporters à élargir leur base de soutien. On entre alors dans une logique clientéliste "

" L'idée de servir l'État fait moins sens que celle de se servir, pour servir préférentiellement ensuite sa communauté d'origine ou ses fidèles clients même si le rêve ultime de tout leader d'envergure est sans doute de trôner au-dessus de l'ensemble de la société ".


On croit comprendre ici que servir sa communauté est destiné à s'assurer une clientèle pour se servir soi-même. Le leader africain serait mû par l'intérêt privé, par le souci " de se poser en figure rayonnante, contrôlant tous les réseaux, éclipsant tous ses rivaux potentiels, bref de se transformer en big man hégémonique, à la fois admiré craint et respecté".

Les auteurs passent sans transition d'un système à un autre système, ou plutôt d'une logique à l'inversion de cette logique. On doit donc se poser la question de savoir qui ou quoi inverse le modèle de référence, qui ou quoi impose qu'il se transforme en son contraire : comment passe-t-on de la solidarité mutuelle et de la confiance réciproque à la logique clientéliste qui consiste à acheter les services d'autrui ?

"Les contraintes de la compétition politique moderne", répondent Daloz et Chabal .

Acceptons le mot contrainte. Acceptons encore le mot compétition politique encore que celui-ci résonne fort non pas comme émulation politique mais comme concurrence pour le pouvoir. Mais alors que veut dire moderne ? L'articulation à un système qui n'est pas fondé sur la solidarité et la confiance mutuelle mais sur leur contraire, la concurrence des intérêts privés et le profit. On a beau reculer cette interface ou tenter de la rejeter hors de l'analyse, elle n'en est pas moins déterminante de l'inversion du système africain, non pas que celui-ci ne connaisse pas cette inversion comme son aliénation, mais en ce sens que la logique maîtresse du système africain est celle de la réciprocité en lutte avec celle de la propriété privée et que l'articulation sur le système moderne, entendons mondial, suppose l'inversion de cette relation, la propriété privée, l'intérêt privé, l'emportant sur la réciprocité.

Comment peut-on justifier cette inversion ?
Il me semble qu'il suffit d'envisager que le système africain ait pour objectif de mesurer l'autorité ou le pouvoir dans les critères occidentaux, c'est-à-dire en puissance matérielle, financière, militaire pour faire alors l'impasse sur les critères africains de l'autorité politique. Dans une communauté africaine autonome, le contrôle du big man se fait à partir de la communauté de façon ascendante. L'homme fort est comptable de sa production et de sa générosité. S'il bénéficie des contre-dons de ses donataires et parvient à organiser une production dont le capital de redistribution s'accroît grâce à une gestion habile des dons et contre-dons, la communauté veille à ce que cette organisation soit au bénéfice de tous. Le bénéfice final de l'homme fort est sûrement spirituel : c'est le nom ou la renommée que lui vaut sa générosité ou sa compétence. Or, au niveau de l'État, le capital de redistribution est obtenu non de la communauté mais de l'aide internationale ou des prébendes sur la mise en vente des ressources nationales à des compagnies étrangères. La redistribution n'est plus contrôlée par la réciprocité productive mais par les banques et les intérêts des firmes supranationales. Désormais le contrôle démocratique populaire ou communautaire est supprimé. L'homme fort ne peut plus être appelé autorité morale à moins d'une volontaire confusion de concept. On a remplacé l'homme de parole africain par le big man anglais.


Il est clair que l'alternative de la lutte pour le bien commun ou pour l'intérêt privé existe tout autant dans les sociétés non-occidentales que dans les sociétés occidentale. Tantôt la propriété ou la primauté de l'intérêt pour soi l'emporte, tantôt l'inverse. Cependant la société dominante a donné de façon quasi systématique la prééminence à l'intérêt privé, c'est du moins la règle d'or du système capitaliste actuellement régnant, et elle a généralisé le principe jusqu'à ce qu'il devienne le pouvoir de disposer de soi et d'autrui à sa convenance. Appelons donc cette perspective le versant privé de la liberté.

On peut craindre que l'on en appelle alors inconsidérément au postulat d'un principe altruiste pour comprendre les sociétés qui refusent la primauté de l'intérêt privé mais toutes les tentatives pour découvrir un principe altruiste dans le donné biologique du monde vivant ont jusqu'ici échoué. C'est dans la structure de réciprocité, c'est-à-dire une structure sociale, et non biologique, qu'il faut trouver une cause première qui supprime l'aporie précédente : il n'y a pas de principe altruiste, de principe du don premier, qui pourrait trouver son siège dans l'individu, dans le genre ou dans l'espèce, mais si l'on situe l'origine humaine non dans l'individu mais dans la relation de réciprocité alors il est possible de dire que l'interactivité réciproque est la matrice d'une valeur irréductible aux compétences propres et aux intérêts particuliers des parties mises en jeu. Cette valeur est le sentiment partagé par chacun qui donne sens pour l'un comme pour l'autre à ce qui est investi dans l'interactivité. Cette apparition du sens pour tous, je l'appelle le bien commun. La réciprocité donne donc sens au don en lui conférant le caractère d'un principe altruiste puisque le don est dessaisissement de son intérêt propre au bénéfice de celui d'autrui, mais aussi à bien d'autres pratiques comme la vengeance ( dont le produit est l'honneur des guerriers ).

Le discours occidental ne prend en compte que le versant privé de la liberté comme moteur du développement. Les Occidentaux ne peuvent reconnaître dès lors dans le système africain que ce versant privé : c'est ce dont ils ont fait le sésame de la modernité. Il faut ajouter que l'Afrique semble offrir de multiples confirmations de cette interprétation : les Africains eux-mêmes comprenant que le versant privé de la liberté est la seule solution offerte par les Occidentaux lâchent le versant social de la liberté et, soit au niveau de la famille, soit au niveau du village, soit au niveau de leur peuple, retournent le système de la redistribution en système de servilité, c'est-à-dire inféodé cette fois au prestige et au capital du plus grand donateur (le clientélisme). Pour être le plus grand donateur, ils profitent de l'aide au tiers-monde dont ils deviennent des experts-chasseurs.


Homère a traité de ce problème avant Chabal et Daloz. C'est l'enjeu d'une discussion entre Achille et Agamemnon. Achille ulcéré de la cupidité du despote se rebelle en ces termes : " J'ai ravagé douze villes avec mes vaisseaux et par terre onze, je l'affirme, dans la Troade fertile ; dans toutes j'ai pris beaucoup de riche butin ; toujours je l'ai tout apporté et remis à Agamemnon, l'Atride. Lui, resté à l'arrière, près des vaisseaux fins, de ce qu'il recevait, redistribuait peu et gardait beaucoup ".
Agamemnon releva le défi à la manière de Houphouët-Boigny par l'une des plus fameuses tirades qui illustrent la conjonction de la générosité et du prestige. Il accorde au chasseur Achille la femme de ses rêves du nom de Briseis escortée de sept trépieds encore ignorants de la flamme, avec dix talents d'or, vingt bassins resplendissants, douze chevaux taillés pour la victoire, sept femmes parmi les plus belles, la promesse de merveilles lorsque Troie sera pillée, et surtout au retour de la guerre avec d'innombrables cadeaux, sept villes qui l'honoreront comme un dieu, et enfin sa propre fille ! Bref, les grands constituent entre eux un réseau de réciprocité horizontale qui n'est pas sans rappeler ce que l'on croit être aujourd'hui le réseau d'une bourgeoisie internationale africaine.

Certes, l'injure (il garde beaucoup et donne peu) est l'injure suprême à laquelle doivent parer les plus riches despotes. Mais alors comment se fait-il que le plus riche ne soit pas le plus pauvre, comment se fait-il que la compétition pour le prestige ne laisse, nu comme Adam, le vainqueur ? Agamemnon lorsqu'il était en campagne dans la Troade fertile transvasait ses acquis dans ses lointaines propriétés en Grèce. Ici les despotes font la même chose : ils cachent leurs réserves à l'étranger, comme Mobutu en la lointaine Suisse, pour les heures où viendra la nécessité d'une surenchère qui puisse écraser un éventuel Achille national !

Chabal et Daloz observent une certaine versatilité de l'opposition démocratique qui, une fois les élections démocratiques terminées, se range aussitôt sous le drapeau du vainqueur. Comment se fait-il que l'opposition battue abandonne son rôle ? L'explication suggérée par Homère est qu'il est nécessaire qu'elle reçoive sa part de la redistribution en faisant allégeance, afin de pouvoir immédiatement satisfaire ses partisans et ne pas perdre tout pouvoir de redistribution. Elle garde néanmoins sa chance pour le prochain tournoi électoral où elle pourra nouer nouvelles alliances dont l'issue soit favorable. Aussi, Achille, confondu par la munificence d'Agamemnon finit-il sur les conseils du sage Ulysse à se ranger sous la bannière d'Agamemnon !

En l'absence du sage Ulysse, l'alternative serait de prendre les armes contre Agamemnon. Une observation très rapide de Bayart mériterait ici de longs développements. Bayart observe que faute d'une relativisation de la réciprocité initiale par l'exploitation du travail salarié qui laisse au travailleur une part de temps pour maudire, pleurer et rêver, mais aussi pour devenir conscient de ce qui fait le maître et de ce qui fait l'esclave, le rapport entre les hommes ne peut être que violent. Dans la lutte, y compris dans la lutte des dons symboliques (ce pourquoi, on dit la réciprocité des dons " agonistique" (agon en grec signifie lutte)) ou bien il l'emporte et devient seigneur, ou il perd et devient captif. On comprend dès lors la relation des Africains avec l'étranger : on devient le maître chez soi en acceptant d'être un captif de l'étranger. Les élites africaines ne sont pas des élites prolétariennes.

Ce qui nous intéresse, c'est à présent le système de redistribution, c'est-à-dire le système de réciprocité centralisée que Chabal et Daloz appellent réciprocité verticale. En Afrique un tel système s'oriente logiquement sur une transcendance qui tend vers l'infini afin que nul ne puisse s'approprier le bien de tous, et son représentant redistribue la valeur, produite par les dons de tous, que les Grecs, encore eux, appelaient la charis (la grâce). En sens inverse la valeur ressentie par la masse des donateurs est la foi.
On comprend alors le sens de l'ostentation, de la parure, de la richesse étalée par le despote. Cet apparat n'est pas son apparat, ce n'est pas son prestige, il est la gloire de tous au même titre que celui de Lady the Queen. Quant à l'adhésion ou l'admiration des masses, elle est la même adhésion que celle des foules sur le passage du pape ou de Staline. Peu importe le personnage, ce qui compte c'est la fonction : l'habit de majesté est celui d'une parole d'union. Je ne crois donc pas à la soi-disant versatilité des oppositions, mais au contraire à leur rigueur lorsqu'elles obéissent à la loi qui veut que le re-distributeur est re-distributeur pour tous. Dans le cas où cette union n'a pas lieu, il faut craindre la partition de l'État en deux, ce qui se passe ou menace de se passer en Côte d'Ivoire.

Je ne défends ni le système de redistribution ni le système de marché de réciprocité ni le système de libre-échange. Je cherche seulement à permettre que les forces en jeu soient reconnues pour ce qu'elles sont afin que l'on perçoive mieux l'articulation de ces trois systèmes.

Il est de bonne guerre de soutenir aujourd'hui que les peuples vaincus par les Occidentaux n'ont pas besoin des Occidentaux pour se conduire avec un cynisme tout aussi irresponsable : Patrick Chabal et Jean Pascal Daloz soutiennent par exemple que la corruption en Afrique n'est pas spécifique d'une classe acculturée :

" Or, serait-on enclin à demander, la corruption relève-t-elle uniquement d'une pure quête égoïste du profit supplémentaire ? Ne se trouve-t-elle pas largement liée à des prescriptions de redistribution et à l'omniprésence de pressions sociales particularistes ? "

Mais les auteurs appuient leur propos d'un constat alarmant : " Pourtant, il est capital de bien prendre conscience, que le phénomène imprègne toutes les couches sociales : des milliardaires aux personnes les plus subalternes, ne disposeraient-ils que d'une once de pouvoir ". Ils passent ensuite de l'idée d'une corruption généralisée à celle d'une prédilection pour la corruption des peuples africains : " Il faut bien admettre une indubitable différence de degré avec les attitudes repérables au sud du Sahara où la corruption est l'ordinaire de tous les instants ".

En sens inverse les Occidentaux auraient tendance à se blanchir : la phrase citée commençait par : " Même s'il convient de ne pas idéaliser outre mesure les progrès réalisés (somme toute fort récemment et bien imparfaitement) par les Etats occidentaux en matière de régulation des procédures dans le cadre d'un modèle légal rationnel, il faut bien admettre, etc).

Une autre observation permet une imputation de la corruption à la tradition africaine : " Comme on l'a développé plus haut on s'accommode toujours mal, en Afrique noire, des normes abstraites et universalistes plus ou moins inculquées. La légitimité des principes formellement en vigueur dans un "état moderne" est très inférieure aux prescriptions informelles découlant de la primauté des solidarités népotistes, ethniques et factionnaires ; fussent-elle manipulées ".

Nous citons la phrase suivante car elle introduit paradoxalement un point d'appui pour ce qui sera notre thèse " Le regretté Ken Saro-Wiwa rappelait ainsi très justement que tout responsable qui détourne des millions dans la capitale se verra acclamé par sa communauté, ses supporters, alors qu'il n'oserait pas toucher à un seul kobo (centime) de la caisse de son village ".
Ce qui intéresse les auteurs c'est l'acclamation de la population pour le succès de celui qui détourne des millions (" Il ne saurait y avoir de condamnation de la part de ceux qui bénéficient de retombées, sauf lorsque l'on a le sentiment que d'autres groupes que le sien accaparent des ressources "publiques" à ses dépens".) Ce qui nous retiendra bientôt, c'est que ce même responsable " n'oserait pas détourner un centime de la caisse de son village ".

Je partage d'abord l'opinion des auteurs " qu'il est en revanche fructueux d'orienter la réflexion sous l'angle d'une "économie morale de la corruption" qui s'attache à saisir les ressorts de ces comportements enchâssés dans des logiques sociales prépondérantes ", mais la définition de ces logiques sociales prépondérantes doit être discutée. p. Chabal et J. p. Daloz soutiennent : " En ce sens, on pourrait considérer que l'on se situe dans une relative continuité par rapport aux structures pré-coloniales qui reposaient pour beaucoup sur des impératifs obligatoires d'échanges de biens et de soutiens, la rémunération de courtiers, d'omniprésentes modalités du cadeau préalable, des prélèvements de tributs suivis de redistributions, voire parfois le contrôle séculaire des pistes, ou la pratique des razzias au détriment des voisins ". Ces données traditionnelles sont interprétées comme autant de formes d'acquisition de biens et de pouvoir : les diverses modalités de cette économie sont résumées comme si elles étaient ordonnées aux mêmes enjeux que ceux de l'économie occidentale : l'accumulation. La notion de valeur de ces économies pré-coloniales n'étant pas discutée, on comprend qu'il soit nécessaire de distinguer la partie (blanche ?) qui tend vers la norme universelle et la raison, de la partie (noire ?) qui serait enchâssée dans l'irrationnel.

" Il nous incombe, disent alors Chabal et Daloz, de nous pencher davantage sur la relation entre identités et l'irrationnel "

La notion de rationalité et d'irrationalité des auteurs pose question. Ce qui en ressort à mon avis n'est pas que la prétendue irrationalité des traditions africaines ne puisse être mise à jour, mais que cette irrationalité ne puisse se définir que par rapport à la rationalité des Occidentaux. Mais celle-ci n'est-elle pas dite a priori universelle ? Bien évidemment, elle y prétend. Cependant, la rationalité en question est limitée à la nature physique et biologique que les Occidentaux désirent respecter pour maîtriser le monde. Il est un domaine où cette rationalité se trouve en défaut : l'éthique, qui n'appartient pas à l'utile, et qui nourrit toute intelligence, ne relève pas des lois de la nature biologique ou physique pour autant qu'elle est l'expression de la liberté et de la conscience humaine. Je relève ici l'expression de Chabal et Daloz, qui caractérisent l'économie africaine du beau terme d'économie d'affection. La rationalité dont peuvent se prévaloir toutes les communautés humaines n'est pas seulement respectueuse des lois de la physique mais plus précisément du sens né de leur compréhension mutuelle. Que le sens s'exprime alors par des songes, des récits imagés, des contes, des proverbes, des chants, des hymnes, des prophéties, des prières ou des cantiques, ou même des plaisanteries et des histoires n'aveugle pas la raison. L'affection elle-même est au coeur de toute raison éthique.

" Par-dessus tout, il s'agit de bien prendre conscience que la nature des croyances qui cimentent l'adhésion communautaire n'offre guère de latitude. Les identités individuelles se trouvent en quelque sorte bridées par des liens invisibles, tissés pour le moins partiellement en référence à des ancêtres communs : c'est là un élément qui ne souffre aucune contestation.
Qui réfléchit au déclin éventuel des consciences ethniques et à la montée de l'individualisme en Afrique devrait tenir suffisamment compte de ces piliers occultes difficilement ébranlables. Combien de politiciens locaux, aujourd'hui, seraient-ils réellement prêts à balayer ostensiblement ces préjugés et à afficher un désintérêt total pour les esprits de leur bourgade d'origine. "

On passera sur les jugements de valeur un peu méprisants (politiciens locaux) (balayer ces préjugés) (les esprits de leur bourgade d'origine), etc. Intéressons-nous à ces piliers difficilement ébranlables qui rendent si difficile la montée de l'individualisme.
L'irrationalité africaine est donc ici dénoncée dans ces liens indivisibles tissés pour le moins partiellement en référence à des ancêtres communs.

Précisons que les ancêtres peuvent ne pas être communs. Les responsabilités de gestion dans les bourgades étaient souvent proposées aux étrangers tandis que les fondateurs du village se réservaient la responsabilité de la redistribution des terres. Dans ce cas, les références ancestrales ne sont évidemment pas les mêmes, mais cela est un détail.

Ce qui nous occupe sera plus spécialement les liens invisibles, et d'autre part le fait des ancêtres. La relation aux ancêtres apparaît comme une relation avec ce que les Occidentaux appellent la mort, et sur laquelle il semble que diverses communautés africaines réfléchissent profondément. Dans bien des occasions, les Africains vivent ce que les Occidentaux excluent de la vie sous le nom de la mort : seuls les enfants en sont dispensés. On citera pour mémoire cette communauté (les Mooses au Burkina Fasso) où le linceul du défunt devient le vêtement obligé du plus ancien du village, comme pour dire la présence ostensible de la mort. Ou encore le fait avéré dans de nombreuses traditions que la célébration des funérailles donne lieu à une fête en l'honneur du défunt, fête qui peut être répétée de sorte que les familles aient le temps de constituer un important capital de redistribution, la générosité rejaillissant en prestige du défunt. Une personne de renommée dans une société de ce type ne passe pas sa vie sans être simultanément invitée de façon quasi permanente autant à des funérailles qu'à des mariages ou des baptêmes ou des initiations. La redistribution de la fête crée des liens invisibles. Nous reviendrons sur ce type de lien social. Restons-en pour l'instant à la nature du lien que doit renforcer la fête des funérailles : c'est un lien entre vivants et défunts comme si les défunts étaient là, ne disons pas vivants, mais présents : on peut dire que les défunts sont toujours là, comme défunts bien évidemment, c'est-à-dire de façon contraire ou contradictoire avec les vivants ce qui donne à ce que les Occidentaux appellent la mort, une présence égale à celle de la vie, allons plus loin, une efficience égale du moins dans l'esprit de ceux qui recueillent leur contradiction et leur affrontement : Pourquoi ce constant rappel de cet affrontement ? L'affrontement signifie que la séparation que font les Occidentaux " la vie pour la vie " et "la mort pour la mort" est remplacée par une relativisation : "la vie pour la mort " et "la mort pour la vie". La vie cesse de s'aveugler elle-même pour devenir une vie pour la mort et réciproquement la mort est une mort pour la vie. Le réciproquement est important. Le réciproquement signifie une double traversée, ce pourquoi, on dit que les morts sont vivants dans un autre monde et qu'ils peuvent revenir sur la terre. Il s'agit de signifier un mouvement de traversée. Le vieillard revêtu de son linceul de mort parle aux vivants : il vient de la mort vers la vie et traverse la mort, et de même certains esprits. Et, en sens inverse, on parle d'un voyage des vivants au royaume des morts. On comprend alors que si la contradiction consume ces deux dynamismes antagonistes, la résultante soit sans horizon ni de vie ni de mort. La conscience qui en résulte est sans objet mais non pas sans efficience. Son efficience peut être comptée comme l'équivalent des énergies mises en jeu pour la produire, et cette énergie a pour ouverture de son propre devenir l'au-delà : le surnaturel donc. Il s'agit d'engendrer ce qui est postulé par les Occidentaux positivistes comme l'irrationnel. Nous sommes bien d'accord : en termes positivistes, l'irrationnel n'existe pas. Mais rien n'empêche, puisqu'il ne nous est pas donné comme tel, de le produire. La question de la mort, telle qu'elle est envisagée par différentes sociétés africaines, est donc un moyen de produire ce que les positivistes occidentaux déclarent irrationnel selon leur conception de la raison, et de le produire sous la forme de ce qui est, pour l'homme, plus réel que la nature, à savoir sa propre nature, sous une forme qui le différencie donc de tout autre nature. Il se trouve que cette production se distribue en différentes valeurs (dont le secret de fabrication est souvent réservé aux initiés, il est vrai) et s'exprime sous le couvert des masques. Mais les prêtres et pasteurs chez les Occidentaux ne se prétendent-ils pas aussi des initiés et détenteurs de valeurs surnaturelles et spirituelles révélées ? Comprenons alors que les liens invisibles sont bien des liens si l'on entend par là que les valeurs en questions sont des références pour tous, des sentiments partagés par tous, comme l'amitié et la confiance ou d'autres sentiments que sont fiers d'assumer les membres de toute bourgade. Des liens qui sont des valeurs que le pire bandit n'oserait pas offenser ne serait-ce qu'en dérobant un centime à la caisse de son village. Ces liens sont invisibles aux Occidentaux parce qu'ils ne peuvent être comptés par la raison utilitaire à laquelle les Occidentaux réduisent la raison. Mais pourquoi faudrait-il au "politicien local" les détruire comme des "préjugés" ? Que les Anciens soient les gardiens des valeurs ainsi créées ne me paraît pas plus irrationnel qu'un sentiment d'amitié né d'une relation de réciprocité entre deux hommes, sentiment qui peut aussi être dit irrationnel parce qu'immatériel (bien que prenant visage de la transfiguration qu'il opère en chacun de ces deux hommes et qu'il soit reconnaissable grâce à cette transfiguration, ce pourquoi on l'appelle l'amitié).

" Admettons, disent Chabal et Daloz, donc qu'une grande majorité d'Africains demeurent intimement persuadés de l'influence des forces surnaturelles sur leur destinée. Comprenons que l'on se situe dans un univers de pensée où l'être humain semble constamment le jouet de forces qui le dépassent."

Certes, le sentiment d'appartenance à l'humanité est un sentiment qui dépasse les esprits animaux qui nous menacent. Mais on comprend bien que les auteurs visent ici le fétichisme des valeurs constituées selon la Tradition. Les enfants sont effectivement terrorisés par les masques. Les rites, au moins pour les non-initiés, sont étranges. Mais chez les Occidentaux, l'idole monothéiste vaut bien les fétiches ! Et l'adoration de la définition laïque de la raison universelle est peut-être pire que l'idolâtrie lorsqu'elle s'accompagne de l'agenouillement de l'esprit devant le pouvoir dont la valeur d'échange est le symbole. Or, c'est le masque de la valeur d'échange qui est greffé sur les sociétés africaines par les Occidentaux après qu'elles aient été dépouillées de leurs propres masques, je veux dire mutilées (après bien d'autres) des liens invisibles et des relations qui nourrissaient ces liens. Lorsque ainsi privé de tous ses liens, l'individu n'a d'autre recours pour survivre que de défendre sa peau contre celle d'autrui, son sort est scellé : il doit produire ce que l'autre lui demande dans son intérêt.

C'est la désignation de l'intérêt comme ressort universel de l'activité des hommes, et comme critère universel des rapports humains, et que l'on a déclaré non seulement universel au nom de la raison utilitaire mais exclusif, qui permet d'ignorer la matrice du symbolique, de réduire l'imaginaire au fétichisme, enfin d'imposer aux valeurs africaines la valeur occidentale (la valeur d'échange) comme le symbole d'un pouvoir libératoire de toute éthique.

Lorsque l'on ne pense que par soi-même on ne peut voir dans l'autre que sa propre image. Dans une logique utilitariste, les masques africains ne peuvent être perçus que comme des fétiches. La conscience objective ne peut contempler que la peau morte des symboles. Ceux qui pensent l'universel, mais qui ignorent l'altérité, vident les tabernacles de leur présence spirituelle, et font des sentiments partagés ou des valeurs communautaires - que leurs usagers appellent des esprits pour signifier qu'ils ne sont la propriété de personne mais qu'ils peuvent être le référent spirituel de tout le monde -, des simagrées ou des imaginations. C'est donc le positivisme et son rationalisme qui sont les premiers artisans du fétichisme.

Cette réduction des rapports humains à des rapports de forces fait l'impasse sur les relations interindividuelles et communautaires qui n'étaient pas destinées à servir la force mais au contraire à s'en libérer (ou à la rapporter à l'extérieur de la communauté). C'est prendre ce qu'elles nient pour ce qu'elles affirment. Comment un contresens de cette ampleur est-il possible ?


Que la propriété s'empare de la royauté politique et religieuse, que le symbolique soit la dupe de l'imaginaire, c'est un vieux débat depuis les origines de l'humanité.

Mais comme le système capitaliste fait bel et bien de l'intérêt privé le ressort de la domination des uns sur les autres, et non la responsabilité de chacun sur son travail-pour-les-autres, le débat entre les membres de la communauté qui chassent sur les terres étrangères en détournant les fonds de la banque mondiale ou du Fonds monétaire international et qui sont acclamés comme Achille lorsqu'il pillait la Troade fertile, et ceux qui travaillent les uns pour les autres (la caisse de la bourgade) n'oppose pas nécessairement les partisans de l'intérêt privé et du bien commun. Il pourrait aussi bien opposé deux formes de redistribution et se résumerait dans cette question de Chabal et Daloz : " La corruption relève-t-elle uniquement d'une pure quête égoïste du profit supplémentaire ? Ne se trouve-t-elle pas largement liée à des prescriptions de redistribution ? "


Que ce soit Agamemnon qui règne sur ses terres ou Achille qui fait ses razzias sur la Troade fertile, la redistribution communautaire est obligatoire à l'intérieur des terres. D'où les acclamations.


On comprend que la notion d'interface de système est importante car réduite à des individus concurrents entre eux, la société implose, et c'est le chaos : Rwanda ! Ou bien elle est tenue par des frontières nationales, et c'est la guerre entre nations : Biafra. L'unique sortie de ce genre d'impasse est une réciprocité universelle. On est obligé donc de définir des territoires propres aux deux principes : cette interface existe partout, et c'est cette interface qui nous occupe en terre africaine.


Je voudrais repartir de la petite observation retirée de la citation d'un auteur africain dont les auteurs invoquent le témoignage. Voici que les potentats de la corruption n'oseraient pas détourner un centime de ce qui appartient à la caisse de leur communauté. N'y a-t-il pas une contradiction à dire d'une part que la corruption est généralisée en tant qu'africaine, du douanier au général, et dire d'autre part que même le général n'oserait pas toucher à un centime de la caisse de son village ? Alors pourquoi les responsables des peuples africains ne se risquent-ils pas à détourner un centime du capital ou du patrimoine de leurs communautés de base ?

Revenons donc à ces expressions très occidentales pour définir l'économie africaine :
Peut-on considérer que l'on se situe aujourd'hui dans une relative continuité par rapport aux structures pré-coloniales qui reposaient pour beaucoup sur des impératifs obligatoires dits personnalisés de redistribution de biens et de soutiens ? Certes, il y a continuité avec des structures pré-coloniales mais les structures pré-coloniales se laissent-elles ramener à l'énumération suivante : des impératifs obligatoires d'échanges de biens et de soutiens, la rémunération de courtiers, d'omniprésentes modalités du cadeau préalable, des prélèvements de tributs suivis de redistributions, voire parfois le contrôle séculaire des pistes, ou la pratique des razzias.
Que signifient ces structures pré-coloniales en particulier ?
- Les impératifs obligatoires d'échanges de biens et de soutien font partie des obligations de réciprocité. Et ces impératifs sont des impératifs moraux, des impératifs kantiens si l'on veut, car c'est le lien social créé par la réciprocité qui oblige à redistribuer ou redonner si l'on est soi même donataire. Parce qu'inscrit dans la réciprocité qui lui donne sens, le don dispose d'une logique interne qui le nourrit lui-même : le contre-don (obligatoire pour que le donataire accède au sentiment d'humanité) rétablit la fortune du premier donateur, et peut-être même davantage. Le mot nourrir qui dans bien des langues est synonyme de donner, a plusieurs sens. Il est nourriture matérielle pour le donataire évidemment, mais il est nourriture spirituelle pour le donateur. Étant créateur de l'obligation du contre-don, la réciprocité nourrit à son tour le premier donateur, et spirituellement le second donateur. Enfin, en créant entre eux un sentiment d'humanité supérieur au prestige de l'un et de l'autre la réciprocité symétrique nourrit l'humanité dans les deux sens du terme. C'est pourquoi le terme manger est très fréquemment associé à l'économie de réciprocité. C'est qu'il a un rapport évident avec la nourriture. Les Occidentaux interprètent ces symboles de façon matérialiste ou triviale, comme l'indique par exemple le sens qu'ils ont retenu d'une expression camerounaise : la politique du ventre (voir Bayart).

- La rémunération des courtiers signifie que les commerçants n'avaient pas le droit de construire des fortunes sur la spéculation, et qu'ils devaient prendre leur bénéfice selon des règles et proportions convenues entre parties prenantes : le courtier n'est pas un maquignon. La convention instaurant l'équivalent d'un prix-retour pour les plus défavorisés, il s'agit d'un système de commerce fondé sur l'égalité. C'est la logique du vol qui est ici maîtrisée par les structures de réciprocité.

- Les omniprésentes modalités du cadeau préalable. Omniprésence du don veut dire système, les modalités en question n'étant ni aléatoires ni privées : elles sont des règles, et ces modalités sont articulées entre elles : certains dons sont gracieux (des hommages), d'autres sont gracieux mais intentionnels : (des sollicitoires) ; d'autres sont des gages et d'autres des prières, d'autres des symboles, mais il faut d'abord comprendre les règles qui ordonnent ces modalités dites omniprésentes pour qu'elles n'apparaissent pas comme un bric à bras de pratiques intéressées car nous aurions alors la sensation d'un système de razzias par tous les moyens. On prendrait l'aliénation du système pour le système pour conclure que la corruption est la fille du système africain.

" Si le modèle relationnel de préférence demeure assurément celui de la famille élargie où l'on est censé évoluer à l'intérieur d'une véritable circle of trust (ce qui renvoie à des impératifs de solidarité, de loyauté et de confiance mutuelle), les contraintes de la compétition politique moderne poussent généralement les leaders à s'entourer de nombreux supporters, à élargir leur base de soutien. On entre alors dans une logique clientéliste, factionnaire, certes inévitable, mais dont les fondements se révèlent beaucoup plus précaires. On essaie de recréer un climat de confiance réciproque reposant également sur le principe de l'entraide, de l'échange (fût-il inégal), mais dans la mesure où les factions reposent sur un ersatz de solidarité primordiale, elles n'ont évidemment pas l'indéfectibilité de ces dernières."

Les auteurs reconnaissent incidemment que ce sont les contraintes de la politique moderne qui faussent l'obligation morale de la réciprocité. L'Occident interdit en réalité à la norme africaine de réguler la corruption si l'on accepte d'appeler corruption le détournement dans des parcs privés de la richesse, une richesse accumulée normalement en vue de sa redistribution. Ce détournement est la transformation du capital de redistribution en capital d'accumulation ou d'investissement à des fins privées.
Le bâti africain est donc la maîtrise des intérêts privés, tandis que l'action des Occidentaux est de détruire ce bâti par la généralisation de la concurrence pour le pouvoir.

" Des valeurs de probité, existent certes, mais elles ne semblent s'appliquer qu'à l'égard des proches et n'être plus de mise dès qu'on a affaire à des cercles un rien éloignés"

C'est vrai dans la mesure où le filet de l'économie d'échange ne laisse plus vivre le système de réciprocité que dans des espaces minorés, disséminés, les villages, et parfois seulement les familles ; c'est-à-dire dans la mesure où la mondialisation atomise l'humanité. Mais enfin des valeurs de probité existent !

Alors, comment peut-on reprendre l'analyse à partir de ces valeurs ?

La position de départ de p. Chabal et J. p. Daloz est la suivante :

" Il s'agit de satisfaire à cette proposition fondamentale : le désordre actuel relève essentiellement d'une crise d'adaptation au monde moderne, que le sous-continent tente de surmonter en mobilisant des éléments très profondément ancrés dans son patrimoine ".

D'où l'idée suivante :

" Cet ouvrage s'articule autour du thème central de l'instrumentalisation du désordre. En résumé, ceci renvoie aux bénéfices susceptibles d'être tirés de l'État de confusion, d'incertitude, voire de chaos, caractérisant la plupart des systèmes politiques africains ".

Qu'appelle-t-on donc bénéfices ?

Les auteurs prennent un exemple qui oriente leur première réponse :

" Ainsi le grand flou qui règne en matière d'utilisation de l'aide internationale ou la perméabilité fluctuante de certaines frontières peuvent assurément permettre de générer des profits, de maximiser des investissements..."

Il s'agit ici de maximisation de profits. D'emblée la thèse considère que les bénéfices de l'instrumentalisation du désordre est à l'actif des Africains, qui sont censés réagir à la situation comme réagirait n'importe quel Occidental : la maximisation des profits. Les auteurs envisagent ici la perspective des Africains en ne se référant qu'à une seule économie, l'économie capitaliste. Ils confirment aussitôt :

" Il importe de relier ce thème à celui ( familier des économistes) de l'incertitude, qui peut bien sûr comporter des coûts mais également se voir transmuée parfois en véritable ressource ".

" Enfin Nous essaierons ainsi de montrer pourquoi la corruption demeure la norme, comment la dépendance peut constituer une ressource ou encore en quoi il est fort possible de s'enrichir sans se développer ".

S'enrichir sans se développer, les termes sonnent bien dans leur sens occidental. Et il n'est pas prévu de préciser les notions de modernité, de pouvoir, de développement, de richesse ou de corruption, d'institution ou de patrimoine. Tous ces termes ont un sens donné a priori, et il faut les accepter dans leur sens occidental.

Voici donc une première difficulté de lecture : faute de termes africains pour dire les réalités qui intéressent la critique nous sommes déjà embarqués, semble-t-il, dans une perspective occidentale. Mais la suite nous réserve des surprises.

Ce n'est pas par l'acculturation des Africains que les profits maximums peuvent être escomptés mais au contraire en re-mobilisant des " formes infra-institutionnelles et patrimonialistes de la légitimation du pouvoir ".
En élargissant le débat à la culture, la question qui se pose est moins celle de l'extraversion ou de l'acculturation du continent que celle de sa "re-traditionnalisation".

On découvre alors deux contradictions :

1) entre ce que les auteurs appellent le formel et l'informel
2) entre la réalité occidentale et la réalité africaine
En voici un exemple :

" Si les facteurs explicatifs peuvent à juste titre être recherchés du côté de l'Histoire (un modèle bureaucratique très velléitairement inculqué sous la période coloniale) et des cultures politiques (qui ont su évoluer superficiellement mais sans se départir des logiques fondamentales d'échanges personnalisés à la base de toute notoriété ) l'originalité de notre démarche consiste à soutenir la thèse de l'entretien instrumental d'un tel cadre informel ".

Sous la notion de cadre informel se dessine une perspective pratique appelée échanges personnalisés à la base de toute notoriété. Or, des échanges personnalisés cela renvoie à une autre perspective que celle du libre échange qui, lui, est par définition dépersonnalisé, libre voulant dire, en Occident, libre de toute sujétion à quelque ordre symbolique que ce soit ou encore réduit à la seule valeur d'utilité de la chose échangée.

De surcroît, la personnalisation des dits échanges est reconnue ici à la base de la notoriété. On ne dit pas comment, mais il est un fait que si la notoriété est synonyme de pouvoir, ce pouvoir ne doit rien aux propriétés des choses échangées mais à la personnalisation de leurs échanges. On imagine aisément qu'une conjonction entre personnalisation et notoriété n'est pas gratuite et qu'elle renvoie non pas au système formel occidental mais à un autre système formel.

On peut donc avoir une double lecture de ce constat : " la suprématie des réseaux informels (communautaires ou factionnels) reliant en permanence l'ensemble des systèmes politico-sociaux du plus "haut" au plus "bas", s'impose à l'évidence ", car il suffit de supprimer informel pour être interpellé par la logique des institutions africaines. Il est vrai que les auteurs appellent formelles les institutions de l'État de type occidental dont ils montrent qu'elles sont en Afrique sans contenu.

" L'idée clé ici, disent les auteurs, est que la naissance de l'État (au sens moderne du terme) implique la fin du patrimonialisme : autrement dit une coupure nette avec tout lien de propriété éventuel au bénéfice des détenteurs du pouvoir. À l'opposé du modèle patrimonial où la distinction entre sphère privée et sphère publique n'existe guère, où le seigneur attribue arbitrairement des postes à une clientèle qu'il entretient, doit advenir le recrutement de fonctionnaires qui s'identifient réellement à leur fonction et relèguent en arrière-plan leurs allégeances sociales quelles qu'elles soient ".

Nous voici devant une définition plus précise de la contradiction. Les auteurs qualifient le modèle patrimonial non par une relation personnalisée au Père, aux ancêtres, aux Dieux, mais par une relation au détenteur du capital. Ils insistent sur la confusion entre sphère privée et publique pour signifier la réduction de la sphère publique à la sphère privée. Enfin, ils affirment que le seigneur attribue arbitrairement des postes à ce qui serait une clientèle entretenue.

Ces termes révèlent à mon avis une interprétation occidentale de la réalité institutionnelle africaine qui la fait apparaître infirme par rapport à ce qui en Occident se déploie à savoir : " le recrutement de fonctionnaires qui relèguent à l'arrière plan leurs allégeances sociales et l'émergence de la citoyenneté rattachant directement les individus à l'État ".
Je ne doute pas que l'on puisse observer les choses de cette manière, mais je ne crois pas que cette observation puisse rendre compte de la totalité de la réalité africaine.

Ces termes recoupent pourtant bien des réalités. Le seigneur par exemple attribue souverainement des charges ou responsabilités à des affiliés, mais est-ce de façon arbitraire, et l'affiliation est-elle une clientèlisation que l'on entretient ? Enfin, s'agit-il de nourrir le patrimoine du prince, ou un patrimoine dont le prince est un serviteur, comme tout autre affilié, un patrimoine qui ne lui appartient pas plus qu'aux autres témoins de la hiérarchie ?
En fait, arbitraire signifierait à la fois souverain et gratuit, mais la souveraineté et la gratuité n'obéiraient-elles pas à une obligation stricte que signifie le mot seigneur ?

Cette expression dans le monde occidental a une longue histoire : elle se trouve déjà dans l'Ancien Testament. Lewis Hyde nous en donne l'explication suivante en se servant du texte le plus commenté de l'anthropologie, la fameuse leçon d'un sage maori à un anthropologue anglais.

Tamati Ranapiri, voulant expliquer en quoi consiste l'origine de l'économie politique à son interlocuteur, compare la relation des hommes avec la nature à celle que les hommes nouent entre eux. Celle-ci est en somme la structure élémentaire du marché, où les prestations sont, comme disent les auteurs, personnalisées. Si je reçois quelque chose de vous et que je le transmets à un tiers je ne puis faire l'impasse sur cette personnalisation. Ce bien que je viens de transmettre emporte scellée avec lui-même la marque de son origine sous la forme ce que les auteurs appellent la notoriété. Le sage maori appelle cette notoriété le hau de la chose. Où que la chose aille, elle emporte avec elle son hau. Lorsque le dernier récipiendaire s'inquiète de répondre par un équivalent de réciprocité voici que notre intermédiaire est saisi d'une certaine émotion : la notoriété en question lui impose de retourner l'équivalent au premier prestataire sous peine que lui-même ne perde la face, c'est-à-dire sa propre notoriété. En d'autres termes, la notoriété en question est significative pour lui d'esprit de justice. Le marché par conséquent comme généralisation du principe de réciprocité est le lieu de la création du prix juste à la condition d'interpréter le marché comme un marché de réciprocité, c'est-à-dire ce que les auteurs appellent d'échange personnalisé.
Le sentiment de justice est le produit de la personnalisation des prestations tout comme la valeur d'échange est le produit de la dépersonnalisation des prestations.
Il est donc clair, dit Lewis Hyde, que l'on peut se soucier de la nature de deux façons, l'exploiter purement et simplement ou bien imaginer une chimère de réciprocité qui l'instituera comme donatrice (donatrice d'eau, d'air, de soleil, de bois, de poissons, d'oiseaux, etc.) et à laquelle sera retourné le souci de son aménagement ou de son équilibre, voire de sa magnificence. Il en résultera un élargissement des sentiments humains à des sentiments que l'on peut aopeler des esprits.

De telles chimères peuvent toujours trouver une limite, dit Hyde. Entre les hommes, ces limites peuvent être celles de la parenté biologique, puis celles des identifications classificatoires, puis celles de la couleur de la peau, et lorsque l'on intègre la nature à la réciprocité, elles peuvent être celles de son environnement immédiat, celles des continents, ou de la terre, ou des étoiles ou de l'univers. Mais, les Maori, comme les Hébreux, se sont inquiétés de l'au-delà de l'univers et ont voulu intégrer l'inconnu sous le nom de mystère, et finalement ils ont nommé l'esprit de la réciprocité, le Seigneur pour qu'aucune réalité ne puisse s'approprier le commencement des choses, car sinon le hau devrait lui être rapporté, et la notoriété n'appartiendrait qu'au premier ou au plus grand prestataire. L'idée de démocratie se dit donc par l'institution du seigneur. Et le patrimoine, dès lors, n'appartient à personne, sinon aux esprits. Quant au cycle des prestations, c'est-à-dire le marché il est inconvenant d'imaginer que l'on puisse lui mettre des limites car ce serait comme creuser un puits sans fond sur le cours d'une rivière. Il arrêterait le cycle fécond des équivalents de réciprocité.
C'est ce qui se passe lorsque dans le cycle des prestations un partenaire prétend être le seigneur non plus en donnant au terme seigneur sa valeur symbolique mais une réalité matérielle, ce qui est assez caractéristique de l'intervention capitaliste dans l'histoire du marché et de l'intervention coloniale en Afrique. À cela, les communautés opposent en général de sérieux obstacles. Alfred Touré nous racontait que dans sa communauté chaque prince intronisé seigneur régnait sept années, la huitième devant être celle de son suicide, programmé par le Conseil des Anciens. Certes, en compensation de cette mort annoncée, pouvait-il satisfaire tous ses caprices, mais ce n'était pas pour la jouissance des caprices qu'était convoitée la mort, mais pour être le jalon prestigieux entre la terre et le ciel, c'est-à-dire pour s'élever le plus haut possible dans la hiérarchie spirituelle. Le seigneur rappelait la norme et s'inquiétait de la stabilité des institutions, faisait office de juge ou décidait des prix du marché en fonction des aléas des récoltes et dans le souci de l'équité. Quant au patrimoine du seigneur il était tout, mais ce tout appartenait en fait à tous, dans la main du seigneur. Et parler de clientèle semble erroné, car celle-ci n'était pas entretenue par le seigneur mais au contraire, nourrissait son seigneur.

Certes, le fétichisme est donné d'emblée dès l'origine de la fonction symbolique, comme tentation perpétuelle de s'approprier la valeur créée par la relation à autrui, et de l'utiliser comme pouvoir sur autrui. Il est en effet toujours possible d'emprisonner la valeur dans l'écrin de son imaginaire et en imposer la référence. Mais, de tous temps, les communautés ont, sous peine de disparaître, donné le primat au symbolique sur l'imaginaire, ce pourquoi elles ont toutes ou presque respecté le primat de la réciprocité sur l'échange.

Cependant la connaissance du monde a permis de construire un environnement artificiel qui entre en compétition avec celui de la nature, et de plus en plus le supplante. Il s'ensuit une considérable avancée de la raison utilitaire. La raison utilitaire des Occidentaux participe dès lors puissamment à la fétichisation des références symboliques des communautés, transformant les statuts de responsabilité en pouvoirs :

" Pour les élites politiques, comme pour les bureaucrates, ou encore des chefs de milices, l'idée de "servir l'État " fait moins sens que celle de se servir, pour servir préférentiellement ensuite sa communauté d'origine ou ses fidèles clients, même si le rêve ultime de tout leader d'envergure est sans doute de trôner au-dessus de l'ensemble de la société, de se poser en figure rayonnante, contrôlant tous les réseaux, éclipsant tous ses rivaux potentiels : bref de se transformer en Big man hégémonique, à la fois admiré craint et respecté. "

La définition du chef de la communauté a changé. Il n'est plus la référence spirituelle, il est le big man anglais, le pouvoir de domination. La destruction des canaux traditionnels de l'autorité et la suppression du rôle des institutions africaines obligent ceux qui tentent d'occuper un poste de responsabilité nationale a recourir à une autre légitimation que celle de la communauté ou du Conseil des Anciens. Cette fois-ci, on peut parler de clientèle. Et les sources de la redistribution doivent être cherchées dans un espace non-traditionnel, c'est-à-dire dans l'allégeance au système économique international, qui, lui, de son côté s'assure le contrôle des ressources et des investissements dont il a besoin, essentiellement les matières premières.

Les auteurs disent les choses autrement :

" C'est essentiellement la capacité de répondre aux attentes d'une communauté politique ou des factions vous soutenant qui en demeure la source principale (de la légitimité) : d'où à la limite le pillage systématique des ressources d'un pays pour satisfaire ses indispensables supporters auxquels on doit très prioritairement rendre des comptes ".

On ne peut cependant faire l'impasse sur la phase historique où les Occidentaux ont intronisé des officiers ou sous-officiers de l'armée "coloniale" comme chefs d'Etat - Il n'existe dès lors pratiquement plus de contrôle communautaire de la redistribution - , ni sur le fait que les Occidentaux, exigeant que la démocratie remplace la dictature, tribalisent les bases du pouvoir, et remplacent les démocraties communautaires par la démocratie de l'argent, une démocratie circonscrite non par la redistribution des valeurs autochtones mais par celles de la valeur d'échange dont ils ont le contrôle.

Le pouvoir se substitue à l'autorité. La redistribution cesse d'être un flux inverse de la réciprocité productive. La redistribution est gouvernée de l'extérieur par les puissances financières internationales et le mouvement descendant provoque un mouvement ascendant d'obligations personnelles, c'est-à-dire de subordination généralisée. Selon la tradition, qui redistribue et oblige autrui à la réciprocité doit d'abord produire pour redistribuer, à partir d'une situation d'égalité avec autrui, la compétition pour la production étant ouverte (la terre n'appartient à personne). Lorsque les puissances internationales choisissent tel ou tel leader, la redistribution n'est pas précédée d'une production compétitive, mais s'inscrit dans un système traditionnel dont les mécanismes sont inversés de sens.

C'est, me semble-t-il ,ce que met en évidence l'observation suivante de Chabal et Daloz :

" Plus généralement nous dirons que notre approche jette un doute sur l'ensemble des interprétations postulant une coupure radicale entre une minorité d'élites et des populations qui seraient hors-jeu. A cet égard des auteurs ont cru pouvoir poser en véritable axiome l'idée d'un processus d'autonomisation des élites africaines, qui irait dans le sens d'une hégémonie. Or, si les dirigeants en question ont assurément des intérêts propres et se révèlent perpétuellement en quête de rétributions, captations et prédations diverses, il apparaît très abusif de les réduire à l'image d'une super élite détachée et omnipotente oeuvrant au détriment des populations. A cette instance sur la subordination quasiment absolue de la majorité ­ restant à démontrer dans la plupart des cas ­ il convient, selon nous, d'opposer une vision plus juste en termes de réciprocité asymétrique. En effet les impératifs de don et de contre don demeurent extraordinairement présents dans l'Afrique contemporaine, ainsi que le démontre l'interminable circulation de certains produits que l'on reçoit et qui sont immédiatement ré-offerts, comme s'il apparaissait plus essentiel de placer autrui en position d'obligé reconnaissant que de jouir soi-même directement de tel ou tel avantage ".

Et de noter que des personnes en haillons n'ont aucune manifestation agressive vis-à-vis du faste déployé avec ostentation par des personnages importants :

" Bien au contraire, il semble rejaillir en quelques sorte sur les populations qui loin de le contester, se l'approprient indirectement, selon un processus essentiel que nous qualifierons de redistribution symbolique verticale ".

Nous voilà donc loin d'une lutte des classes où les riches défient les pauvres, mais à une identification des uns aux autres grâce à une relation de réciprocité qui l'emporte sur la relation d'échange. Fût-elle asymétrique, la réciprocité crée une référence d'humanité commune dont l'apparat ne cesse d'appartenir à tous les membres de la communauté tandis que l'échange détruit cette appartenance collective au bénéfice de l'intérêt privé et fait aussitôt du riche l'adversaire du pauvre.
C'est ce que confirment Chabal et Daloz lorsqu'ils constatent que : " Mieux, on peut avancer que l'absence de magnificence désappointerait car on y verrait l'indice d'un manque de supériorité affectant une collectivité tout entière (qui s'y identifie) " .


Si l'interprétation de l'économie africaine ramène ses objectifs à ceux qui prévalent dans l'économie occidentale, alors on peut se demander : " les actuelles possibilités d'enrichissement par le crime ou la guerre civile ne favoriseraient-elles pas l'informalisation du politique ? Ne finiraient-elles pas par conférer à l'instrumentalisation du désordre un statut de ressource essentielle sur le continent ? "

Il est possible de se poser cette question mais celle-ci paraît biaisée : si les auteurs considèrent comme essentielles les procédures du don et de la réciprocité, c'est en termes d'accumulation qu'ils les conçoivent ; peut-être parce que l'enrichissement envisagé concerne une partie des Africains qui ont été déconnectés du système africain, au niveau du contrôle social qui jadis servait de protection contre les abus.

Inévitablement nous sommes donc conduits à discuter la notion d'individu :

" Aussi inconcevable que cela puisse paraître pour bien des observateurs étrangers, il importe de comprendre que la modernisation du continent s'opère selon une conception non individualiste des rapports sociaux, et que ceci n'est pas sans incidence sur le plan politique. A la limite on pourra considérer le recours au terme d'individu comme un quasi abus de langage, vu la suprématie des consciences communautaires (...) De même si l'on admet que l'objectif primordial de tout politicien africain est de s'élever au statut de Big man redistributeur, alors on ne se préoccupera guère des moyens lui ayant permis d'atteindre ses sommets : lorsque l'on contente suffisamment ceux qui vous soutiennent, l'ensemble des pratiques d'accumulation apparaissent légitimes ".

En termes traditionnels, la redistribution est codée. On ne redistribue que des services qui sont parfaitement définis et encore sont-ils répartis par statut, classe d'âge, etc., de sorte que les critères de la redistribution établissent une large répartition de l'autorité ; enfin chacune de ces redistribution est contrôlée. C'est dans la mesure ou l'on substitue à ces redistributions formelles la redistribution informelle de la seule valeur d'échange que la qualité des services ne peut plus opérer comme régulation de l'autorité, ni le contrôle institutionnaliser la redistribution. Toutes normes disparaissant, la redistribution laisse la place à une relation de forces entre ceux qui tentent de s'emparer des sources ou ressources d'argent, c'est-à-dire une relation de pouvoirs.

Les auteurs constatent :

" Le fait que les vainqueurs raflent la totalité de la mise ne peut que délégitimer rapidement ceux qui vont se trouver soudain hors jeu. D'où il peut résulter bien des désillusions à l'égard du modèle démocratique sur le continent ".

L'ethnie dominante n'aura dans cette lutte pour le pouvoir à l'occidentale qu'à utiliser les urnes, et les groupes minoritaires n'auront d'autre légitimation possible que le recours aux armes.
Les auteurs posent alors une question iconoclaste :

" A la suite des travaux pionniers de Lonsdale sur ce thème, la grande question est de savoir si l'ethnicité ne pourrait pas devenir, en Afrique noire, le mythe fondateur, la grande idéologie mobilisatrice, le fondement même de systèmes politiques modernes, à l'instar du rôle qu' a pu tenir le nationalisme en Europe ? "

"Ne pourrait-on concevoir, en dépit des mosaïques de groupes ethniques qui composent ces pays, des agencements qui seraient le ciment de l'entente plutôt que la pomme de discorde ? En d'autres termes serait il envisageable de constituer des Etats ethnies plutôt que des états nations en cette partie du monde ? Aussi utopique que cela puisse paraître un tel programme, reconnaissons que l'actuelle expérience éthiopienne, par exemple, devrait nous inciter pour le moins à reconsidérer la place de l'ethnicité dans le devenir du continent. Eu égard aux terribles manifestations de violences subies par bien des Africains au nom de luttes ethniques paradoxalement il est temps, ainsi que le suggère Lonsdale, de l'appréhender non plus comme le bouc émissaire de tous les maux, le monstre qu'il conviendrait d'anéantir prestement, mais au contraire, comme le pilier de systèmes politiques plus responsables qui fonctionneraient officiellement à l'ethnicité. Cet auteur s'intéresse beaucoup à la transmutation de l'ethnicité en tribalisme politique mais le grand apport de son travail (sur la pensée politique kikuyu à l'époque de la révolte des Mau Mau) concerne l'aspect positif de l'ethnicité morale. A ses yeux, si le tribalisme politique lié à de modernes intrigues pour la conquête du pouvoir dans une arène nationale élargie constitue la face sombre et dévoyée de l'ethnicité, on ne saurait condamner pour autant l'ensemble du phénomène. Autrement dit, il s'agit de clairement distinguer des codes éthiques à la base des pratiques quotidiennes de la relation sociale à l'intérieur de communautés plus ou moins imaginaires, et leur utilisation politique par un groupe dans sa lutte extérieure face à d'autres groupes. Ni l'une ni l'autre facette ne semblent devoir disparaître mais il importe de bien saisir que l'ethnicité morale constitue souvent en Afrique le principal vecteur d'accountability qui fasse sens pour les populations. Il convient de ne pas la réduire au statut de fausse conscience, mais d'en saisir le rôle potentiellement constructif dans l'édification d'un véritable contrat social ".

Pour peu que l'on ne réduise pas l'ethnicité à une définition territoriale ou de filiation biologique, mais que l'on s'accorde pour lui donner une définition éthique, on est très près d'une anthropologie et d'une sociologie africaine. Aussi les auteurs peuvent dire :

"Reste que l'un des grands apports de la thèse de Lonsdale est de bien nous faire comprendre que les problèmes de l'Afrique post-coloniale ne sont guère liés à l'extranéité d'un modèle politique qui aurait été imposé à l'indépendance. En revanche, ce cadre aura permis aux détenteurs du pouvoir d'instrumentaliser l'ethnicité, de la réduire à une concurrence tribaliste, afin de servir leurs propres intérêts patrimonialistes. En agissant ainsi, ils ont, selon l'historien britannique, renié un certain passé".

***

La seconde partie du livre reprend à nouveaux frais les thèses de la première partie. On y retrouve la contradiction signalée entre la conception patrimoniale à l'occidentale et la conception africaine de la redistribution pour le prestige, et les mêmes fluctuations d'interprétation mais avec une légère nuance. Alors que dans la première partie la richesse serait l'enjeu de l'instrumentalisation de la tradition et que la dépense de prestige serait principalement ostentatoire, inféodant au détenteur du prestige collectif toute la pyramide sociale par un effet de convergence des références identitaires, ici on met en doute que l'accumulation soit réelle, et l'on admet que la dépense ne soit pas seulement ostentatoire mais génératrice d'un surplus de prestige et de popularité. Le but de l'action devient ou redevient comme traditionnellement la redistribution car c'est elle qui engendre le prestige et non pas l'accumulation fût-ce l'accumulation de biens de prestige. C'est ce qui ressort par exemple de l'analyse suivante

"Soulevons une question clé : qu'advient-il de l'argent de la corruption ? Indéniablement, un pourcentage important est consacré à d'incontournables largesses. Plus encore en Afrique subsaharienne qu'en Extrême Orient, on attend de celui qui occupe des fonctions prestigieuses et rémunératrices qu'il contribue au prestige collectif des siens. En dehors de la famille nucléaire dont il est évidemment responsable, le premier cercle est celui des parents peu ou prou éloignés. Il s'agira de verser régulièrement de l'argent à certains, de régler des factures, de participer sans compter aux dépenses à l'occasion d'événements majeurs : naissances, anniversaires, mariages funérailles, cultes des ancêtres, etc.. Le second est celui de l'entourage. Sa légitimité sera d'autant plus établie qu'il parviendra à satisfaire un grand nombre de personnes. Il y a un côté cigale dans ce genre d'attitude au double sens du show permanent et d'une relative insouciance. Particulièrement à un niveau intermédiaire les détournements d'argent et le fait de tout manger en un clin d'oeil semblent vécus au jour le jour sans véritable souci du lendemain ".

On voit apparaître l'idée que l'informalisation du politique n'est pas une stratégie en vue de l'accumulation des richesses (la fourmi), puisque cette accumulation est soumise à la dépense, à l'euphorie des cigales, dépense génératrice de prestige et motrice d'une activité, sinon de production, du moins de ce que Kourouma appelle la chasse, la chasse n'étant pas seulement exercée sur le territoire (défenses d'éléphants ou mines de diamants) mais sur le territoire étranger (banque mondiale ou fonds monétaire international). Les auteurs vont donc défendre une idée légèrement différente de celle de l'instrumentalisation du désordre en vue de gains patrimoniaux ou de profits. L'instrumentalisation du désordre permet de s'immiscer comme nouveau pouvoir en lieu et place des autorités traditionnelles.

Dès lors, on comprend mieux la pertinence de ce qu'ils appellent : de l'intérêt de la dépendance. On instrumentalise la dépendance pour échapper à l'autorité traditionnelle, et pour obtenir des biens à distribuer qui ne soient pas contrôlés par la communauté. L'entretien de la dépendance par le chantage au le chaos social oblige en effet les étrangers à subvenir aux besoins élémentaires des populations par l'intermédiaire des ravisseurs de l'État.

" En termes réalistes, il apparaît clairement que la situation de dépendance est bien une condition structurelle des pays africains et qu'il s'agit là d'un facteur essentiel du fonctionnement de leurs systèmes économiques et politiques. Il en résulte que la dépendance se doit d'être comprise tant comme une contrainte que comme une ressource. (...) Notre argumentation consiste plutôt à montrer comment ces apports financiers auront constitué une manne inespérée pour alimenter un système patrimonialiste garantissant la légitimation du pouvoir des élites au sommet. La bonne gestion de la dépendance aura donc surtout consisté à maximiser les aides étrangères tout en minimisant les directives contraignantes quant à l'usage qui en fut fait ".

Voilà qui vient nuancer les procès qui sont actuellement en cours contre les programmes d'ajustement culturels et autres mesures des institutions internationales.

D'où la conclusion désabusée suivante :

" Si notre constat est juste, l'échec des prêts découlerait beaucoup moins de leurs défauts intrinsèques et il y en a assurément - que de leur récupération, de leur instrumentalisation par les élites africaines. Reste que l'on doit se demander pourquoi l'Afrique ne saurait se développer au sens ou l'on l'entend généralement en Occident ".

Nous approchons des conclusions. Nous avons signalé cette différence entre la notion de patrimoine à l'anglaise qui signifie l'accumulation de propriété privée et la notion de patrimoine telle qu'elle se dégage quand elle fait référence au respect des coutumes africaines qui ordonnent aux hommes prestigieux de toute dépenser pour mériter le titre ou le rang auquel ils prétendent, la conception fourmi et la conception cigale.

La première se légitime certainement de l'intégration de la bourgeoisie africaine au système occidental, la seconde se légitime de la tradition dont s'empare les Africains qu'ils soient ou pas détenteurs d'une autorité traditionnelle, autrement dit les deux hypothèses sont légitimées par l'histoire et les appartenances complexes ici priment sur les appartenances simples.

Les auteurs souhaitent alors " saisir les matrices culturelles profondes engendrant lentement un certain type de modernité" et proposent "d'appréhender les ressort anthropologiques de certaines mentalités à l'évidence perdurables ".
Et de rappeler leur argumentation :


1) l'univers post-colonial fait système
2) grâce à un patrimoine commun instrumentalisable par tous
3) de sorte que ce qui est appelé informel peut être interprété comme une autre logique de modernité à contre courant des modèles prédominants.

" Dans un article devenu classique l'anthropologue Ammanuel Terray développe l'image d'une opposition entre le monde du climatiseur et celui de la véranda. Le premier renverrait à certaines heures du jour à certains lieux officiels.Le second plus personnalisé, plus décontracté représenterait un monde moins diurne marqué par les rapports de réciprocité ".

Et de se poser la question suivante :

" Ne serait il pas envisageable à cet égard de réfléchir à la tentation de l'édification d'une économie parallèle mondiale, dont l' Afrique deviendrait la plaque tournante ?"

Viennent alors un argument dû aux circonstances, mais qui peut n'être pas anecdotique :

" Soyons réalistes : une véritable occidentalisation supposerait une intervention massive culturelle autant que financière des Etats du Nord qui ne semble ni dans leurs priorités ni dans l'air du temps ".

Et de conclure :

" Le devenir du continent ne semble pas se jouer dans une sortie de l'informel, mais au contraire en poussant cette logique à ses extrêmes et y compris dans le commerce international ".

Les auteurs prennent toutefois quelques précautions :

" Nous comprenons bien les craintes de ceux qui pourraient s'offusquer de tels propos. Mais s'ils nous suivent jusqu'au bout de notre raisonnement, ils saisiront que cette notion de désordre renvoie finalement dans notre esprit, à un autre type d'ordre. Celui-ci se révèle difficile à appréhender à travers les grilles de lecture les plus courantes car il nie leurs schémas préétablis. Qu'il puisse y avoir notamment modernisation sans véritable occidentalisation n'est pas aisé à accepter pour beaucoup d'esprits".

C'est ce type d'ordre qu'il nous faudrait désormais décrypter

En épilogue de leur travail les auteurs proposent cinq points de réflexion .

1) " Le premier concerne le couple individu-communauté. Nous avançons que les rationalités individuelles demeurent tres largement inféodées à des logiques collectives. Nous voulons signifier ici d'un part la persistance d'un respect prépondérant envers la communauté dont on est issu et ses diverses prescriptions ; d'autre part que les relations de pouvoir (politique) s'expriment toujours en référence à ce cadre (ou par rapport aux réseaux factionnels qui en sont dérivés).

2) Le deuxième point concerne l'impératif de la réciprocité si manifestement omniprésent dans les relations politiques. Nous n'entendons pas ici le simple commerce de faveurs réciproques, que l'on serait certainement fondé à repérer un peu partout à travers le monde, mais une attitude beaucoup plus fondamentale qui gouverne l'ensemble des rapports sociaux politiques (entre acteurs plus ou moins dominants comme entre eux et leurs communautés, leurs réseaux d'appartenance).

3) La prééminence des relations de nature verticale sur le plan politique.
Quasiment toute carrière à l'africaine vise au statut du Big man, grand expert en relations personnalisées et toujours soucieux de paraître au dessus de ses concurrents, de les clientéliser dans le cadre d'une économie d'affection. La quête du pouvoir, l'accumulation des ressources s'avèrent rarement une fin en soi pour les élites : il s'agit plus fondamentalement d'en faire bon usage pour gagner durablement le coeur de ceux qui dépendent de vous, de ceux qui seront considérés et se considéreront comme étant des vôtres(...). C'est pourquoi les notions d'abus de pouvoir et de corruption ne sauraient avoir grand sens dans ces contextes, où l'idée d'honnêteté n'est guère garantie par des institutions qui incarneraient une Légitimité supérieure. En revanche, la probité correspondrait plutôt à la réputation d'être en mesure de ne jamais décevoir ceux qui font appel à vous ".

4) On sait que le développement capitaliste suppose que la plus grande part du profit ne soit pas consommée, mais réinvestie afin de permettre l'essor des moyens de production. On se situe au sein d'une tout autre éthique qui enjoindrait plutôt d'étaler de dissiper les gains matériels en faisant preuve d'une indispensable munificence (au double sens de la pompe et de la générosité).

5) Ceci conduit à mettre l'accent sur le net primat du court terme sur le long terme et la prépondérance des considérations factionnelles sur les perspectives macropolitiques ".

Voilà donc cinq points à discuter :

Sur le premier, j'ajouterais que les prescriptions éthiques des cultures africaines ne sont pas écrites et qu'elles doivent être ressourcées à leurs matrices d'origine, c'est-à-dire aux structures de réciprocité. Ce n'est donc pas au collectif que le particulier doit ses références, mais à ses relations avec autrui selon une certaine logique.

Sur le deuxième point, je dirais que la réciprocité est un principe mais que son actualisation se traduit par plusieurs structures qui produisent chacune une valeur particulière de sorte qu'il est possible de construire des systèmes éthiques distincts les uns des autres dont témoignent les diverses cultures africaines. C'est donc un rapport complexe et concret avec la réciprocité qu'il faudrait envisager et non pas un rapport idéologique.

Sur le troisième point, je dirais que la prééminence des structures verticales sur le plan politique est entretenue par la tutelle occidentale. Hors de cette tutelle, le marché de réciprocité reprend ses droits, et c'est alors la réciprocité horizontale et non plus verticale qui devient la référence prééminente.

Le quatrième point pose le problème de la possibilité et de la pertinence d'une autre économie que celle développée grâce à l'accumulation du capital. Celle-ci est sans doute possible mais la question est de savoir si elle est compétitive avec celle du système capitaliste et, si oui, à quelles conditions.

Le cinquième point oblige à considérer le problème des institutions et de leur réforme pour que le politique s'accorde à la réalité africaine plutôt que de lui imposer des normes anti-africaines.

Ainsi nous abandonnons l'idée du désordre comme instrument politique pour celle plus nuancée d'un autre ordre économique et politique, fondé non plus sur la propriété privée et l'échange, mais sur le bien commun et la réciprocité. Mais est-il possible, et, si oui, pourquoi ne s'est-il pas imposé comme alternative, au moins aux victimes du système capitaliste ?

 

****


III

Textes choisis dans l'ouvrage de P. Chabal et J.-P. Daloz

 

" En effet, les impératifs de don et de contre-don demeurent extraordinairement présents dans l'Afrique contemporaine, ainsi que le démontre l'interminable circulation de certains produits que l'on reçoit et qui sont immédiatement ré-offerts, comme s'il apparaissait plus essentiel de placer autrui en position d'obligé reconnaissant que de jouir soi-même directement de tel ou tel avantage. Doit-on estimer que ces phénomènes oblatifs empêchent la différentiation sociale d'être par trop importante. Nous dirions plutôt qu'ils la rendent subjectivement supportable ".

" Pourtant au sein de ces sociétés, on dénote une quasi-absence de manifestation agressive à l'égard du faste déployé. Bien au contraire, il semble rejaillir en quelque sorte sur les populations, qui, loin de le contester, se l'approprient indirectement, selon un processus essentiel que nous qualifierons de redistribution symbolique verticale. Mieux on peut avancer que l'absence de magnificence désappointerait car on y verrait l'indice d'un manque de supériorité affectant une collectivité tout entière (qui s'y identifie), phénomène capital sur le plan de la représentation au triple sens des perceptions, de la prise en charge et des mises en scène). P. 58

"En ces milieux, l'apparat ne relève donc pas uniquement d'une recherche de l'auto-glorification des élites mais répond aussi, très profondément, à une attente générale des populations ". P. 58.

" Les actuelles possibilités d'enrichissement par le crime et la guerre civile ne favoriseraient elles pas l'informalisation du politique ? Ne finiraient elles pas par conférer à l'instrumentalisation du désordre un statut de ressource essentielle sur le continent ? Proposant des analyses sur la légitimité éventuelle de l'illégalité à cet égard, mais encore sur de nouvelles formes de violence récemment apparues - pensons aux événements du Rwanda ou de La Sierra Leone - il s'agit de réfléchir à leurs contrecoups quant au devenir de l'Afrique ". P. 65
" Aussi inconcevable que cela puisse paraître pour bien des observateurs étrangers, il importe de comprendre que la modernisation du continent s'opère selon une conception non individualiste des apports sociaux et que ceci n'est pas sans incidences sur le plan politique. Au sud du Sahara, les délimitations entre les personnes et leurs communautés d'appartenance demeurent perméables. À tout le moins, elles ne sont pas aussi marquées qu'en Occident. À la limite, on pourra considérer le recours au terme d'individu comme un quasi-abus de langage, vu la suprématie des consciences communautaires. Ceci s'avère évidemment fort essentiel en matière de réflexion sur les identités. Ces dernières ne sauraient que refléter un intense besoin de se référer à des collectifs (qu'ils soient familiaux, claniques ou ethniques) dans un contexte que l'on pourra estimer aux antipodes de nos propres conceptions de la modernisation ". P. 72

" De même si l'on admet que l'objectif primordial de tout politicien africain est de s'élever au statut de Big Man redistributeur, alors on ne se préoccupera guère des moyens lui ayant permis d'atteindre ces sommets : lorsque l'on contente suffisamment ceux qui vous soutiennent, l'ensemble des pratiques d'accumulation apparaissent légitimes ". P. 73

" Compte tenu des impératifs de la représentation communautaire, de l'obsession des clivages identitaires, on voit mal quel pourrait être le sort d'une opposition incapable de satisfaire les attentes concrètes de ceux qu'elle représente. Être dans l'opposition n'a donc aucune valeur, même symboliquement, dans ce genre de contexte". P. 75

"À la suite des travaux pionniers de Lonsdale sur ce thème, la grande question que l'on peut se poser est de savoir si l'ethnicité ne pourrait pas devenir, en Afrique noire, le mythe fondateur, la grande idéologie mobilisatrice, le fondement même de systèmes politiques modernes, à l'instar du rôle qu'a pu tenir le nationalisme en Europe ? Ne pourrait-on pas concevoir, en dépit des mosaïques de groupes ethniques qui composent ces pays, des agencements qui seraient le ciment de l'entente plutôt que la pomme de discorde ? " P. 78

" Cet auteur s'intéresse beaucoup à la transmutation de l'ethnicité en tribalisme politique, mais le grand apport de son travail (sur la pensée politique kikuyu à l'époque de la révolte des Mau Mau) concerne l'aspect positif de "l'ethnicité morale". À ses yeux, si le tribalisme politique, lié à de modernes intrigues pour la conquête du pouvoir dans une arène nationale élargie, constitue la face sombre et dévoyée de l'ethnicité, on ne saurait condamner pour autant l'ensemble du phénomène. Autrement dit, il s'agit de clairement distinguer des codes éthiques à la base des pratiques quotidiennes de la relation sociale à l'intérieur de communautés plus ou moins imaginaires, et leur utilisation politique par un groupe dans sa lutte extérieure face à d'autres groupes. Ni l'une ni l'autre facette ne semblent devoir disparaître, mais il importe de bien saisir que l'ethnicité morale constitue souvent en Afrique le principal vecteur d'accountability qui fasse sens pour les populations. Il convient de ne pas la réduire au statut de "fausse conscience" mais d'en saisir le rôle potentiellement constructif dans l'édification d'un véritable contrat social " . P. 79
" Reste que l'un des grands apports de la thèse de Lonsdale est de bien nous faire comprendre que les problèmes de l'Afrique post-coloniale ne sont guère liés à l'extranéité d'un modèle politique qui aurait été imposé à l'indépendance. En revanche, ce cadre aura permis aux détenteurs du pouvoir d'instrumentaliser l'ethnicité, de la réduire à une concurrence tribaliste, afin de servir leurs propres intérêts patrimonialistes " " Lonsdale J. Ethnicité, morale et tribalisme politique : Politique africaine, n 61, mars 1996 " P. 80
"En résumé, l'essentiel du débat consiste à savoir si la modernisation du continent passe, comme l'estime Lonsdale, par l'ethnicité morale ou, au contraire, par l'inéluctable amoindrissement des identités ethniques"

" Disons donc qu'une grande majorité d'Africains demeurent intimement persuadés de l'influence de forces surnaturelles sur leur destinée " . P. 88

"En termes réalistes, il apparaît clairement que la situation de dépendance est bien une condition structurelle des pays africains et qu'il s'agit là d'un facteur essentiel du fonctionnement de leurs systèmes économiques et politiques. Il en résulte que la dépendance se doit d'être comprise tant comme une contrainte que comme une ressource. C'est une contrainte car l'obtention et l'usage des aides étrangères sont placés sous étroits contrôles (parfois ignorés ou éludés reconnaissons-le) ; c'est une ressource car elle permet à des pays de se doter de moyens financiers qu'ils seraient bien en peine de dégager par eux-mêmes. P. 136


"Notre argumentation consiste plutôt à montrer comment ces apports financiers auront constitué une manne inespérée pour alimenter un système patrimonialiste garantissant la légitimité du pouvoir des élites au sommet". P. 140

" Aussi alarmant que cela puisse paraître, il nous faut bien prendre sérieusement en considération le fait que plus d'un dirigeant africain semble dorénavant prêt à marchander les menaces ô combien réelles d'abandon à la criminalisation au désordre absolu, en échange d'aides extérieures dont leur survie politique dépend étroitement " . P. 145

" On peut légitimement se demander si cette aire du monde ne s'en tient pas résolument à une logique singulière, portant peut-être en elle le germe de sa marginalisation, mais qui lui permet pourtant de s'insérer dans les échanges internationaux en jouant plus ou moins sciemment la carte d'une évolution non occidentale, à contre courant. " p. 152

" Tout d'abord cet univers culturel post colonial, dont nous avons essayé de rendre compte, fait système et constitue la base générique de tous les comportements observables. Il ne s'agit pas d'un recours à des coutumes figées par souci de " contra distinction" " pour mieux affirmer sa différence" (Thèse de Meillassoux que nous contestons) mais d'un attachement à la fois spontané et rationnel à un environnement sémiotique très fermement ancré dans les esprits.
Deuxièmement celui-ci concerne toutes les couches sociales, et il serait illusoire ou hypocrite d'estimer que les élites y échapperaient. Nous récusons toute optique manipulatrice d'ordre idéologique, en l'occurrence, soutenant au contraire l'idée d'un "patrimoine commun" s'imposant à tous et instrumentalisable par tous, des sommets à la base comme de bas en haut.
Troisièmement, eu égard aux évolutions du monde actuel, cette indéfectible prédilection pour des canevas infra-institutionnels peut objectivement être appréhendée sous l'angle du désordre.
Mais il apparaît également possible d'interpréter ce primat de l'informel comme une autre logique d'ordre, de modernité, certes à contre courant des modèles prédominants. Il s'agit ici et c'est notre quatrième point, de bien saisir le caractère essentiel de tout un jeu d'échelles. À un niveau macro-sociologique, ceci constitue la négation d'un développement à l'occidentale. À un niveau micro-sociologique, ce type d'agencement peut conserver sa raison d'être. Pour dire les choses moins abstraitement, il est à la fois concevable qu'un pays s'écroule, que le développement y demeure largement insignifiant, tandis que certains réseaux continuent de s'enrichir
." p. 160

"Par leurs talents à instrumentaliser une certaine façade occidentale (comme nous l'avons montré à propos de l'État, de la société civile, de la corruption ou de l'ajustement structurel) tout en ne cédant pas véritablement sur ce qui constitue le coeur de leurs systèmes, les pays africains ont démontré qu'ils étaient loin de se cantonner dans l'inaction et qu'à leur manière, ils évoluaient". p. 166

"À la lumière de nos observations dans nombre de pays africains, et contrairement à ce qui s'écrit ici ou là de manière excessivement volontariste, nous avançons que les rationalités individuelles demeurent très largement inféodées à des logiques collectives. Nous voulons signifier ici, d'une part, la persistance d'un respect prépondérant envers la communauté dont on est issu et ses diverses prescriptions ; d'autre part que les relations de pouvoir (politique) s'expriment toujours en référence à ce cadre (ou par rapport aux réseaux factionnels qui en sont dérivés). La proposition selon laquelle on serait parvenu (ou en passe de parvenir) au degré d'émancipation individuel et d'impersonnalisation des sociétés de masses nous semble largement devoir être démontrée dans les faits " . p. 182

"De notre point de vue, les élections multipartisanes sauraient difficilement constituer un vecteur convaincant de démocratisation à l'occidentale. L'inverse est autrement probable et d'ailleurs déjà fort repérable : à savoir une africanisation manifeste de ce genre de pratiques, qui tendraient plutôt à exacerber les clivages particularistes." p. 183

" Le deuxième point sur lequel il nous paraît nécessaire d'insister concerne l'impératif de la réciprocité si manifestement omniprésent dans les relations politiques. p. 183

"Quasiment toute carrière à l'africaine vise au statut de Big Man, grand expert en relations personnalisées, et toujours soucieux de paraître au-dessus de ses concurrents, de les clientéliser dans le cadre d'une "économie d'affection" (Pour reprendre l'heureuse expression de Hyden (G.)." La quête du pouvoir, l'accumulation des ressources s'avère rarement une fin en soi pour les élites : il s'agit, plus fondamentalement, d'en faire bon usage pour gagner durablement le coeur de ceux qui dépendent de vous, de ceux qui seront considérés et se considéreront comme étant des vôtres." p. 184.

"La politique en Afrique noire est donc légèrement affaire de respect, de statut, reposant sur cette éternelle quête de l'estime, qui passe par de subtiles redistributions auprès d'intermédiaires garantissant le nécessaire soutien de populations plus larges. Presque tout est permis pour parvenir à la respectabilité : cette dernière dépendant essentiellement en fin de compte de la capacité à pouvoir contenter ses fidèles. Le fait de détourner toutes sortes de fonds sera rarement vilipendé dans ce genre de contexte, mais plutôt assimilé à un machiavélisme dont il y a tout lieu de tirer gloriole lorsque l'on sait en faire profiter ceux qui vous appuient. C'est pourquoi les notions d'abus de pouvoir ou de corruption ne sauraient avoir grand sens dans ces contextes, où l'idée d'honnêteté n'est guère garantie par des institutions qui incarneraient une Légitimité supérieure. En revanche la probité correspondrait plutôt à la réputation d'être en mesure de ne jamais décevoir ceux qui font appel à vous". p. 185

" Or, s'agissant de l'Afrique subsaharienne contemporaine, il nous semble que l'idée même d'une rétribution différée est la plupart du temps impensable. On se situe au sein d'une autre éthique qui enjoindrait plutôt d'étaler, de dissiper les gains matériels en faisant preuve d'une indispensable magnificence (au double sens de la pompe et de la générosité). D'un point de vue économique, ce genre de mentalité pousse certainement davantage à la dépense ostentatoire et à la redistribution ciblée qu'à l'épargne productive. " p. 186

"L'histoire de l'Afrique post-coloniale démontre amplement que les supporters d'un régime, les principaux soutiens d'un président et leurs réseaux respectifs ne sont aucunement prêts à sacrifier leurs intérêts, au nom de celui (supérieur et indifférencié) du pays. Ambitions et enjeux se situent en deçà." p. 187.