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LA CONSTITUANTE

DE

BOLIVIE

CONFERENCE

DONNEE DANS LE CADRE DE CAURIS
15 Juillet 2004


par


Jacqueline MICHAUX
   
       
 

 

sommaire

De la Participation Populaire à la Constituante

Les événements historiques qui ont conduit à la Constituante

Les chances de de la Constituante

La nouvelle urbanité : la communauté urbaine

La redéfinition du vol dans la justice communautaire

L'« Identité » occidentale et la « Relation » indienne

   
         
    Introduction    

 Il y a deux ans, Jacqueline Michaux nous avait parlé de la Participation Populaire. Cette conférence se trouve sur ce même site.

 

 

 

 

 

 

Le débat sur la Constituante a débordé le cadre bolivien car il intéresse la contradiction de deux civilisations.

 

Paul Bom KONDE, secrétaire général du Cauris :

Aujourd'hui nous accueillons Jacqueline Michaux qui a bien voulu faire un exposé sur les enjeux de la Constituante en Bolivie et nous sommes ravis de sa présence. Dominique va nous rappeler ce qu'est la Constituante.

Dominique TEMPLE:
Ce qui nous intéresse à propos de la Constituante en Bolivie c'est qu'elle émane d'une volonté populaire de faire face aux difficultés dues à la domination physique de la société occidentale sur les peuples indiens et à la domination de l'économie occidentale qui aujourd'hui s'avère incapable de résoudre le problème de la pauvreté qu'elle génère pour les sociétés indiennes et métisses. La Constituante a été rendue nécessaire parce que la pauvreté a atteint le seuil de rupture et a conduit à la révolte sociale.
Il y a deux ans, Jacqueline Michaux nous avait parlé de la Loi de la Participation Populaire car c'était la première fois qu'en Bolivie une loi permettait à toutes les communautés de s'exprimer et de disposer des moyens d'exercer leur responsabilité en gérant une part des fonds publics. Les communautés y compris les communautés indigènes traditionnelles (les ayllu) prennent désormais part à la vie de l'Etat. Cette loi avait alors quatre ans d'âge et nous avions voulu en connaître les résultats. La conférence de Jacqueline Michaux se trouve sur Internet au site de l'association cauris : http://afrique.cauris.free.fr


Les choses ont évolué. Il y a eu de nouvelles élections présidentielles et l'alliance entre communautariens ou défenseurs des communautés indiennes et libéraux ne s'est pas renouvelée. Les libéraux ont obtenu tout le pouvoir. Il n'y avait dès lors plus qu'une seule lecture politique de la Constitution ce qui a probablement condamné le pouvoir à l'impasse. Le soulèvement populaire a été réprimé par la violence, mais c'est finalement le peuple qui l'a emporté et le Président de la République s'est enfui aux Etats Unis.
D'une part les libéraux ne peuvent pas reconduire la même politique d'autre part les communautés indigènes n'ont pas encore les compétences techniques pour prendre la relève et organiser le pays, au niveau national. Alors s'est imposée une formule de transition qui laissera la place à une Constituante chargée de proposer une nouvelle Constitution.

Or, du comité chargé de préparer la Constituante les communautariens en particulier notre ami Javier Médina ont été pour l'instant écartés. Le résultat de ce coup de force est paradoxal car s'il y a un débat au sein du comité, il y en a un autre qui dépasse le cadre national, c'est le débat extérieur mené par Javier Médina. Ce débat échappe au contrôle politique du pays grâce à l'Internet. Mais il sert aussi de base de discussion pour des pays où se posent les mêmes problèmes. Voilà pourquoi la question de la Participation et de la Constitution de la Bolivie sont pour nous des références.

Alors quels sont les enjeux du débat, quelles sont les forces qui entrent en lice, quelles sont les lignes directrices de leurs ambitions, voilà un peu ce qui, avec toutes les questions que vous poserez, peut être demandé à Jacqueline Michaux.

 

   
   

CONFERENCE
   

La Grande Marche indienne de 2002 avait pour seule revendication la Constituante.

Il s'agissait pour les Indiens qui avaient obtenu une reconnaissance d'un pouvoir local grâce à la Loi de Participation Populaire d'exercer leurs responsabilités à l'échelon national.

 

Il faut souligner que ce sont les communautés aymara urbaines (juntes de quartier) qui ont pris le relais des communautés rurales lors de la révolte d'Octobre.

 

 

 

 

 

 

Il s'agit à présent de concilier deux types de représentation : la représentation occidentale qui procède par élections de délégués de partis politiques par circonscription, et la représentation aymara qui procède par désignation des responsables qui ont accompli le cycle de leurs charges communautaires avec le maximum de loyauté et de compétences.

 

 

 

 

Pour arriver à la Constituante un calendrier a été établi jusqu'en Août 2006

 

 

Jacqueline Michaux

Je vais parler brièvement du processus qui a conduit à l'Assemblée Constituante, processus qui a pris plusieurs années, deux à trois ans, ce qui finalement n'est pas énorme. Cela a commencé, je dirais, concrètement, par un demande des communautés indiennes et une grande Marche qui a réuni des dizaines d'associations, et de regroupements indiens d'Amazonie. C'est parti de l'Amazonie, c'est vrai, mais ensuite le mouvement a été repris par les Hauts Plateaux. On verra qu'il y a là déjà une cause de certaines difficultés car ces deux régions sont fort différentes et il est difficile de réunir tous les peuples indiens ensemble. C'est une des difficultés que cette Assemblée Constituante va devoir affronter. Comment parvenir à une proposition relativement basée sur le consensus, avec 37 peuples différents qui habitent en Bolivie ? Plus précisément 35 dans l'Amazonie et 3 dont deux importants dans les Hauts Plateaux et qui constituent à eux seuls la majorité ?


Et d'abord quels critères retenir pour évaluer la population ? On peut prendre le critère des langues. Celui qui parle les langues indiennes serait indien. On peut prendre celui d'une appartenance territoriale. Dans ce cas, tous les habitants des villes qui parlent aymara ne seraient plus comptés. En 2002 un recensement a été fait à partir du facteur linguistique où l'on a demandé à la population "comment est-ce que vous vous identifiez ? Est ce que vous vous identifiez comme indigène ?" (En Bolivie on dit indigène) et cela a donné que 62% de la population se reconnaît comme appartenant à un peuple indigène. C'est sans doute sur-, ou sous- estimé parce que le critère choisi est subjectif, mais c'est quand même intéressant car c'est la seule base que l'on a. Ainsi, en Bolivie, la majorité de la population n'est pas représentée au niveau de l'Etat dans la Constitution.

Il y a quelques années les dirigeants du pays ont inclus le terme de pluri-culturel et celui de pluriel dans les textes constitutionnels eux mêmes. Et puis il y a eu un processus dont on a parlé il y a deux ans sous le nom de la Participation Populaire qui a consolidé le pouvoir local.
En 2002 l'idée est de revendiquer plus de pouvoir au niveau national. L'instrument légal qui le permettrait, c'est l'Assemblée Constituante.
D'où cette Marche qui eut un écho très important. Elle avait choisi pour objectif et même pour seul objectif, l'Assemblée Constituante, et donc de réclamer une participation sociale au niveau des définitions nationales.
Ensuite sont intervenus des évènements ponctuels, en particulier ce qu'a représenté l'exportation des ressources naturelles au Chili, plus précisément du gaz liquide aux Etats Unis via le Chili. Une série de recherches et d'études ont été faites par des gens qui ne sont pas au pouvoir pour démontrer qu'en fait les USA n'ont pas besoin de gaz bolivien et qu'il s'agissait d'une tromperie : le gaz devant satisfaire une demande locale au Chili. Il s'agissait de vendre le gaz à un prix dérisoire à des transnationales, etc... C'est ce facteur ponctuel qui a déclenché ce que l'on a appelé de différentes façons... enfin ! l'insurrection du mois d'Octobre dernier.


Il faut souligner que l'insurrection du mois d'Octobre est une insurrection urbaine et non pas rurale. Ce ne sont pas les communautés qui se sont mobilisées et qui ont marché sur La Paz, non, ce sont les quartiers urbains de l'Alto. L'Alto c'est une ville mais une ville aymara d'une certaine façon, du moins dans sa grande majorité. C'est pratiquement un million de personnes, la quasi totalité aymara.
Et alors, ce grand mouvement, disons social, a pris une tournure violente qui s'est soldée par un véritable massacre. L'armée est intervenue alors que la demande de la population était "Non à l'exportation du gaz naturel au Chili" "défendons notre dignité" "N'offrons pas nos ressources naturelles aux Transnationales". Il y avait donc une demande d'autonomie très forte mais qui s'est soldée par plus de 80 morts. Les gens se sont armées de frondes et de pierres pour affronter des soldats munis d'armes automatiques. Il faut dire que cela a été quelque chose de très très fort pour toutes les familles dans la mesure où les jeunes soldats sont aymara. Il leur fallait tirer sur de possibles parents qui étaient dans l'Alto. L'image la plus dramatique qu'il y a eu c'est que ces soldats, ils n'ont pas voulu tirer. Et il y en a eu un qui a reçu une balle de son officier, une balle dans la tête parce qu'il refusait de tirer sur les gens. Alors on a pris conscience publiquement de la dimension aymara, de la dimension ethnique de la situation. Il y avait là une impossibilité à un certain moment d'être soldat ou membre de l'armée contre ses parents. Ce sont des détails mais ces détails sont quand même importants parce que finalement ils permettent de comprendre le sens du mouvement.
Que sont devenues les revendications d'Octobre ?
Eh bien, la population est descendue de l'Alto jusqu'au centre de La Paz, voulant rentrer dans la maison du Président et le tuer. Le Président est sorti par hélicoptère. On a commencé à voir plusieurs hélico en ville et dans un de ces hélico il est parti avec des membres de son cabinet, le ministre de l'Intérieur, etc., parce que le mouvement était devenu vraiment un soulèvement incontrôlé. Les organisations qu'on appelle organisations populaires, les syndicats et les confédérations ouvrières finalement n'ont rien pu contrôler.
Mais que fallait-il faire après ? Le Président de la République s'est échappé dans les airs et
légalement c'est le Président du Parlement qui remplace le Président de la République. Quand il n'y a plus de Président eh bien c'est le Président de la chambre des députés qui le remplace.. En fait la population sentait qu'elle avait tout le pouvoir dans ses mains, mais elle ne pouvait pas non plus prendre le pouvoir ce qui est difficile à expliquer. Mais, depuis cinq siècles, la situation coloniale fait que ce pays est dirigé par une minorité que, nous, on appelle métis-créole et qui est culturellement occidentale.
La population n'a pas mal accepté que le Président de la Chambre des Députés prenne le pouvoir mais sous condition : le "référendum" qui doit avoir lieu le 18 Juillet prochain, et que "l'Assemblée constituante" refonde le pays.
Voilà donc un petit peu pour le processus des événements.
Pour rendre opérationnelle cette Assemblée Constituante, il fallait prévoir un cadre légal qui évidemment n'était pas prévu par la précédente Constitution. Donc il a fallu faire une réforme de la Constitution pour prévoir l'Assemblée Constituante pour que le processus soit constitutionnel. Tout s'est précipité en Octobre et le 20 Février dernier, la Loi de Réforme de la Constitution a été promulguée où sont prévus trois mécanismes de participation citoyenne :
-L'initiative législative citoyenne
-le referendum
-l'assemblée constituante.
Ont été ajoutés quelques articles intéressants, enfin qui nous intéressent, la suppression du monopole des partis politiques pour être candidat aux élections, c'est-à-dire que n'importe quel citoyen présenté par une organisation (qui peut être un peuple ou un groupe ethnique) qui aura quand même un aval institutionnel) pourra se présenter même donc s'il ne fait partie d'aucun parti politique. Pour les communautés cet article est d'une importance énorme. Les partis politique, en effet, plus personne n'y croit. Personne en Bolivie ne croit qu'un parti politique a pour intérêt de représenter la population, de faire des lois, etc. non. Donc, là, il y a une figure légale intéressante : un candidat aux élections municipales, législatives, présidentielles, peut être quelqu'un qui n'appartient à aucun parti politique.
A partir de là, a été constitué un comité qui s'appelle Unité de Coordination pour l'Assemblée Constituante : la UCAC. C'est là où notre ami Javier Médina pensait pouvoir être désigné comme Président de cette unité. Il a été tout à fait marginalisé de cette unité et c'est quelqu'un qui fait partie d'une élite politique classique, et qui a une trajectoire peu crédible pour beaucoup de personnes en Bolivie, qui dirige cette unité.
Pour terminer avec les faits un calendrier a été établi qui peut être intéressant :
- Jusqu'en Mars 2004 la constitutionnalisation de la constituante chose réalisée dès Février donc.
- Deuxième phase : jusqu'en Janvier 2005 : promouvoir la consultation sociale et le débat public et enfin promulguer une loi spéciale pour composer l'Assemblée Constituante.
La question on le verra est : "qui vont être les membres de cette Assemblée Constituante ?" On va en reparler.
- Troisième phase : jusqu'en Avril 2005 l'élection des participants de l'Assemblée Constituante.
On voit donc que ça va très très vite et même trop vite.
- Quatrième phase : Avril 2005 Installation de l'Assemblée Constituante. Ce sont donc les élections.
- Mai 2006, ça c'est un délai important : début du fonctionnement de l'Assemblée Constituante et l'on prévoit : Mai-juin-Juillet-Août, quatre mois pour promulguer une nouvelle Constitution Bolivienne de l'Etat.
Le but de cette Assemblée Constituante c'est de proposer une nouvelle Constitution dont le contenu est tout à fait libre et qui va se définir en fonction des forces en jeu, des capacités, des propositions des uns et des autres, des possibilités aussi d'une série de mouvements sociaux qui ont des intérêts divergents, différents, mais qui, à cette occasion, devront - et cela est déjà en train de se passer -, arriver à un consensus.
Donc, voilà ! C'est un processus qui s'est donné une première échéance difficile : janvier 2005 à savoir : qui va faire partie de cette Assemblée Constituante ? Cette Assemblée est une grande assemblée où des personnes qui ont été élues ou désignées de différente façon (soit de façon plus occidentale à partir d'un système représentatif démocratique, soit de façon plus aymara c'est-à-dire désignées au niveau des communautés) vont devoir se comprendre. Le nombre des assembléistes si l'on peu dire ce mot en français n'est pas prévu. Il doit être fixé par le comité. Les différentes propositions fluctuent entre 60 et 160, quelque chose comme ça... Leur rôle n'est pas prévu ni qui va assister aux débats et comment vont-ils être désignés ?

En Bolivie, comme je crois dans de nombreux pays africains, il y a donc deux systèmes parallèles :
- le système occidental, c'est-à-dire avec une représentation par circonscription.
- le système participatif direct qui a lieu dans les communautés Quechua et Aymara. D'ailleurs on nomme généralement un couple et non pas un individu mais l'élection dans les communautés ce n'est pas une véritable élection dans le sens occidental du terme, car le système d'accès aux responsablitités est rotatif. Tout le monde va, à tour de rôle, être autorité de la communauté. Je ne sais pas si l'on retrouve ça en Afrique ? Ainsi dans les communautés aymara au cours de sa vie on assume de huit à dix charges politiques. Tout le monde. Qu'on sache lire ou pas, qu'on sache écrire ou pas, qu'on parle espagnol ou pas, qu'on soit doué ou pas pour s'occuper de la communauté. Il y a là un système qu'il va falloir effectivement adapter aux circonstances mais je perçois que ce sont des personnes qui auront au niveau des communautés et puis des ayllu qui sont des communautés plus importantes, une expérience dans ce domaine et qui auront surtout acquis au cours de leur trajectoire certaines valeurs morales qui seront désignées pour participer à l'Assemblée Constituante.

 

   
   

Questions et débats
   

Mais n'y a-t-il pas de possibilités d'interruption du processus ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J'ai envie d'interroger la qualité et la consistance de la réalité des communautés en question pour savoir en fait finalement de quoi il s'agit. Que ce soit en Afrique ou en Amérique, je pense que l'une des revendications des peuples c'est surtout une revendication de type intégrationniste, comment davantage s'intégrer à ce qui s'offre comme lieu privilégié où pouvoir participer à la redistribution des richesses ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Est-ce que les communautés se coordonnent entre elles pour présenter une proposition unie et cohérente

 

Mariam (Burkina Faso) :
Mais avec les habitudes qui sont celles des partis n'y a-t-il pas de possibilités d'interruption du processus ? La dynamique va-t-elle continuer, les libéraux ne peuvent-ils plus revenir et intervenir ?

J. Michaux :
Si, tout est possible comme en Afrique, tout est possible et c'est vrai que les partis politiques d'une part et l'élite métis-créole d'autre part ne voient pas dans cette Assemblée Constituante la possibilité de refonder le pays selon leurs intérêts sauf certains secteurs. Le processus peut être interrompu si l'élite ne voit aucun intérêt à faire une Assemblée Constituante, mais attention : il y a une autre partie de l'élite politique économique bolivienne qu'intéresse la Constituante. Pourquoi ? Parce que toutes les ressources d'hydrocarbures sont situées à l'Est du pays dans l'Amazonie et les élites politiques de cette région-là (deux ou trois départements) veulent rapidement une Constituante qui prévoirait (ça c'est dans les enjeux politiques), une espèce de mini-état où les ressources naturelles pourraient être gérées, et leurs bénéfices reçus, au niveau local tout en laissant tomber la population indienne des Hauts Plateaux qui n'ont actuellement plus de ressources naturelles.
Donc, là, il faut faire attention parce qu'un secteur qui pousse énormément à la Constituante c'est une partie de l'élite politique et économique. Il y a un rapport de pouvoirs dont il faut tenir compte.

D. (France)
Je voudrais revenir sur la division entre d'une part la Marche indigène qui faisait penser à un front de civilisation et ce qui a été appelé ponctuel : la crise des ressources nationales. Or, on vient de voir que ce ponctuel obéit à la même contradiction de système puisque tout d'un coup l'élite au pouvoir change de stratégie en se disant : si le local me permet de privatiser les ressources, alors jouons le local. D'où l'intérêt de cette élite pour la Constituante et la riposte de ceux qui ont d'abord conforté le pouvoir local et qui veulent aussi participer à l'Etat au niveau national. Il y a un lien à mon avis, un lien intellectuel au moins, un lien stratégique peut-être dans la pensée de ceux qui d'abord ont voulu la Loi de Participation et qui ont permis que le pouvoir local soit reconnu et qui, maintenant se rendant compte de la stratégie des pouvoirs transnationaux, se méfient et veulent que le pouvoir local participe au pouvoir national.

J. Michaux :
Oui, mais toutes les ressources sont en territoire indigène d'Amazonie. A l'intérieur de cette région se reproduit le conflit. Les Indiens disent : "Dans la Constitution on veut aussi l'accès aux ressources du sous sol". Car c'est l'Etat qui est propriétaire de ces ressources naturelles, et l'élite dit :"Oui, mais attention vous pouvez défendre le local mais nous, on donne un autre sens au local : c'est plus vous qui allez vous occuper de ça (le sous sol) c'est nous". Ce n'est pas rien que ce soit les peuples de l'Amazonie qui ont commencé le processus de la Constituante.

D. :
C'est ce que je voulais souligner.

J. Michaux :
Il y a une lutte de pouvoirs parce que s'ils s'entendent sur l'idée peut-être de région autonome ou d'un état fédéral que cela est une discussion sur le contenu politique, mais le contrôle des ressources c'est un autre débat et il continue.

D. :
Pour répondre à Mariam, je pense qu'il y a une réflexion globale populaire qui se généralise et qu'aujourd'hui on ne peut plus l'arrêter. Elle déborde même la Bolivie et les moyens actuels de communication vont rendre difficile de revenir à la dictature militaire. C'est possible, cela reste possible mais ce sera de plus en plus difficile.

B. (Sénégal) :
Mais est ce que le retour ne peut pas se faire autrement que par la dictature ? Quand on pose le problème du fédéralisme c'est une problématique qui touche l'ensemble de la Bolivie. Or, c'est comme qui dirait qu'il y a une volonté de l'élite en Amazonie de s'accaparer des richesses du terroir. Et donc j'ai comme l'impression qu'il peut y avoir dans le processus : récupération. L'élite n'est pas forcément nationaliste ou nationalitaire comme dans nos pays. Les élites sont souvent opportunistes et assez libérales parce que pour elles c'est le matériel qui compte. Or, je me doute un peu que les populations indigènes qui prennent conscience que la richesse d'un terroir ce n'est pas seulement ce qui est à la surface, que ça peut être dans l'atmosphère comme sous terre, veulent protéger cela dans l'intérêt des communautés. Mais s'il y a une élite libérale qui se greffe et participe à la Constituante tout en sachant qu'elle aura plus de moyens d'accaparement de ces richesses ça me pose problème.
D'autre part, il y a d'un côté l'Amazonie avec 35 communautés et de l'autre côté les Andes où deux communautés sont beaucoup plus fortes. Le problème de l'unité nationale (en termes de communautés) va se poser : il y aura une sorte d'affrontement entre une majorité du point de vue du nombre mais insignifiante du point de vue de la différence des peuples. Il ne faudrait pas exclure à mon avis une définition nationale des richesses même si elles se trouvent de façon exclusive en zone amazonienne.

J. Michaux :
Sur ce deuxième point c'est très clair qu'il y a là un piège et un danger. De plus, les mouvements indiens de l'Amazonie ont souvent été divorçés des mouvements indiens des Hauts Plateaux. Ceci dit, il y a de plus en plus de rapprochements qui ont pour thème la solidarité. Cette solidarité s'est manifestée aussi dans l'Histoire entre les Hauts Plateaux et l'Amazonie. Dans les Hauts plateaux les gens disent : "Attention nous, durant des siècles on a donné au développement de l'Amazonie, vous ne pouvez pas maintenant fermer le frontière". Cette alliance qui n'est pas possible au niveau des élites, car, elles, elles s'en fichent complètement, elle existe au niveau des peuples indiens.

Ce qui a été mis en jeu aussi en Octobre c'est la dignité du peuple de l'Alto qui a lutté pour des ressources dont il ne bénéficie pas car les cadeaux, les aumônes des transnationales, ce que donnent les transnationales comme impôts, ne bénéficient pas aux départements des Hauts Plateaux. Je crois que le discours est clair que la solidarité doit être la base de ce nouveau pays qu'on est en train de mettre sur pied. Evidemment pas au niveau des élites, ça c'est très clair aussi. Depuis longtemps les élites en Amazonie veulent soit devenir indépendants soit se rattacher au Brésil car elles sont tout à fait occidentalisées : on pourrait donner des tas d'exemples. Mais il ne faut pas oublier non plus qu'il y a de plus en plus d'Aymara qui vivent en Amazonie et dans les grandes villes. La solidarité c'est aussi que en octobre on a donné 80 de nos parents. Je sais que par rapport aux massacres qui peuvent exister dans les pays africains c'est peut-être très peu. Ceci dit, c'est quand même énorme. C'est des jeunes, c'est des parents, il y avait beaucoup de femmes qui étaient dans les rues qui sont morts. De donner sa vie pour la dignité du pays c'est quand même quelque chose de très fort et qui est marqué désormais à l'entrée de l'Alto.
Fédération ou pas, autonomie régionale, et dans quels termes ce sont des débats forts de la Constituante. Et, à nous et au secteur qui pense la refondation du pays de savoir proposer des choses cohérentes et qui tiennent compte d'une certaine Histoire du pays.


P. (Cameroun) :
Je voudrais poser une question par rapport à la crise du gaz.
Si j'ai bien compris le facteur déclenchant la crise, c'est un peu la question du gaz. Les gens disent : "il ne faut pas que le gaz aille au Chili il faut qu'il soit exploité pour le pays". Dans une option autre que capitaliste on dit : "il faut qu'à ce débat participent tout le monde : les libéraux et les communautés". Est-ce qu'il n'y aura pas une tension entre les communautés et les libéraux qui essayent de tirer la couverture de leur côté ? Parce que si l'on dit qu'il y a débat, cela veut dire que tout le monde doit y assister. Tout le monde doit être là et si tout le monde est là, les contradictions vont surgir et alors qu'est-ce qui garantir le succès des communautés dans ce débat ?

J. Michaux :
Le thème des ressources naturelles a été canalisé. On prévoit une solution dans un référendum. Ce referendum est un premier pas vers une Assemblée Constituante....

P. :
Qu'est-ce qui garantit donc que les communautés puissent poursuivre le processus parce que peuvent participer des gens qui sont susceptibles d'être manipulés, de partager même le point de vue des libéraux. Il faut que des propositions soient faites pour arriver à un débat et à un résultat.

D. :
La situation est ouverte et il n'y a pas de garantie mais il y a des échéances à plus ou moins long terme : c'est ce laps de temps qui est offert à tout le monde y compris les libéraux qui ont le droit de participer et dire par exemple : attention le capital est nécessaire pour extraire le gaz de la terre, etc.. Mais il y a six ou sept mois pendant lesquels tout le monde peut participer et cela est déjà extraordinaire. D'avoir un temps pour la délibération, pour le débat, pour la réflexion avant la décision.

Je voudrais souligner un second point c'est que s'il y a possibilité d'élection démocratique de type occidental et donc manipulation possible, il y a aussi participation désormais de personnes qui sont désignées par des mécanismes qui sélectionnent des gens en fonction de la façon dont ils ont assuré leurs charges communautaires c'est-à-dire en fonction de leur honnêteté et non pas de leur capacité à faire fructifier leurs intérêts ou les capitaux de leur famille. C'est-à-dire que l'on va introduire dans la Constituante des gens désignés à partir de critères tout à fait nouveaux qui donnent une assise concrète et bien réelle à ce que l'on appelle la solidarité. Si la solidarité c'est seulement la défense des intérêts d'une coopérative de producteurs, elle pourrait aussi bien être la défense des intérêts de la région de l'Amazonie comme le disait Baro contre les intérêts des Hauts plateaux et l'on se retrouverait dans un schéma que nous connaissons bien, éventuellement corporatiste, éventuellement fasciste pourquoi pas ! Non, cette perspective est rennversée parce qu'on a établi d'abord la Loi de Participation puis parcequ'il y aura des responsables des communautés dans la Constituante c'est-à-dire des responsables qui ne sont pas les délégués des partis.

B. :
Oui, cela est exact mais la garantie malgré tout ?

D. :
Il n'y a pas de garantie. Comment dans un tel débat y aurait-il a priori des garanties ? La révolution serait faite, il n'y aurait pas lieu d'un débat : Il y a six mois pour constituer des garanties. Les idées pendant ce temps sont bien reçues, c'est-à-dire que les propositions peuvent être faites par chacun ! On peut étudier différentes situations car de telles situations vont à mon avis se reproduire parce que c'est un problème théorique. Partout les sociétés sont à la recherche de nouvelles Constitutions qui fassent droit à autre chose que la force militaire ou la force monétaire des intérêts privés.

A. : (Sénégal).
Je voudrais poser une question liée justement à cette question des garantie : quels sont les lieux où il est possible de discuter ? C'est si l'on veut la question de la consistance et de la réalité des communautés parce que, c'est vrai, il y a la Loi de Participation qui a été posée comme premier acte d'un processus qui va de toute manière continuer. Bon, là où ça m'interroge c'est que la Marche qui a précipité un peu le processus ait quasiment échappé à tout le monde et que la révolte d'Octobre soit née en plein milieu urbain où je pense que les besoins sont peut-être autre chose (je ne sais pas, mais nous aurons sans doute un éclairage sur cette question). Bon, donc en plein milieu urbain, et je me demande dans quelle mesure c'est resté connecté ou déconnecté avec l'impulsion première qui a conduit à la Marche des Indiens. C'est une question qui m'interroge beaucoup et quand j'entends également les uns les autres dire : "à qui tout cela va profiter ?" je pense que l'on met dans la question deux types de choses. J'ai envie d'interroger la qualité et la consistance de la réalité des communautés en question pour savoir en fait finalement de quoi il s'agit. Que ce soit en Afrique ou en Amérique, je pense que l'une des revendications des peuples si on veut encore maintenir le mot - parce que je pense..., mais bon, - la revendication des peuples c'est surtout une revendication de type intégrationniste : comment davantage s'intégrer à ce qui s'offre comme lieu privilégié où pouvoir participer à la redistribution des richesses. Les problèmes ne naissent que lorsque justement les niveaux où l'on peut acquérir les retombées ne sont pas satisfaisants. Je pense que sur ce type de situation il y a d'autres choses qui peuvent évidemment se greffer (si on prend le cas de Elf en Afrique, on voit qu'il y a d'autres problématiques politiques en jeu et que des élites ou des groupes affairistes s'intéressent à cette affaire-là). Mais du point de vue des populations, et au quotidien, je pense qu'il y a cette dimension-là qu'il ne faut pas du tout évacuer si on veut vraiment comprendre et avoir, comme vous le disiez tout à l'heure, de vraies propositions alternatives. De vraies propositions alternatives ne peuvent pas, ne doivent pas pouvoir faire fi de ceci qui me semble être un élément important de la situation, c'est que en première approche, les populations demandent à être intégrées, veulent participer. Maintenant dans quelle mesure sont elles conscientes et comprennent-elles ce qui se passe autour d'elles, c'est autre chose. Mais il me semble que de plus en plus - et c'est ce que je crois comprendre - la revendication des peuples c'est surtout le revendication d'une intégration. Autrement, je ne m'explique pas le fait que les communautés aient été débordées d'une certaine manière par une jeunesse urbaine qui est confrontée à tout ce qui se passe en situation d'urbanité, situation d'urbanité qui est une situation où les gens sont décalés par rapport à leurs appartenances premières.

J. Michaux :
Je vais peut être préciser quelque chose : ceux qui ont été débordés par le processus, ce sont les dirigeants syndicaux classiques qui depuis l'époque des mines dans les années 50-60-70 ont dirigé le mouvement social de la Bolivie. Après le déclin de l'étain, c'est devenu un secteur minoritaire qui a plus ou moins essayé de se recycler. Mais donc ceux qui ont été débordés sont ces institutions classiques.
En fait, à l'origine de tout ça, c'est aussi qu'en 2002 il y a eu cette marche mais c'est aussi parce qu'en 2000 les communautés ont commencé un processus important de contestation dans le Nord du pays c'est-à-dire que les communautés aymara représentées dans une institution qui s'appelle la Confédération Syndicale Indigène de Bolivie ont fait front au gouvernement et ont dénoncé publiquement - cela peut paraître très secondaire pour de grands analystes, etc., mais, pour nous, c'est important -, ont dénoncé le racisme. Face à un ministre un dirigeant a dit : "on ne peut pas parler avec vous parce que vous êtes un raciste donc on s'en va". Dans un pays comme la Bolivie c'est impossible ! C'est un pays néo-colonial où donc il fallait du respect vis-à-vis du ministre, etc, etc.,.. Là, non, le dirigeant a dit : "je ne vous parle pas parce que vous êtes un raciste et un voleur, un corrompu donc je m'en vais" Il y a donc eu un processus à partir de l'an 2000 qui a fait d'ailleurs beaucoup de morts car les communautés ont commencé à bloquer les routes, paralyser le pays et s'il n'y a plus d'entrées de produits agricoles dans les villes, hé bien, les gens des villes n'ont plus de quoi se nourrir. C'est dire que les protagonistes de ce processus ont été en fait les communautés.

Et puis cette question des ressources nationales s'est déclenchée ponctuellement, mais si cela a été urbain c'est aussi parce que les réserves d'essence qui alimentent l'armée en particulier sont dans l'Alto. Les gens se sont mis autour de ce dépôt et n'ont plus permis le passage des camions de l'armée. Il y a là une question de stratégie.


Un autre élément c'est que les communautés ne sont pas coupées des villes. On peut dire que à l'Alto beaucoup de gens survivent dans une situation en effet de pauvreté économique mais ils vont dans leurs communautés chercher des pommes de terre, chercher un mouton et chercher des tas de choses c'est-à-dire qu'il y a une économie qui se base quand même sur l'économie des communautés. Pour les seconde, troisième quatrième générations je dirais que c'est la même chose parce que je connais pas mal de jeunes, hommes et femmes qui finalement après une certaine crise d'adolescence où on nie toutes ses origines, etc., finalement reviennent à une certaine évidence : c'est que : attention ! dans les communautés il y a de la solidarité, et on va lui donner des pommes de terre et la grand-mère va l'aider, et donc on continue même si l'on est parfois né en ville. Je ne sais pas comment cela se passe en Afrique au niveau de la continuité ville-campagne, mais en Bolivie la population créole vit à La Paz : c'est la ville d'en bas, coloniale, en fait toujours moins et de plus en plus aymarisée de plus en plus indianisée. L'Alto c'est une ville à 99% aymara. A l'Alto il y a des gens qui cultivent, il y a des moutons dans les rues, c'est une ville dont la dynamique est fortement marquée par le milieu rural. Javier Médina dit : "qu'est ce qui fait une ville ? c'est sa dimension artificielle". Est ce que l'Alto est basé sur un rythme artificiel ou sur un rythme naturel de saisons des pluies, de la sécheresse et de la culture des plantes, etc. ? Hé bien, oui, alors ce n'est pas une ville.Quand on parle de milieu urbain face à un milieu rural c'est une erreur. L' Alto c'est une grande communauté qui s'agrandit de plus en plus. La ville est ailleurs, elle est en bas. Mais à l'Alto on se lève avec le coq, l'on sent une continuité avec la campagne.
Il y a quelque chose qui est peut-être particulier au processus urbain de la Bolivie

D. :
Je ne crois pas que ce soit particulier à la Bolivie parce que au Brésil c'est la même chose, en Colombie c'est la même chose et puis je me demande, bien que je ne connaisse pas ces régions, si dans certaines régions de l'Afrique ce n'est pas la même chose, c'est-à-dire que ce que l'on appelle des villes, ça ne correspond pas du tout à ce qu'on appelle ville traditionnellement en France. Lyon, Reims, Paris ce n'est pas la même chose que Bouaké, Ouagadougou ou Abidjan. Je me demande s'il ne faudrait pas trouver de nouveaux concepts pour rendre compte de ce qui se passe dans ces phénomènes démographiques, de rassemblement de ceux qui ne peuvent plus vivre à la campagne et qui ne peuvent non plus rentrer dans le concept urbain tel que nous le comprenons. A mon avis, ce que vous venez de décrire comme cas particulier ce n'est pas un cas particulier. Au moins avec les favelas et les barriadas, les immenses banlieues de Sao Paulo ou de Lima : c'est autre chose que la ville.

P. :
Pour revenir à la Constituante vous avez parlé de sa composition et il y avait aussi la question : "qui va diriger ?". Est ce que vous avez une idée la dessus ou prévu quelque chose ¿
Vous avez parlé d'un système sans parti ou d'un système qui ait la possibilité d'intégrer une dimension politique qui ne soit pas dirigée exclusivement par les partis. Comment donc les communautés s'organisent-elles entre elles sur le plan politique ? Est-ce que les communautés ont un mode d'organisation propre sur le plan politique ? Quand on parle des libéraux est ce uniquement des métis-créoles ou bien est ce qu'il y a des communautés qui ont intégré le libéralisme en tant que tel ? Je reviens sur la question du contrôle des débats et de la garantie de succès des débats parce que s'il n'y a pas de leadership je ne vois pas comment des communautés qui ne coordonnent pas leur action vont, même si ce ne sont pas des partis, vont influencer les débats d'une manière ou d'une autre. Il faut aller à la Constituante avec des propositions dès le départ puisque chacun peut émettre des propositions mais il faut que ces propositions soient consignées au niveau des communautés. Les libéraux, eux, viendront avec des propositions... Si les communautés ne se sont pas corrélées entre elles avant d'aller à la Constituante et si certaines de ces propositions n'ont pas de fondement juridique bien affirmé elles peuvent, je dirais, être mises en minorité. Et ensuite il faut que les communautés s'assurent de la majorité à l'intérieur de la Constituante. Vous avez parle de 62% de la population. Je pense qu'au niveau de la Constituante il faut admettre ce principe : du moment où 62% de la population sont des communautés, il faut voir dans quelle mesure ces 62% peuvent être représentés à l'intérieur de la Constituante et comment ces 62% peuvent coordonner leur action tant du point de vue politique que de leur manière de voir les choses à l'intérieur de leur communauté.

J. Michaux :
Il y a eu une Assemblée Constituante en Equateur grâce à une mobilisation indienne importante et cela s'est terminé par une simple réforme. Alors, à l'opposé il y a la possible re-fondation de toutes les bases du pays.
L'idée que l'on a c'est de mettre dans cette Constitution l'existence de deux civilisations dans le pays et que ces deux civilisations ont droit, mais là, c'est encore une hypothèse "à être représentées" enfin à participer chacune comme elle l'entend. Donc l'idée ce n'est pas de dire : « maintenant tout va devenir indien», mais de dire : «on va faire co-exister deux systèmes en Bolivie». Les communautés, la population indienne (et l'on sait que ce peut être une communauté rurale ou une communauté urbaine) devrait être représentée à 62%. Beaucoup de dirigeants indiens n'acceptent pas ce chiffre parce qu'ils est sous-estimé mais c'est la seule base qu'on a pour l'instant. Le gouvernement dit : "Non les Indiens doivent être représentés à concurrence de 22%" . Alors, vous voyez déjà le débat. Les garanties ? Il va falloir lutter pour les obtenir. Donc on entend, nous, 62% dont les représentants seront désignés selon leur système politique. Les ayllu vont sans doute se regrouper. Les communautés vont peut être voir quelles sont les autorités les plus pertinentes, celles qui ont le plus d'expérience.
Comment faire coexister deux systèmes ? Ce n'est pas facile non plus parce que aux métis-créoles, on ne va pas dire : "Ecoutez, faites un système rotatif". Non ! Eux, ils vont élire leurs représentants selon le système politique qui est le leur. Effectivement, il faut penser à un système complexe mais vraiment à un système participatif.

Comment là, à l'intérieur de l'Assemblée les dirigeants vont-ils être désignés ? Je pense que ce sera de deux façons différentes.
Evidemment, on voit derrière tout ça, deux systèmes qui sont un système de réciprocité et un système d'échange. Et ça au niveau des contenus c'est fort important parce que la possibilité qu'offre cette Constituante c'est de dire : En Bolivie, nous avons deux systèmes économiques et deux systèmes politiques. Comment les faire co-exister, c'est cela tout le défi.

Alors au niveau de la préparation de la Constituante c'est ce qui est en train de se faire. Il y a des coordinations, des réseaux qui ont été créés. Il y a des personnes aymara qui travaillent, se réunissent avec un seul objectif : préparer une proposition pour la Constitution.
On y retrouve des dirigeants d'il y a 20, 30 ans aymaras, on trouve de jeunes intellectuels aymaras de l'Université, on trouve des malku c'est-à-dire des dirigeants traditionnels.
Je vais vous donner un exemple que je connais qui est celui de cette Assemblée Permanente des Peuples Originaires qui regroupe des dizaines de personnes de différents horizons dans le but de proposer une Constitution qui respecterait d'une certaine façon ces deux systèmes qui existent en Bolivie. Là, tout le monde est conscient aussi qu'il y a très peu de temps.

D. :
C'est très peu de temps mais c'est suffisant sans doute car dans l'histoire on a rarement eu autant de temps. Généralement la révolution ne dure que trois jours.

J. Michaux :
Donc... pas mal de temps, un temps suffisant sans doute pour travailler les propositions car il y a aussi des problèmes entre les différents mouvements, par exemple entre les Indiens de l'Amazonie et ceux des Hauts Plateaux. Les Aymaras sont divisés en deux grands secteurs : le secteur syndical paysan et le secteur indien traditionnel. Ce sont des oppositions très fortes qui vont d'une certaine façon devoir être résolues sinon chaque mouvement va parler avec sa propre proposition et cela c'est piège. Il faut voir que le gouvernement organise des tas d'ateliers pour soit disant informer les gens et finalement créer une confusion totale. Il y a beaucoup d'ateliers qui parlent d'un aspect ou d'un autre mais avec la volonté de confondre tout le monde. Mais il y a quand même de plus en plus de radios aymaras qui font des débats presque chaque jour, qui invitent des gens au débat, il y a une réponse à la confusion. On sait que le gouvernement comme dans les autres pays a ses intérêts mais on riposte aussi, on s'organise et, comme disait Dominique il y a Internet, même si les communautés n'ont pas tellement d'accès à Internet : de toutes façons les parents qui sont allés en ville etc., informent les communautés. Comme en Afrique, les foires et les marchés sont des lieux d'information très importants où on essaye de comprendre. Et puis on va informer la communauté. Il n'y a pas de problème de communication pour les Aymara, la communication n'est pas un problème aymara. Personnellement, j'ai assisté à une réunion de l'Assemblée Permanente des Peuples Originaires et j'ai été surprise de voir la diversité des dirigeants et des intellectuels rassemblés et débattre ensemble, des personnes qui en d'autres circonstances s'opposaient. Je trouve que le moment est tellement sérieux, tellement grave, tellement important que finalement les petits problèmes de pouvoir personnel, on les a mis de côté et on commence à faire des commissions, des commissions économiques, politiques, territoriales, etc., et on commence à travailler, à chercher l'information, à voir ce qui s'est passé dans les pays voisins, en Equateur, au Pérou pour ne pas tomber dans les pièges où ils sont tombés.
Et puis je dois dire qu'il y a un sentiment de ne pas pouvoir trahir ce qui s'est passé en Octobre et de devoir assumer cela avec beaucoup de sérieux.

D. :
Je voudrais poser une question à ce sujet : des morts, des massacres, il y en a tous les jours depuis toujours mais tout à coup il en est un qui marque comme un coup d'arrêt et qui n'est plus oublié. Ce massacre-là devient la référence qui soude les gens. Alors, ici, il n'y a eu que (excusez le que) il n'y a eu que 80 morts et on l'on sent pourtant une émotion considérable sur l'idée que des jeunes soldats ne peuvent pas utiliser leurs armes pour tirer sur leurs parents. Quand on met cela à côté de ce qu'on lit avec Kourouma sur les enfants soldats on se dit : il y a quelque chose qui ne va pas : d'un côté une émotion considérable entre parents et enfants, de l'autre des enfants soldats... C'est donc le contexte, la situation et le travail de la population qui donne tout d'un coup un sens au sacrifice, à la mort. Et s'il n'y a pas ce travail, alors il peut y avoir des massacres par millions sans qu'aucun mort n'ait un sens révolutionnaire. Je m'aperçois que vous parlez du massacre d'Octobre comme quelque chose de profondément significatif mais il l'est à conditions de le contextualiser. A mon avis, c'est le travail préalable des uns et des autre qui fait que les jeunes soldats, les parents, même les députés et peut-être même des officiers ont pris conscience de ce qu'on pouvait faire dire à travers de cette tragédie.

J. :
C'est ça. Et ils (les Aymara) ont senti aussi et ont dit qu'ils avaient agi sans consigne extérieure. Ils ont senti d'abord qu'ils s'élevaient contre le vol des ressources naturelles et là il y a quelque chose aussi...

D. :
Il y a un couplage entre la question de l'exploitation et le problème du racisme. J'ai entendu tout à l'heure parler de quelque chose également qualifié de ponctuel : l'affrontement d'un ministre et d'un jilakata sur le thème du racisme mais ces symboles s'articulent d'un seul coup et la situation se dramatise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais il y a six ou sept mois pendant lesquels tout le monde peut participer et cela est déjà extraordinaire : d'avoir un temps pour la délibération, pour le débat, pour la réflexion avant la décision.

 

 

 

 

S'il y a possibilité d'élection démocratique de type occidental, il y a aussi participation de personnes qui sont désignées en fonction de la façon dont ils ont assuré leurs charges communautaires c'est-à-dire en fonction de leur honnêteté.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ceux qui ont été débordés par le processus, ce sont les dirigeants syndicaux classiques qui depuis l'époque des mines dans les années 50-60-70 ont dirigé le mouvement social de la Bolivie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand on parle de milieu urbain face à un milieu rural c'est une erreur.

L'Alto c'est une grande communauté de un million d'hommes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'idée ce n'est pas de dire :

« maintenant tout va devenir indien»,

mais de dire :

«on va faire co-exister deux systèmes en Bolivie»

       

 

 

Le vol dans la communauté est crime contre l'humanité car il détruit la matrice des valeurs éthiques auxquelles la société fait référence.

 

 

Ce sont deux manières de lutte, celle contre la colonisation et celle contre les Etats Unis, qui signifient toutes deux une lutte contre le vol des richesses. Mais la question coloniale c'est quoi ?

 

 

J. Michaux :
Il y a peut être aussi qu'il s'agissait d'un vol dans la communauté, et là, ça ne pardonne pas, et je pense que c'est comme cela que cela a été vraiment senti. C'est là que le processus a échappé aux syndicats ouvriers. Avant il y avait "la lutte contre l'impérialisme américain" tout un discours, mais tout à coup, je crois, cela est devenu : "Ce sont nos ressources, les ressources communautaires", d'une grande communauté, car, quand même, les quartiers aymaras dans l'Alto, ils sont organisés comme des communautés ! Et tout d'un coup une organisation communautaire s'est mise en place dans la lutte : les femmes se sont mises à cuisiner, les hommes à partir au combat, les enfants à aider.

D. :
Ce que vous venez de dire oriente sur l'idée que
le vol a été interprété avec les catégories communautaires : pour la communauté, le vol c'est quelque chose qui est un crime contre l'humanité alors que s'il est interprété en termes occidentaux...

B. :
...c'est le travail, c'est le boulot.

D. :
Je ne le vous fais pas dire.
Quand les syndicats protestent contre le vol, ils protestent mollement parce qu'ils le considèrent selon les catégories occidentales. Mais lorsque l'on interprète la chose d'un point de vue communautaire le vol devient criminel et la riposte est différente.

J. Michaux
Il me semble que c'est une explication cohérente pour comprendre la force qu'a eu ce mouvement et l'appropriation de cette histoire de vol parce que le terme "nos ressources naturelles" est le thème important de ces événements.

D. :

Le problème est de pouvoir interpréter le vol et le punir constitutionnellement. S'il y a seulement un pouvoir populaire local qui ne peut avoir aucun recours à la médiation des juges, il châtie le vol logiquement par la peine de mort. C'est la justice populaire.

J. Michaux :
Je voudrais ajouter quelque chose : Avec la Participation Populaire je crois que les choses ont changé parce que dans la loi on parle de "justice communautaire". Lorsque effectivement on condamnait à mort pour vol dans les communautés en Bolivie tout le monde sautait en l'air en disant : "Ce sont des sauvages, etc.. " Puis, on est arrivé petit à petit à un moment où il y a eu l'idée - c'est aussi une idée que l'on doit à Javier Médina - , que
derrière cela il fallait reconnaître quelque chose de très important qui est la "justice communautaire". A partir de la Loi de Participation Populaire, cette justice est reconnue, et la population l'a rendue publique et la Révolution d'Octobre est, je pense, le fruit de la Participation Populaire.


Beaucoup disent : la Participation Populaire n'a servi à rien puisque à nouveau il y a eu 80 morts.. ; mais je dis : cette histoire n'aurait jamais eu lieu sans la Participation Populaire. 80 morts ce n'est pas le problème de la Participation Populaire, c'est le problème de la violence de l'Etat et de la répression. Mais ceci dit, le fait que des gens parce qu'ils habitaient en ville, on pensait d'eux qu'ils avaient oublié leurs valeurs ou certaines de leurs valeurs, eh bien, non, pas du tout, ils n'avaient rien oublié. Dans les villes, les équivalents des communautés que l'on appelle des "juntes" de quartiers depuis quelques années se sont renforcés, et je dirais que ce n'est pas un hasard s'il y a eu un moment où de dire les "Etats Unis via le Chili volent nos ressources" a été déterminant.


Cela n'est pas le seul facteur en jeu. Il y a effectivement ce thème de la justice populaire dont on n'a pas parlé. Actuellement il y a des régions où la police n'existe plus et où les autorités communautaires non plus n'existent plus.

A. :
Il y a deux ans on faisait le bilan de la gestion municipale qui était liée à cette problématique des communautés gérant leurs propres affaires. Dans l'assemblée tout le monde ne partageait pas la même vision sur le bilan car les résultats à cet endroit n'étaient pas les mêmes que les résultats en un autre endroit, etc.
Mais dans ce qu'il y a de positif de ces bilans, est-ce que ces éléments-là, ces éléments positifs, participent aujourd'hui au débat en cours dans la préparation des esprits, dans les thèmes des orientations de la Constituante ? Est-ce qu'il y a des synthèses, des bilans, des formules, des slogans qui représentent un petit peu les éléments positifs dans ces discussions là et qui alimentent la discussion ?

J. Michaux :
Il y a deux ans, je doutais un peu de la Participation Populaire et la Participation Populaire a été, certes, inégale. Mais ceci dit, aujourd'hui un maire qui vole est tué. Il y a quelques jours on a retrouvé le maire de Aya Aya brûlé sur la place du village. Aujourd'hui on ne supporte plus un maire qui vole. C'est vrai que la Participation Populaire a déclenché un tas de choses assez rapidement et comme dans nos pays la corruption est le problème n° 1, cela montre une certaine efficacité, évidemment redoutable, pour lutter contre la corruption, je suis la première à en être consciente, mais néanmoins qui a son intérêt primordial, fondamental pour ne plus être volé. Je ne vois pas au niveau slogan comme une espèce de récupération politique qui se traduise en termes de propagande ou autre mais je crois plutôt que les faits sont là, qui influencent, et ce qui a été plus fort c'est la traduction de ces données en termes concrets et en propositions pour fonder la Constituante.

F. (Burundi) :
Si l'on regarde l'évolution de l'Amérique Latine (de l'Amérique du sud avec l'Amérique Centrale), on voit que les révoltes ont été les plus importantes dans les régions à dominante indienne. Le Pérou, l'Equateur et la Bolivie dont on parle avec le problème du gaz. En Equateur on a chassé un Président aussi sur une question relative aux ressources naturelles : la question du pétrole. Les gens ne savaient pas où passait l'argent du pétrole. Et puis, au Pérou, les gens se sont révoltés contre je crois la privatisation de l'eau et de l'électricité. Mais est-ce que ces révoltes ne sont pas une révolte contre la colonisation, mais une colonisation qui se poursuit depuis cinq siècles ? Le fait que cela se passe dans les pays à dominante indienne ! Et même si l'on regarde à côté, on voit qu'il y a une certaine révolte contre la domination américaine qui a essayé d'englober l'Amérique latine dans une zone de libre échange. Ce qui s'est passé au Brésil, ce qui s'est passé en Argentine, au Vénézuela également, etc., ce sont deux manières de lutte, celle contre la colonisation européenne et celle contre les Etats Unis, qui signifient toutes deux une lutte contre le vol des richesses. Mais la question coloniale c'est quoi ? Depuis cinq siècles les colons se sont accaparés les richesses de sorte que les richesses sont très inégalement réparties entre les populations indigènes, les premiers habitants, et les nouveaux.
Je pense que d'ici trente ans ces pays pourront profiter de leurs richesses au-delà du système colonial au-delà du système de la domination américaine.
Pour nous, en Afrique, le problème des ressources a été géré par une élite soutenue de l'extérieur. On a reçu des constitutions prêtes à porter rédigées par des experts étrangers, et je crois que ces problèmes vont se poser parce que toute crise a des causes économiques.
Je ne sais pas si vous êtes aussi optimiste que moi ?

B. :
Ce que je décèle dans cette affaire c'est qu'un processus révolutionnaire est engagé. La garantie est que les masses s'en soit approprié. Et c'est réel. Je vois deux types de révolution : il y a le réveil de l'esclave qui refuse, et il y a une révolution culturelle et cela est fondamental. A mon avis, il y a une ré-appropriation culturelle : par exemple le vol c'est quoi dans le système capitaliste ? Celui qui vole c'est le patron. Quel est le sens du vol dans le système aymara ? Dans le système aymara : "tu voles tu es tué". La définition du vol donc c'est quoi ? Quel est le sens du vol ? Il y a ré-appropriation et redéfinition ou réveil des communautés aymara vis-à-vis de leur culture, de leur aire géographique mais aussi vis-à-vis de leur destin. Fondamentalement ils n'acceptent plus que des minorités métis-créoles issues du système d'exploitation colonial se fassent la loi. Il y a à la fois revendication identitaire et remise en place de valeurs éthiques qui vont sans doute, parce qu'elles se sont frottées pendant cinq siècles quand même à d'autres valeurs qui vont être intégrées dans les comportements, donner naissance à de nouveaux comportements. Mais je sais que cela ne va pas être facile. Pourquoi ce ne sera pas facile ? Jusqu'à présent on ne parle pas de classes, on ne parle que de communautés. Or, même dans les communautés il y a comme vous l'avez dit des tiraillements. Mais les forces occultes ne méconnaissent certainement pas l'existence de ces tiraillements et au bon moment elles vont agir où ça fait mal. Et déjà il y a une violence qui s'installe dans les communautés aymara. Est-ce que la problématique de la violence est prise réellement en compte dans ce processus là parce que d'une façon ou d'une autre il se posera.

J. Michaux :
La violence de qui envers qui ?

B. :
Vous avez dit : "un maire a été brûlé sur la place publique parce qu'il a volé". C'est une violence. D'un point de vue éthique on peut ne pas être d'accord. Mais ce qu'on y met ce n'est pas nécessairement ce qu'y mettent les communautés aymara. La violence, elle, devient objective seulement lorsqu'elle est dans une lutte d'intérêts divergents. Or, la société moderne a ses milices et ses armes et quand les masses sortent elles les abat comme cela vient de se passer, même quand les enfants du peuple refusent de tirer sur le peuple. N'oubliez pas qu'il y a aussi des mercenaires que l'on peut amener pour liquider ces gens-là.

J. Michaux :
Il y en a.

B. :
Donc ce sont des procédés que l'on ne peut occulter dans cette affaire.

D. :
Tout à fait d'accord, et c'est effectivement une question majeure mais le débat sur la violence doit l'emporter sur la violence. C'est pourquoi Jacqueline Michaux me semble avoir raison de dire que l'on n'a pas beaucoup de temps paradoxalement par rapport à ce que je disais tout à l'heure : que le mérite du processus engagé est d'échelonner les difficultés dans le temps. On a peu de temps pour éviter la violence. Le processus engagé est en effet un processus de masse. Ce qui le distingue de certains mouvements révolutionnaires dans d'autres pays c'est que ce ne sont pas des intellectuels qui réfléchissent sur les données qui concernent les masses mais ce sont les masses qui se donnent à réfléchir parce qu'elles prennent en main leurs affaires. Alors la violence menacerait s'il n'y avait pas de théorisation suffisante, de réflexion, mais c'est ce qui a lieu dans toutes les assemblées, et dans toutes ces réunions qui débattent. Le mot débat est revenu plusieurs fois, et c'est cela que l'on doit multiplier et c'est cela que l'on fait aujourd'hui et bientôt sur Internet. Le débat doit permettre de passer du réel au niveau de la délibération.

J. Michaux :
En plus, il y a un certain secteur aymara qui s'arme, c'est-à-dire qui n'est pas dans le débat. On sent bien que c'est l'enjeu. Tout le drame est qu'il n'y a qu'une toute petite possibilité si l'on prend en compte les force transnationales et celles des pays limitrophes comme le Chili qui vont jouer la violence. Mais tout le monde sait qu'il y aura donc des affrontements et qu'il y aura des morts. C'est vrai que l'idée est de pouvoir limiter les dégats.
On va voir avec le référendum ce qui se passe. Si le referendum est contesté mais que les gens montrent une réelle envie de construire ce sera un point énorme. Ensuite, en décembre, ce sera les élections municipales qui vont révéler les forces en présence, s'il y a des candidats proposés par les communautés et qui sont élus par exemple et qui ne représentent pas les partis politiques. Et ensuite la nomination des candidats aux Législatives ce qui risque d'être un grand conflit.

D. :
Mais ce que vous dites là me paraît important : vous avez divisé la difficulté au lieu d'aller à une Constituante qui mettrait tous les enjeux ensemble créant une situation explosive.

 

"C'est là que le processus a échappé aux syndicats ouvriers.

Avant il y avait "la lutte contre l'impérialisme américain", mais tout à coup, cela est devenu : "Ce sont nos ressources, les ressources communautaires"

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est à Javier Médina que l'on doit d'avoir montré que la justice populaire masquait l'absence de justice communautaire ; qu'il fallait restaurer la justice dans les communautés en reconnaissant la justice communautaire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tout le drame est qu'il n'y a qu'une toute petite possibilité pour que le débat l'emporte sur la violence si l'on prend en compte les force des transnationales et celles des pays limitrophes comme le Chili, qui vont jouer la violence.

       

 On est bien d'accord mais je dis quoi ? Je dis : quelles sont les identités porteuses de trajectoires crédibles pour une éventuelle action politique, c'est ça la question que je pose.

Dans le cas de l'Amérique du Sud, quelle est l'identité qui est capable de créer l'unité dans les communautés indiennes dont on a vu qu'elles étaient divisées relativement. Quelle est l'identité reconnue à partir de laquelle faire certaines choses ensemble ?

 

 

M. (Congo) :
Une question de précision par rapport à votre exposé. Au début de votre exposé vous avez parlé des Indiens. C'est une question qui m'intéresse beaucoup parce que en Afrique nous avons aussi ce problème. J'ai compris qu'il y avait une hiérarchisation sociale et que certains sont dits Indiens mais d'autres ne sont pas compris comme des Indiens. La précision que je demande vous qui connaissez bien le pays , c'est : "quel est le contour du mot indien et quel est son contenu ?"

J.
Eh bien ! d'abord le mot indien on ne l'emploie pas en Bolivie !

M.
Ah Bon !

J.
Parce qu'il est l'équivalent de indigène africain.

Indien est un terme de l'oppresseur. Je l'emploie ici en France parce qu'en France c'est un terme neutre. C'est un terme qui, en France, fait référence à un niveau ethnique mais qui n'est pas péjoratif en soi. Le point de départ de cette réflexion est qui est qui ? C'est très difficile parce que l'auto-identification est subjective. Dans le recensement il y a des gens qui se sont dit appartenir à un groupe ethnique par solidarité parce qu'ils s'identifiaient au niveau politique, et d'autres on dit : "non je n'appartiens à aucun groupe ethnique" à cause de la discrimination dont ils sont la victime et ils n'arrivaient pas à se reconnaître car être Indien c'est être le moins que l'on puisse être, et c'est difficile de s'auto-considérer comme tel. Donc, là il y a tout le problème de la subjectivité mais ce n'est pas à cela que vous faisiez allusion...

M.
...je disais cela effectivement...

J.
...pour quelque chose.

M.
C'est que ce type d'appellation qui existe en Afrique pose problème.

J.
Oui,

M.
Par exemple l'ivoirité, ou Tutsi-Hutu. Il y a beaucoup d'appellations dans le pays qui posent problème actuellement dans l'Afrique de l'Ouest. C'est pourquoi je posais la question au niveau du terme indien dans la construction de la société bolivienne nouvelle. Mon problème est de savoir si effectivement à partir de l'appellation indienne qui n'est pas déjà claire, et si les gens parlent d'Indiens parmi eux il y a ceux qui ont inventé le terme indien. Même s'il est pris dans le sens indigène il est inventé et c'est un peu ça que...

J.
Le terme aymara aussi a été inventé

M.
Ah bon !

J.
Il a été inventé lors de la Colonie : parce qu'en fait il y avait plusieurs groupes qui parlaient une langue commune, une langue franche, l'aymara. C'est pourquoi aussi dans les communautés les gens sont si fiers de leurs différences. Ils disent par exemple : « dans le village d'à côté (qui n'est pourtant qu'à cinq km) les choses se font de façon tout à fait différente » alors que pour un observateur les choses se passent de la même façon. Mais pour eux c'est comme si elles n'avaient rien à voir. L'idée que le terme aymara regrouperait des gens qui vivent d'une certaine façon est d'une certaine manière artificielle.

Mais il y a deux choses là, car d'un certain côté les Aymara aujourd'hui disent : "je suis Aymara". C'est vrai qu'en aymara cela ne se dit pas. On ne dit pas : "je suis". "je suis" cela ne se dit pas dans la langue aymara. On dit : "je parle aymara" mais dans les communautés on ne dit pas "je suis". Le "je suis" c'est presque le contraire de dire : "je parle". Mais ceci dit, quand on parle espagnol, à un autre niveau donc, à l'Université par exemple, c'est alors très clair : il est alors très clair de qui est aymara et de qui n'est pas aymara. Et cela est quelque chose qui n'a plus rien à voir avec la langue et je crois que c'est une façon d'être, de se relationner aux autres et aux choses, d'assister à des rituels, à des fêtes (dans l'Alto, donc en ville, il y a énormément de fêtes) (si vous venez un jour en Bolivie vous verrez dans l'Alto : le samedi soir, c'est des fêtes dans tous les quartiers). Ça, c'est être aymara. Mais dire alors en espagnol : "je suis aymara" c'est se conformer à ce qu'impose l'espagnol mais en réalité le "je suis aymara" veut dire tout autre chose que de dire : "je suis français". Il veut dire autre chose. On reproche aux Aymara d'être essentialistes mais en fait c'est pas du tout cela qu'ils veulent dire. Ils reconnaissent par exemple qu'ils sont de troisième génération ou qu'ils ont subi une influence occidentale (dans l'église par exemple). Ils disent aussi qu'ils aiment certaines choses de l'Occident, en particulier la technologie. Mais ils disent (en espagnol) : "on est aymara !". Pourquoi ? Mais parce qu'ils vont aux fête. Et quand ils se marient, soit on fait un mariage comme ça soit un mariage comme ça. Hé bien ! ils choisissent le mariage aymara. Avant toute sortes d'activités, ils vont faire un rituel...

D.
Le fait de dire : "je parle aymara" en aymara au lieu de dire "je suis aymara" comme en espagnol a une importance sémantique. On est plus dans la logique du recensement occidental. Ils ne se reconnaissent pas constitués selon les catégories occidentales. Ils peuvent dire : "je parle aymara et je parle quechua" alors que la question posée par l'occidental exclut qu'ils puissent se dire quechua et aymara, exclut en termes d'identité l'une ou l'autre de ces réponses. "je parle aymara" n'exclut pas "je parle quechua" ni "je parle guarani" et pourquoi pas "espagnol".

M.
Mais les autres, les mulâtres, ceux qui ne sont pas dits Indiens comment alors s'identifient-ils ?

J.
Il y a différents termes. Il y a le terme aymara Q'ara qui est péjoratif pour les créoles. Pour les Aymara en réalité il n'ya que deux termes : il y a les gens, et puis il y a les autres, qui sont les autres.
Au niveau plus objectif, dans la presse, par exemple, on va utiliser des termes qui existent mais que souvent on évite : c'est métis ou créole qui datent aussi de la colonie et de l'indépendance (1825) Les métis-créoles descendent des Espagnols puis de diverses migrations, arabe, libanaise, etc. ; métis tout seul c'est un peu plus orienté vers les Aymara parce que les créoles ce sont les familles qui vivent comme aux Etats Unis. Il y a aussi une population donc métis et il y a un terme plus indianisé : cholo. "cholo" c'est aussi une insulte comme "indio" sauf que les cholos aujourd'hui ont le pouvoir économique. C'est la différence d'avec les Indiens. Les cholos sont des Indiens qui se sont mis dans des relations de commerce licites ou illicites (cocaïne) et qui ont acquis un pouvoir économique important mais qui redistribuent leurs richesses et qui ne sont pas au pouvoir, qui ne font pas partie de la caste des entrepreneurs privés de Bolivie qui est une institution créole. C'est un groupe très important d'une certaine façon et qui s'identifie avec la population aymara.
Le problème de tous ces termes c'est que en Bolivie tous ont été des insultes. C'est très difficile de dire : "je suis un cholo". Si je demande à mes étudiants : "qui sommes nous ?" Personne ne va me dire : "je suis cholo" ou "je suis indio" ni "je suis Q'ara" qui est le terme insultant utilisé par les Indiens contre les créoles. Alors qu'est ce que l'on est ? On dit métis parce que c'est le plus commode, mais qui ne veut pas dire non plus grand chose. Mais c'est un grand débat aujourd'hui car il y a beaucoup de jeunes qui effectivement ne s'identifient pas avec l'image traditionnelle de l'indigène qui vit en communauté, qui joue de la flûte et qui marche pieds nus, car, eux, ils vont sur Internet et dansent le rap. Il y a aussi quelque chose en eux qui vise de nouvelles identifications. Je pense que c'est une dynamique qui n'est pas abordée mais qui fait partie de la problématique personnelle. J'essaie toujours de distinguer ce qui relève d'une problématique personnelle et ce qui relève de la confrontation de deux civilisations et qui sont deux parce que l'on a tendance à dire : "ces deux systèmes occidental et l'autre, l'échange et la réciprocité, ça n'existe pas" ou bien : "on est les deux à la fois". En fait, non, on peut passer de l'un à l'autre, rejeter l'un et choisir l'autre et inversement mais il n'empêche qu'il y a deux systèmes, et ce qui va intervenir au niveau de la Constitution, c'est non pas le problème de la diversité des cultures, mais celui de deux civilisations. Il ne s'agit pas d'un débat entre Quechuas et Aymaras, etc., mais un débat entre deux civilisations sinon ce ne serait que lutte d'imaginaires comme dirait Dominique et qui ne toucherait pas le fond du problème. Le fond du problème c'est cette histoire de deux civilisations qui se retrouvent dans ce pays et qui effectivement essayent de cohabiter.


Ce qui me frappe c'est que, à part quelques mouvements indianistes radicaux et de dirigeants radicaux qui veulent prendre le pouvoir,
beaucoup d'Aymara voient leur futur avec l'Autre et je trouve ça fantastique. Cela veut dire qu'à leurs yeux "ce n'est pas juste la vengeance", "ce n'est pas juste de dire : « à notre tour maintenant de jouer du pouvoir » sinon que de dire : "non il y a les autres". Et cela est très important parce que les créoles n'ont pas été capables de ça, pas été capables d'inclure l'Autre. Ils l'ont exclu. Et les Aymara et le secteur indigène sont en train de donner une leçon qui va bien plus loin que les frontières boliviennes en disant : «non non, nous, ce que nous voulons c'est aussi le dialogue avec les autres mais on veut dialoguer à partir de ce que l'on est. ». Alors évidemment, "ce que l'on est, ce que l'on veut", c'est pas très clair, mais c'est là tout le travail conceptuel qu'il faut faire. Fondamentalement ils ne voient sauf quelques radicaux comme perspective que le dialogue de civilisation.

M.
Comme en Afrique du Sud à peu près au moment de l'apartheid ?

J.
D'une certaine façon, oui. En tout cas c'est le schéma qui est le plus utilisé pour définir la situation en Bolivie c'est le cas de l'apartheid.

A.
J'ai l'impression que la question était de savoir s'il n'existait pas un terme qui cristallisait un petit peu une convergence des identités particulières et si le mot indien la représentait finalement. Car vous disiez qu'il était difficile de quantifier les identités particulières et que de toute façon les populations en Bolivie se déclaraient 62% d'appartenance indienne. Est ce que le mot indien malgré les différentes explications que vous apportez au terme ne subsume pas un peu les identités particulières, c'est-à-dire au-delà des premières identités ? La personne par exemple de troisième cercle concentrique se dit-elle "eh bien je suis indien !" ? Est-ce que cela ne représente pas une sorte d'identité nouvelle ?

J.
Oui, il y a ça mais ce n'est pas le terme indien puisque le terme ne s'emploie pas c'est : peuple d'origine, peuple originel.

A.
C'est important, car cela montre au delà du fait qu'il permet de régler des questions concrètes au niveau de situations concrètes en termes d'identité, la question encore une fois de la permanence et de la consistance des identités premières qui sont des identités communautaires. C'est pourquoi je ne suis pas tout à fait d'accord avec Magloire parce que je pense que la situation en Afrique du Sud est très complexe par rapport aux autres situations africaines parce qu'en Afrique les identités modernes ont très fortement concurrencées les identités on va dire communautaires, ethniques, etc., ce qui est évidemment différent selon les aires culturelles mais en Afrique les gens s'identifient de moins en moins en termes communautaires mais davantage comme Togolais ou Sénégalais et de moins en moins comme Baoulé ou Woloff. Sur ce plan-là j'ai un gros différent avec Sidy qui par exemple se réfère à l'identité Serrer. Par exemple on a pu voir avec Bayart comment objectivement (objectivement parce que le pouvoir colonial redistribuait comme ça ou comme ça les richesses) que les gens se sont constitués en termes ethniques parce qu'il fallait être Baoulé par exemple pour avoir accès aux ressources et les gens se sont constitués Baoulé. En plus de cela, dans la plupart des capitales africaines, également, aujourd'hui, et en fonction de la succession générationnelle, les gens se définissent de moins en moins comme Baoulé ou Woloff, les gens ne veulent pas s'emparer de ces identités-là, les gens se définissent comme Togolais, comme Burkinabé ou Sénégalais. Je ne me définirai absolument pas comme Toucouleur ou Woloff même si par ailleurs je peux tout à fait comprendre ce que vous disiez tout à l'heure des enfants qui reviennent à la campagne. Je ne casse pas la problématique de l'appartenance à la communauté.

P.
Je vais nuancer un peu...

M.
Je voudrais d'abord répondre : je ne parlais pas de l'Afrique. Ce que je voulais demander c'était une précision sur le mot indien utilisé au début de l'exposé pour voir si cela fonctionnait comme en Afrique. Jacqueline Michaux a répondu là-dessus en apportant la précision souhaitée. Elle a répondu et j'ai tenu compte de sa réponse. Mais ce qui dans son exposé (pas qui concerne le problème de la différenciation ethnique) mais qui concerne son exposé en général, le contenu de son exposé, pratiquement ce sont les mêmes problèmes que nous connaissons en Afrique, les problèmes d'exploitation des ressources naturelles notamment...

A.
Ah bon, là d'accord.

M.
...de revendications et d'appropriation des ressources. Nous sommes dans des pays à rente pétrolière (ou autre) où ces problèmes se posent ou se poseront. On vit ça, même si nous n'avons pas réussi à chasser les dictateurs comme en Bolivie mais cela va arriver : il y a des procédures qui sont déjà en cours dans ce sens. On a essayé par exemple au Congo de convoquer devant une assemblée le Directeur général d'Elf. Nous y arriverons. Maintenant sur le problème des identités lorsque tu dis que nous nous identifions comme Togolais, c'est ton opinion, je la respecte, mais je pense que aujourd'hui tous ces problèmes-là se posent en Afrique. Si tu me dis qu'au Sénégal les gens ne se reconnaissent pas Woloff c'est que c'est moins marqué que chez nous, c'est vrai, mais ça existe aussi au Sénégal. On dit : "c'est un Woloff , c'est un Serrer," etc.. Quant à savoir ce qu'il en sera des identités culturelles dans dix, vingt ou trente ou cent ans on ne sait pas. Je constate que la dominante est actuellement la question ethnique : elle se pose en Afrique partout.

D.
Vous dites que vous vivez la même chose en Afrique. Cela me paraît important car la même chose en Afrique c'est la même chose pourquoi ? Cela veut dire qu'il y a quelque chose de commun, des bases communes à toutes les communautés du monde alors que l'imaginaire les différencie en cultures différentes et que cet imaginaire soit probablement destiné à disparaître au bénéfice d'autres imaginaires parce que toutes les générations ont droit à leur imaginaire, et que celle qui aura le dernier mot soit la dernière génération, tout cela est évident, mais sous l'imaginaire il y a quelque chose de commun et qui demeure et qui est le fait souligné par Jacqueline Michaux tout à l'heure que l'Aymara, et je crois pouvoir dire l'Africain, ne fait pas exclusion de l'autre, tandis que ce que fait l'Occidental, lui, par la privatisation, c'est l'exclusion de l'autre. Il y a là un antagonisme. A mon avis, à l'avenir, la société humaine ne pourra s'établir sur une terre désormais finie, une planète désormais limitée qu'à la condition de ne pas exclure l'autre. Sur une terre infinie l'un pouvait éventuellement exclure l'autre sans danger car l'autre pouvait trouver toujours quelque part où aller. Mais sur une terre finie il n'a nulle part où se réfugier ce qui veut dire que l'exclu est un exclu mort. Donc si on ne veut pas aller au génocide, à l'extinction de l'humanité par une partie de celle-ci, on sera obligé d'en arriver à cette conception qui est le respect de la différence d'autrui. C'est sur cela que l'on essaie de porter l'attention pour éviter de donner trop d'importance au fait d'être Serrer ou Woloff car les différences sont secondaires par rapport à ce qui unit l'un et l'autre qui est pour l'un comme pour l'autre d'être justement un être de relation.

B.
C'est exactement ça. Le problème en vérité c'est qu'Abdou pose la problématique des jeunes.

D.
Il a forcément raison puisque l'autre génération va disparaître.

B.
C'est vrai, mais le problème sera le même pour lui. Quand Jacqueline dit : "les Aymara répondent à la question de l'Occidental "qui es tu ?" "je parle aymara" Mais les Peuhls répondent "ceux qui parlent peuhl" c'est pareil : ils répondent qu'ils parlent peuhl et c'est le groupe majoritaire de l'Afrique de l'Ouest ! On les retrouve jusqu'au Nord Cameroun et lui il est Peuhl !

A.
Je ne le savais même pas !

B.
Je ne peux pas comprendre que quel qu'un qui n'a pas de socle, qu'il puisse donner quelque chose à l'autre : je pense que c'est impossible.

D.
S'il n'a rien reçu c'est effectivement difficile de donner.

P.
Ce que je voudrais ajouter alors c'est que nous n'avons pas une identité mais nous avons plusieurs identités.

A.
Et c'est encore plus vrai pour les jeunes dont on dit qu'ils n'ont pas de socle. Non seulement ils ont plusieurs identités mais ils ont beaucoup plus de capacités pour créer d'autres identités.

P.
Quand je suis dans mon village je suis Paul Bom Konde, mais quand je vais dans le village d'à côté je suis Bom fils de mon père Konde, et Bom fils de ma maman, mais dans mon groupe ethnique je suis Bom Konde du lignage Kindi et l'on sait qui je suis parce que l'on m'identifie aux relations que j'ai avec les autres. On ne me demande pas mon ethnie parce que les gens le savent. Mais quand je vais à la capitale je suis Basa, c'est à dire de mon groupe ethnique. Je ne dis pas que je suis Camerounais car les gens le savent. Et quand je vais à la frontière je dis que je suis Camerounais et quand je viens en France je suis africain et quand je repars en Afrique on m'identifie parce que j'appartiens à la communauté française. Ces identités-là, il faut les assumer.

A.
On est bien d'accord mais je dis quoi ? Je dis : quelles sont les identités porteuses de trajectoires crédibles pour une éventuelle action politique, c'est ça la question que je pose. Dans le cas de l'Amérique du Sud, c'est pourquoi la question de Magloire m'avait particulièrement intéressé, parce que j'essaie de voir quelle est l'identité qui est capable de créer l'unité dans les communautés indiennes dont on a vu qu'elles étaient divisées relativement. Quelle est l'identité reconnue à partir de laquelle faire certaines choses ensemble ?
Et dans les sociétés africaines, il peut y avoir des différences historiques compte tenu de l'histoire particulière des uns et des autres parce que le colonialisme français a plus ou moins hermétiquement fermé des espaces particuliers qui aujourd'hui offrent plus ou moins de facilités à se mouvoir au travers d'identités différentes : là où c'était le plus ouvert il y a des perspectives, là où c'était particulièrement fermé c'est plus difficile parce que l'ethnie continue d'être un acteur politique efficace et pertinent. Dans d'autres pays, ce n'est pas le cas par exemple au Sénégal. Il peut y avoir des problèmes ethniques particuliers mais pour autant l'ethnie n'est pas un acteur décisif, l'acteur décisif en le cas d'espèce c'est l'individu.
Or, en Côte d'Ivoire la problématique de l'ivoirité est absolument nouvelle. Dans un contexte de crise particulier, les gens, et les idéologues ont produit des choses pour en exclure d'autres et c'est cela dont il s'agit avec l'ivoirité. Et les gens qui l'ont inventé sont des gens internationalistes ! On ne me fera pas croire que le leader étudiant, qu'il est le champion de l'ethnicité ou de je ne sais pas quoi ! Ce n'est pas son problème ! Lui, c'est un opportuniste politique qui gère une situation donnée, mais à la base il est tout aussi universaliste et internationaliste au même titre que n'importe quel autre jeune de Bolivie ou du Pérou.

D.
Je voudrais répondre à ta première préoccupation. Il y a eu une époque ou le mot indien a eu une résonance comme le mot nègre et on peut dire qu'il y a eu une époque de l'indianisme comme il y a eu une époque de la négritude mais on peut dire qu'elle est dépassée. Cette référence a eu son temps. Elle est dépassée par une réflexion du genre de celle que tu fais à mon avis, c'est-à-dire : quelles sont les références communes qui sont porteuses de transformations, porteuses d'évolutions, qui dépassent les problèmes et suppriment l'exploitation et l'aliénation. Il se trouve que d'un pays à l'autre le terme choisi par les uns ou par les autres pour faire avancer les choses varie énormément et parfois engendre même des contresens. L'ivoirité est une catastrophe en Côte d'Ivoire mais le sentiment national en d'autres situations, palestinienne ou autre sera porteur. Dans le cas de la Bolivie, ils s'entendent pour se respecter au travers de l'appellation peuples originaires : que vaut-il ? A mon avis il ne devrait pas durer longtemps.

B.
Mais ce processus nous renvoie à l'histoire de la Bolivie : que reste-t-il du mouvement de guérilla de Tupac Amaru qui si je me souviens bien était axé davantage sur des revendications economiques et politiques plus que sur la revendication identitaire ?

J.
Tupac Amaru c'est au Pérou. En Bolivie c'est Tupac Katari. Tout le monde aujourd'hui est très conscient du processus historique et que ce qu'on est en train de vivre est en rapport avec l'histoire. Tupac Katari puis il y eut un autre Tupac Katari puis il y a eu Willka à la fin du 19 e siècle, puis il y a eu une série de dirigeants célèbres et beaucoup de soulèvements au 20 e siècle pour la terre, parce que la terre et l'autodétermination politique sont les deux aspects fondamentaux de nos revendications. Tout le monde est conscient du procès historique. Dans les écoles cela ne s'enseigne pas du tout. Les enfants doivent aujourd'hui encore marcher au pas en criant le nom des héros mais pas dans le même sens que les créoles le pensent. Pour les Aymara il s'agit de reconnaître l'autre parce qu'on ne le nie pas. Je crois que le jour ou tous les libérateurs espagnols ne feraient plus partie d'un certain imaginaire aymara il y aurait une rupture énorme parce que l'autre fait partie de ce qui est et je pense que cela est quelque chose de très très important pour comprendre ce pays qui se pense avec l'autre et non pas pour tuer l'autre. Ceci dit, quand j'entends aujourd'hui des dirigeants dire publiquement la même chose que ce qui se disait à cette époque (70-80-85) de l'indianisme dans un tout petit groupe de révoltés que personne ne comprenait et qu'aujourd'hui ces mêmes choses sont dites par des ministres, je pense que le mouvement indianiste a joué un rôle important. Il n'a pas eu de rôle politique c'est-à-dire que ce n'est plus un acteur politique mais il a joué un rôle. C'est vrai que c'est un mouvement qui est dépassé mais c'est vrai que c'est pour moi - parce qu'effectivement je l'ai connu de près - mais pas seulement pour ça, c'est un mouvement qui a joué un rôle décisif dans le changement des d'idées, la dénonciation du racisme, et le changement de mentalités.

P.
Par rapport aux deux systèmes dont vous avez parlé quel est la relation de chacun des deux systèmes à la production je veux dire au produit : il y a deux questions la première : la relation à la production, la seconde à la redistribution. Le problème est alors : comment accéder à la rente et comment les différentes communautés vont la redistribuer.

J.
Il faudra à mon avis rediscuter ce que signifie la redistribution dans l'un et l'autre système. Sur ce thème on a fait un travail concret dans trois communautés pour comprendre qu'est ce que le tribut (l'impôt) dans la communauté. Eh bien, l'impôt dans la communauté c'est quelque chose de tout-à-fait différent de ce que représente l'impôt pour le système économique de l'échange. Et d'abord c'est un grand rituel quand on lève l'impôt. Et c'est une autorité traditionnelle qui prélève le tribut. La date est fixée en rapport avec la possibilité de préparer la chicha qui est la boisson fermentée que l'on boit. Ce n'est pas : «on doit payer l'impôt jusqu'à telle date». C'est : «on payera l'impôt quand la chicha sera prête» ! On fait un grand rituel où tout le monde participe. Il y a dans le tribut une espèce d'alliance, de nouvelle alliance d'alliance re-scellée avec l'Etat et avec l'autre population. C'est d'abord un grand rituel qui fabrique un lien. Et cela je trouve que c'est important. Je crois que ce débat pourrait effectivement commencer là :
Quel est le sens de l'impôt pour les uns et pour les autres ?
Qu'est ce que la redistribution de l'Etat pour les uns et pour les autres ?
Quelle est la relation de l'Etat avec les communautés pour les uns et pour les autres ?
parce que ce n'est pas la même chose.
Dans certains rituels dans les communautés on se remémore les Incas, le Roi d'Espagne, on se remémore les héros fondateurs de la République, les libérateurs, et tout est là, et on est dans cette mémoire. Il y a même le patron qui est là : Patinio, par exemple, le patron des mines qui fait partie du rituel des femmes dans les mines parce qu'encore une fois, on ne peut se concevoir sans rétablir tous ses liens avec son histoire avec ceux avec qui on a été en relation par l'histoire et il faut par le rituel re-créer ces liens.
Ce n'est pas une réponse concrète à votre question au niveau des mécanismes
mais je crois qu'il serait important de rediscuter les concepts, et de voir qu'à aucun moment on ne parle de la même chose depuis le dire : "je suis aymara" jusqu'au dire : "on va lever l'impôt", ça n'a pas le même sens et la "redistribution" non plus. C'est pourquoi le temps est court car il y a débat et un agenda énorme à mettre en place.



Fin
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il ne s'agit pas d'un débat entre Quechuas et Aymaras, etc., mais un débat entre deux civilisations sinon ce ne serait que lutte d'imaginaires et qui ne toucherait pas le fond du problème. Le fond du problème c'est cette histoire de deux civilisations qui se retrouvent dans ce pays et qui effectivement essayent de cohabiter.

 

 

 

 

 

 

 

 

En tout cas le schéma qui est le plus utilisé pour définir la situation en Bolivie c'est le cas de l'apartheid.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sous l'imaginaire qui différencie les communautés, il y a quelque chose de commun, qui demeure et qui est le fait que l'Aymara, ne fait pas exclusion de l'autre, tandis que l'Occidental, lui, par la privatisation, exclut l'autre. Il y a là un antagonisme de fond qui est un antagonisme de civilisation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Á aucun moment on ne parle de la même chose depuis le dire : "je suis aymara" jusqu'au dire : "on va lever l'impôt", ça n'a pas le même sens et la "redistribution" non plus.