Index contributions

 

L'origine du contrat de réciprocité


Dominique Temple

 

Jean Pierre Guingané introduit sa conférence sur le marché par ce prologue :
"Depuis la nuit des temps, la vie communautaire a été construite sur des échanges. L'individu a des besoins qu'il ne peut à lui seul satisfaire. Il lui faut l'apport d'autrui pour son épanouissement, c'est ce qui explique que la nécessité de communiquer, donc d'apprendre une langue qui servira à négocier ses intérêts, soit aussi forte chez l'homme dès sa naissance.
En schématisant, on peut dire que le bébé qui naît instaure déjà un contrat de ce type avec sa mère : " chaque fois que je crie, tu m'offres du lait de ton sein ". Le contrat donc, pleurs contre lait, est établi dès le départ
. "
Une thèse sociologique classique donc mais des plus contestable : le besoin serait premier, le moyen de faire valoir celui-ci serait la relation à autrui, qui impliquerait la nécessité du langage.

L'exemple proposé permet immédiatement de la discuter : " chaque fois que je crie, tu m'offres du lait de ton sein ". Le contrat donc, pleurs contre lait, est établi dès le départ."
Pleurs contre Lait, un contrat ?

Tous les êtres vivants ou presque sont "allaités". Il faut entendre les agneaux bêler, les oisillons crier, et voir l'empressement des parents à les nourrir pour s'assurer qu'il s'agit là d'un fait de nature qui relève de l'instinct.
Il faut alors comprendre que "Pleurs contre Lait" se rapporte au don de la mère qui entend le cri de l'enfant non pas comme un signal déclencheur de sa lactation mais comme une demande parlée, une parole qui situe son enfant dans l'ordre du langage humain : la mère interprète par anticipation ce cri de sorte que bientôt l'enfant le remplacera par son nom.
Une parole donc contre un don ? Mais est-ce un contrat ? La mère donne de façon unilatérale du lait ! Où se trouve donc la réciprocité ? Dans le postulat de la mère que le cri de l'enfant devienne une parole assortie de reconnaissance. On pourrait donc dire que la mère crée une chimère de réciprocité qui deviendra réelle à mesure que l'enfant apprendra à parler.

Mais la mère emprunte-t-elle au langage une structure préétablie, une structure d'alliance dans laquelle l'enfant prendrait sa place, ou bien crée-t-elle avec l'enfant une structure de référence ?
L'idée d'une structure préétablie pourrait se justifier de l'importance accordée très généralement à la réciprocité d'alliance. La parole étant vue comme le fruit de l'alliance, on imagine cette parole comme une donnée que l'on peut emprunter à cette structure.
Cependant, le principe de réciprocité est réalisé par différentes structures, celle de l'alliance certes, mais aussi une autre tout aussi fondatrice qui fait intervenir au moins trois partenaires et que l'on dit pour cela ternaire quoiqu'elle puisse en compter un nombre indéfini. On en distingue deux formes : l'une unilatérale, l'autre bilatérale. Celle qui nous intéresse ici est la forme unilatérale, la plus simple, constitutive des sociétés humaines dès le premier jour, au même titre que l'alliance, la filiation : toute femme est à la fois fille de sa mère et mère de son enfant. Elle se trouve donc dans un état d'équilibre que l'on peut dire en lui-même contradictoire puisque situé entre des contraires, au même titre que chacun des protagonistes d'une relation d'alliance qui doit à la fois donner et recevoir. La seule différence est qu'elle ne reçoit pas la vie du même côté qu'elle ne la donne. Son vis-à-vis est, si l'on peut dire, partagé en deux : sa propre mère et son enfant. De sorte qu'elle n'a pas de miroir qui lui renvoie sa propre image comme étant à la fois mère et fille. Elle doit trouver en elle-même la réflexion nécessaire pour se nommer.
Une telle réflexion conduit à la responsabilité. Le Nom de la Mère est celui de la responsabilité du genre humain. Voilà pourquoi, semble-t-il, l'ordre du langage est consubstantiel de la réciprocité de filiation maternelle tout autant que de la réciprocité d'alliance. Le langage n'est pas un berceau que la mère va chercher à la maison du père. C'est bien l'enfant qui constitue avec la mère un berceau pour la parole.

Pourquoi la mère donne-t-elle à l'enfant ?
Pourquoi la fille ou la soeur va-t-elle au-devant de l'étranger ?
Pourquoi va-t-on au marché ?
Toujours dans la même conférence de référence J. P. Guingané propose la réponse suivante : " le caractère économique du marché paraît évident à tout le monde, je crois que c'est le sujet sur lequel je ne m'étendrai pas. On va au marché pour acheter ou vendre et je voudrais occulter cet aspect ici pour m'intéresser à l'aspect socioculturel souvent ignoré. Dans nos villages, ça, je peux l'affirmer, on va plus souvent au marché qu'on ne croit, sans intention ni de vendre, ni d'acheter. Alors, pourquoi est-ce qu'on va là ? Moi, c'est ça qui m'intéresse. " Ainsi, les acceptions "donner et recevoir" et "contrat de réciprocité" entrent en scène, car ce que l'auteur écarte, c'est l'échange fondé sur l'intérêt, l'achat et la vente dans leur sens économique occidental et moderne.
Qu'est-ce donc que le marché ?
" C'est donc surtout un espace de communication intense où chacun peut assumer, au contact des autres, la plénitude de son humanité, parce que tout seul, on se déshumanise. Ce n'est qu'au contact des autres qu'on s'épanouit, qu'on épanouit son humanité. "
Voilà donc la communication décrite comme "contact avec les autres", et son résultat comme l'humanité : elle s'épanouit à ce contact. La thèse est répétée en sens inverse : "Seul, on se déshumanise". Le marché est le lieu du plus grand contact avec le plus grand nombre possible, et devient la matrice du sentiment d'humanité le plus large possible.

Deux structures relationnelles peuvent donc prétendre être à l'origine du contrat : celle qui ressortit à l'échange, l'achat et la vente, selon son intérêt propre, le libre échange en quelque sorte, et celle qui ressortit à la réciprocité et qui soutient toutes sortes de langages, les dons réciproques, les alliances matrimoniales, la communication, le contact avec les autres.

On s'est alors demandé si l'on pouvait les réduire à une seule ? Ne pourraient-elles pas être toutes les deux mues par l'intérêt, un intérêt immédiat pour les biens matériels, un intérêt supérieur, celui d'être humain, lorsque ces biens matériels sont inféodés aux nécessités des autres ? D'où le paradoxe : l'intérêt supérieur exigeant le sacrifice de l'intérêt inférieur ?

Depuis Adam Smith, les économistes occidentaux ont donc choisi de comprendre par intérêt propre ou par souci de soi un dépassement de ce que l'on est déjà (sinon on n'aurait pas besoin d'une relation à autrui), un désir de plus que soi qui peut être conçu comme un épanouissement de sa propre humanité, et pour lequel l'autre s'avère nécessaire. L'autre apparaît ici comme un instrument nécessaire Mais cette conception est aujourd'hui dépassée. Les chercheurs en sciences humaines qui parlent du souci d'autrui, font référence au désir de l'Autre (avec un grand A). Ce qui est désiré l'est, certes, en faisant intervenir autrui, mais avec lui, comme si l'un et l'autre étaient les deux piliers égaux d'une arche, dont l'Autre serait la clef de voûte. L'instrumentalisation de l'autre n'est plus requise, car l'autre est partie constitutive de la relation qui engendre ce que l'on appelle l'Autre, c'est-à-dire une humanité commune. L'Autre est donc un Tiers qui ne préexiste pas.
Dans la première conception, le souci de soi est subordonné à ce qui est déjà constitué comme acquis de l'un ou de l'autre. On requiert l'autre parce qu'il a manifestement et qu'il peut donner ce qui nous manque.
Dans la seconde conception, l'Autre ne préexiste sous aucune forme ni pour l'un ni pour l'autre, mais il est engendré pour l'un et pour l'autre, engendré par une relation qui est ainsi constitutive du sujet humain en chacun d'eux.
Lorsque l'on se réfère au souci de soi on voit immédiatement en quoi consiste celui-ci : un idéal, car le désir de chacun se représente dans son imaginaire. Lorsque l'on se réfère au souci d'autrui, la raison de l'Autre est au contraire invisible, car l'Autre se crée de la relativisation de l'imaginaire de l'un par celui de l'autre, et même par l'abandon de tout imaginaire pour la découverte de ce qui les dépasse. L'Autre ne saurait donc être entifié (pour reprendre une expression de J. Lacan) dans l'imaginaire de l'un ou de l'autre. L'Autre est invisible parce qu'il est la liberté du sujet en chacun.

Mais problème : qu'est ce qui empêche de reconnaître cette liberté comme le fruit de la réciprocité ? C'est évidemment l'imaginaire de chacun, son idéal propre, son intérêt, qu'il soit matériel ou spirituel. L'imaginaire limite le symbolique, entrave la reconnaissance de l'Autre comme humanité commune. D'où l'antinomie entre le soi auquel tend l'individu par lui-même quand il instrumentalise autrui dans une relation d'échange en vue de son propre épanouissement, et le Soi auquel tendent les partenaires d'une relation de réciprocité comme avènement d'une humanité nouvelle.

Que faire alors de la parole sur le marché : quelque chose à laquelle on aurait recours pour exprimer des besoins, un objet d'échange pour installer la communication, un instrument, une fonction utilitaire ? Ou bien la parole est-elle le symbole qui s'actualise dans la culture, et reproduit la structure qui lui a donné naissance, une structure qui se matérialise dans les relations du marché ? Le marché est-il la matrice d'une fonction symbolique généralisée ?

Lorsque J. P. Guingané dit : : "On y va (au marché) pour parler aux autres, échanger. Une des premières denrée ou marchandise du marché est la parole. Cette parole qui crée, conforte dans sa situation sociale, crée la chaleur humaine et donne envie d'être avec les autres, donne envie de vivre."
Faut-il entendre que la parole est une marchandise que l'on échange sur le marché ou que la parole crée le marché ?

Lévi-Strauss imaginait que les sociétés primitives échangeaient les mots comme des valeurs : " Il était de la nature du signe linguistique de ne pouvoir rester longtemps au stade auquel Babel a mis fin, quand les mots étaient encore les biens essentiels de chaque groupe particulier : valeurs autant que signes ; précieusement conservés, prononcés à bon escient, échangés contre d'autres mots dont le sens dévoilé lierait l'étranger ."
" L'émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles fussent des choses qui s'échangent "
Mais les mots ont-ils jamais été des biens essentiels, des valeurs rares et précieuses que les sociétés primitives auraient échangés avec prudence, avant qu'ils ne deviennent capables de signifier pour autrui à l'issu de fréquentes démarches de conciliation entre les uns et les autres et par la force de l'habitude ? Les mots comme les valeurs qu'ils traduisent ne naissent-ils pas spontanément au sein des structures de réciprocité pour signifier et n'ont-ils pas un sens immédiat pour les uns et pour les autres ?
L'homme ne fabrique pas des mots qu'il lui faudrait ensuite échanger comme on échange des biens essentiels, la parole n'a certainement jamais eu aucune fonction utilitaire qui précéda sa signification, aucune utilité acquise à force d'habitude, mais reçoit de la relation de réciprocité un sens immédiat pour tous.
Benveniste constate :
"En réalité la comparaison du langage avec un instrument, et il faut bien que ce soit avec un instrument matériel pour que la comparaison soit simplement intelligible, doit nous remplir de méfiance, comme toute notion simpliste au sujet du langage. Parler d'instrument, c'est mettre en opposition l'homme et la nature. La pioche, la flèche, la roue ne sont pas dans la nature. Ce sont des fabrications. Le langage est dans la nature de l'homme qui ne l'a pas fabriqué. Nous sommes toujours enclins à cette imagination naïve d'une période originelle où un homme complet se découvrirait un semblable, également complet, et entre eux, peu à peu, le langage s'élaborerait. C'est là pure fiction. Nous n'atteignons jamais l'homme séparé du langage et nous ne le voyons jamais l'inventant. Nous n'atteignons jamais l'homme réduit à lui-même et s'ingéniant à concevoir l'existence de l'autre. C'est un homme parlant que nous trouvons dans le monde, un homme parlant à un autre homme, et le langage enseigne la définition même de l'homme. Tous les caractères du langage, sa structure immatérielle, son fonctionnement symbolique, son agencement articulé, le fait qu'il a un contenu, suffisent déjà à rendre suspecte cette assimilation à un instrument, qui tend à dissocier de l'homme la propriété du langage. Assurément, dans la pratique quotidienne, le va-et-vient de la parole suggère un échange, donc une "chose " que nous échangerions, elle semble donc assumer une fonction instrumentale ou véhiculaire que nous sommes prompts à hypostasier en un "objet". Mais encore une fois, ce rôle revient à la parole." "Problèmes de linguistique générale, Gallimard,1966, Chapitre XXI, De la subjectivité dans le langage, p. 259.

Bien entendu, les choses une fois nommées peuvent être échangées. Mais c'est la parole qui les nomme, et l'origine du contrat n'est pas dans l'échange des noms. Elle est dans la réciprocité : c'est dans la réciprocité que la parole instaure le contrat, la formule de la réciprocité devenue consciente à elle-même.