index
conférences
     
   

VALORISATION DES SAVOIR FAIRE AGROALIMENTAIRES

QUELS ENJEUX POUR LE DEVELOPPEMENT DE L'AFRIQUE ?

 

Paul bom KONDE

(économiste)

CONFERENCE-DEBAT

CAURIS

Vendredi 21 mars 2003
   
         
  sommaire de la conférence    
   

 

Au cours de cette intervention je vais développer un certain nombre de points.
Le premier point portera sur le contexte et les enjeux de la Valorisation des savoir-faire agroalimentaires. Par la suite, on va définir les objectifs.
En second point, nous parlerons des systèmes d'apprentissage classiques ou traditionnels qui prévalent en Afrique, que ce soit sur le plan domestique, ou bien sur le plan marchand.
En troisième point, nous parlerons des systèmes d'apprentissage en cours de construction, à l'heure actuelle en Afrique. Ce sont les systèmes d'apprentissage qui se développent sous l'effet des ONG à partir des projets de développement qui sont entrepris par différents organismes au niveau de l'Afrique.
En quatrième point et à titre de conclusion, nous parlerons des perspectives de développement de l'apprentissage dans le cadre des politiques de décentralisation. C'est-à-dire, on essaiera d'inscrire la question de l'apprentissage au niveau du développement local. Bien, voilà les différents points qui feront l'objet de notre discussion.

Débat

valeur d'usage, valeur sociale et valeur symbolique

Les circuits

évaluation des profits et des valeurs éthiques

   
   

CONFERENCE

 

1) Le contexte et les enjeux de la Valorisation agroalimentaire.

   
   

 

Comme vous le savez tous, les savoir-faire sont une ressource immatérielle, qui est valorisée pour les besoins de l'économie domestique. Le savoir-faire s'applique plus particulièrement ici à l'activité de transformation. Cette ressource est également mobilisée ou utilisée pour les besoins de la transformation marchande. Elle recouvre de nombreux enjeux. A l'heure actuelle en Afrique, on vit dans un contexte qui s'est modifié sensiblement depuis les quarante dernières années.

Avant la colonisation, le développement urbain était relativement peu prononcé. Aujourd'hui, il y a une urbanisation grandissante et de plus, les pays africains ont tendance à s'ouvrir que ce soit au plan régional ou bien international, et tout ceci contribue à mettre en évidence un certain nombre d'opportunités.

En effet, on assiste à l'heure actuelle au développement des marchés de proximité des petites unités de transformation urbaine. Et ces marchés de proximité, c'est quoi ? C'est ce qu'on appelle de plus en plus la "restauration de rue", et que les anglo-saxons appellent "street-food". Au cours de la réunion qu'on a eue récemment à Dakar, ce secteur est apparu au coeur des préoccupations de ceux qu'on appelle les "Développeurs" que ce soit les transformateurs de produits, les dispositifs d'appui, ou bien les collectivités locales.

Par conséquent, il y a un développement des marchés de proximité ; ce sont des restaurants de rue, c'est également les restaurants qu'on connaît aujourd'hui dans certains pays sous l'appellation de "gargotes" ou "maquis" en Côte d'Ivoire, de "circuits" au Cameroun. Et il y a également la restauration fixe, qui est en fait la restauration classique que nous connaissons tous.
Il y a toute une typologie de restaurants qui écoulent leurs produits sur les marchés de proximité. Ceux-ci sont en net développement en Afrique et constituent un grand enjeu pour les acteurs économiques.

Parallèlement à cette évolution, on assiste au développement des "marchés", de moyenne et longue distances, caractéristique de la globalisation actuelle, c'est-à-dire la régionalisation et l'internationalisation des échanges.

Et les marchés de moyenne distance, c'est quoi ?

Ce sont des marchés qui se développent dans les sous-régions africaines, et nous savons qu'il y a plusieurs sous-régions aujourd'hui dans les pays d'Afrique : on a les pays de la CEDEAO (Communauté Economique des Etats d'Afrique de l'Ouest) ; les pays de l'UEMOA (Union Economique et Monétaire des Etats d'Afrique de l'Ouest) ; la CEMAC (Communauté Economique et Monétaire des pays d'Afrique Centrale) ; on a des régions comme la SADC (Communauté Economique des pays d'Afrique Australe), le COMESA (marché Commun des pays d'Afrique de l'ouest et du Sud) ; et enfin, la SIN-SAD (Communauté des Etats Sahélo-Sahariens)

Bref, il y a de nombreux ensembles régionaux qui se développent, qui se constituent, et se renforcent dans certains cas. D'autres régions sont plutôt en gestation. Je pense beaucoup plus ici à la CEMAC qui manque d'infrastructures.

En dehors de l'espace régional, on assiste également à un processus d'internationalisation qui s'étend au niveau continental. Il se traduit par des échanges inter-régionaux.

Quant aux blocs régionaux, ils relient les ensembles régionaux des pays d'Afrique aux espaces économiques des pays du Nord. Par exemple, les pays de l'Union européenne et les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) ont tissé des relations économiques au travers de ce qu'on a appelé la convention de Lomé (devenue plus récemment l'accord de Cotonou). Les Etats-Unis et certains pays d'Afrique entretiennent depuis 2 ans des relations économiques dans le cadre de l'AGOA (African Growth and Opportunity Act), une loi votée par le congrès américain qui ouvre le marché américain aux produits africains.

Mais de façon plus globale, les échanges multilatéraux sont régis au niveau mondial dans le cadre l'OMC (Organisation Mondiale du Commerce).

En résumé, l'activité agroalimentaire africaine a la possibilité de saisir des opportunités au niveau national, (niveau urbain en particulier) ; aux niveaux régional et international.

Dans ce contexte d'ouverture des marchés, nous constatons que l'Afrique dispose d'atouts de par son potentiel de diversité agroalimentaire. Ce potentiel est de plus en plus révélé par de nombreux travaux et des projets de développement axés sur le territoire et ayant pour but le réveil des "ressources dormantes".

De quoi s'agit-il ? C'est qu'au cours de la période écoulée, au cours des dix dernières années, de nombreuses réflexions ont été menées relatives à la diversité agroalimentaire de l'Afrique. Cette diversité a été révélée par des études de recherche qui sont menées par les économistes, les anthropologues et les géographes, travaillant sur le territoire. Ces différents travaux révèlent l'existence de ressources au niveau local et certaines de ces ressources sont déjà transformées, d'autres qu'on appelle "dormantes" ne sont pas "activées", sous l'effet de l'action humaine. Et tout ce potentiel constitue bien évidemment des pistes d'action et de réflexion pour répondre aux besoins des ménages (auto-consommation) et des consommateurs sur différents marchés.

Alors dans ce contexte particulier, l'exploitation de la diversité alimentaire est le moyen par lequel les ménages peuvent, par le biais de l'apprentissage, non seulement satisfaire leurs besoins, mais également diversifier leur alimentation en couvrant leurs besoins nutritionnels.


Pour les entrepreneurs, le potentiel de diversité alimentaire pourrait contribuer à multiplier les opportunités de marché, créer des emplois et des richesses.


Alors la question à laquelle il va falloir répondre, est de savoir quels systèmes d'apprentissage peuvent permettre de répondre à ces défis.

Mais avant de répondre à cette question, nous avons trouvé intéressant, comme préalable, de bien définir, de bien comprendre la nature de ce potentiel de variété agroalimentaire africain. Ceci nous amène à définir les objectifs de ce travail. Nous allons montrer que le potentiel de variété alimentaire africain peut par le biais de l'apprentissage, permettre aux entrepreneurs de créer et de développer leurs entreprises qui sont sources de création d'emplois et des revenus.

Alors, nous allons essayer de comprendre la nature de ce potentiel de variété agroalimentaire existant en Afrique, fournir un éclairage succinct sur les systèmes d'apprentissage classiques qui permettent aux ménages de satisfaire leurs besoins et aux transformateurs marchands de s'approprier de nouveaux produits. Montrer les systèmes d'apprentissage en construction, comme on l'a dit. Et enfin, essayer d'envisager des perspectives pour leur développement.

La nature : quelle est la nature du potentiel de variété agroalimentaire existant en Afrique ?
En Economie d'entreprise, la conception courante de l'entreprise consiste à déterminer la nature des produits à partir de
la création. Qui crée les produits existants ? D'une façon générale, la réponse qu'on y apporte est que la création est le fait des Institutions de recherche. Elle est également le fait des entrepreneurs. La plupart du temps, ce sont les grandes entreprises comme Coca Cola, qui créent des produits et les transforment pour les besoins du Marché.

Il y a également le monde de la recherche qui essaye de créer de nouveaux des produits. Certes, en Europe, de nombreux centres de recherche mettent au point de nouveaux produits comme ici en France, à l'INRA. Mais en Afrique, on n'assiste pas vraiment à l'émergence, à la création de produits par les Institutions de recherche. La quasi-totalité des produits locaux sont mis au point par les populations. La recherche africaine met essentiellement au point des produits traditionnels améliorés. Nous pensons plus particulièrement à l'aklui (granule de maïs) du Bénin et au condiment comme le soumbala (Parkia Biglobosa) déshydraté que l'on retrouve dans les pays d'Afrique de l'Ouest. Dans les deux cas, la déshydratation est le principal apport de la recherche.

Mais fondamentalement, en Afrique, et c'est ça qui nous intéresse, le potentiel de variété existant dans la plupart des pays d'Afrique est généré à partir de l'activité locale, c'est-à-dire le terroir, la région ou bien l'ethnie. Je ne vais pas consacrer notre temps précieux à l'explicitation de ces trois éléments, mais toujours est-il que le terroir, c'est déjà un endroit au sein duquel (se trouvent une ou plusieurs communautés, bien enracinées historiquement). Il y a également la région : c'est un grand espace qui peut être découpé sur le plan administratif mais qui a aussi des caractéristiques au niveau de la production. Mais en Afrique, il me semble que l'ethnie est l'un des facteurs déclenchant de la création des produits, des valeurs d'usage, qui deviennent ensuite des valeurs sociales.

Alors les ethnies africaines c'est quoi ? Au sens africain du terme, je pense que c'est cette terminologie qu'il faut retenir, ce sont les populations. Les populations d'une façon générale partagent des langues, elles partagent aussi un certain système de représentation des valeurs, elles partagent une philosophie, elles partagent des représentations religieuses, elles partagent également une façon de concevoir les choses, une certaine éthique également.

Et la plupart des pays d'Afrique sont composés de différentes ethnies : le Cameroun, auquel j'appartiens a au moins 200 ethnies. Un pays comme la RDC (ex-Zaïre), en a au moins 400. Et de façon globale, certaines études estiment les ethnies africaines à près de 1000. En Afrique, il y a presque autant de produits que d'ethnies. Au sein des ethnies, les produits sont issus, pour la plupart, de la créativité des ancêtres et ces produits ont été transmis dans le temps et dans l'espace.
On remarque qu'il y a une grande créativité au sein de certaines populations, et dans d'autres, parfois, une créativité moindre. Mais dans l'ensemble, il existe une grande diversité de produits alimentaires en Afrique.
Et c'est donc les populations africaines qui sont les principaux facteurs déclenchant, les principaux créateurs de la diversité alimentaire disponible aujourd'hui.

Ce point est important parce qu'il détermine la suite. Il y a une diversité c'est vrai, mais à quoi sert-elle par la suite ?

Mais revenons un instant sur cette question de la diversité. Quand je dis que certaines ethnies créent plus, ou ont plus de produits, cela ne veut pas dire que certaines ethnies sont supérieures à d'autres. Loin de là mon propos. J'y insiste parce que ça a souvent prêté à confusion lorsqu'on aborde ces questions-là.

Dans un pays comme le Cameroun, nous avons constaté au cours de nos études menées sur les produits du maïs et du manioc (dans le Sud et l'Ouest) que les groupes ethniques étaient porteurs d'une diversité alimentaire issue de la créativité interne et externe. Les principaux groupes ethniques retenus Basa, Beti, Douala (Sud) Bafia (centre), Bamiléké (Ouest) sont localisés dans des espaces juxtaposés. Si dans l'ensemble, ces groupes ethniques ont pu générer de nombreux produits à travers le temps comme je l'ai dit, on constate que certains groupes ont une forte propension à créer la diversité.
A quoi peut-on l'attribuer ? Par exemple, on constate que les groupes qui sont pratiquement frontaliers avec de nombreux autres groupes (cas des Basa), disposent d'une grande variété de produits à base de maïs et de manioc. Certains produits proviennent de leur propre créativité : le mintoumba (pâte de manioc à l'huile rouge) par exemple. D'un autre côté, ils ont hérité ou adopté des produits des groupes environnants tels que le miondo (du groupe Douala), du bobolo (du groupe beti). Ils ont également adopté des produits provenant du Nord du pays (par exemple le paf de maïs).

Tout ceci provoque un phénomène d'enrichissement qui se combine d'un phénomène de créativité de plus en plus grand.
Donc, les produits sont issus de la créativité interne, et également issus de l'adoption externe. Tout ces produits sont ce qu'on appelle des valeurs d'usage. Mais à terme, ces produits deviennent des valeurs sociales.
Valeur d'usage, ça veut dire des produits qui peuvent satisfaire des besoins de consommation. Mais l'usage d'un produit, ou bien l'utilité d'un produit, ne veut pas nécessairement dire que ce produit a une certaine importance en dehors de sa sphère de création. Mais on constate que dans le temps, certains produits acquièrent une valeur sociale de plus en plus importante.

Par exemple, un produit comme le Fufu, dont Magloire a parlé l'autre jour, a tendance à se diffuser à l'intérieur d'un grand groupe ethnique (comme les lari du Congo). En raison de son acceptation par l'ensemble des membres de la communauté, il tend à acquérir une importance, à devenir une valeur sociale qui peut dépasser son aire de diffusion et d'acception originelle. D'autres produits ne se diffusent pas (car leur savoir-faire est difficile à adopter), mais sont acceptés en dehors de leur espace originel. Par exemple, un produit comme le Mitumba qui est valorisé (au sud-cameroun) par les basa, est accepté à une grande échelle dans le pays mais pour autant, son savoir-faire n'arrive pas à se diffuser. En effet, la difficulté d'adoption du savoir-faire ainsi que la difficulté de production du produit avec lequel on le mange (le Nkônô d'arachide) sont autant de facteurs qui freinent sa diffusion.

On a donc des valeurs d'usage qui sont créées. Et ces valeurs d'usage acquièrent une importance en dehors des limites géographiques. Ce qui nous a conduit à faire une typologie des produits, c'est-à-dire les produits spécifiques à certaines régions. Spécifiques, mais parfois des produits acceptés à l'extérieur. Dans ce cas le savoir-faire est circonscrit géographiquement mais ne se diffuse pas en dehors de son espace d'origine. On a aussi des "produits communs" qui se sont diffusés de proche en proche, ce que les anthropologues ont appelé la diffusion de proche en proche, par un phénomène de dissémination quasi naturelle, par le biais des relations interpersonnelles, interspatiales.

Voilà donc, le potentiel de variété qui existe en Afrique, voilà sa nature, voilà la manière dont il se diffuse. On a des produits spécifiques, des produits communs à certains espaces, des produits communs à l'ensemble des espaces. Cette configuration représente de nombreux enjeux que nous n'allons pas décliner ici, mais ce qu'il faut seulement remarquer.

Il faut cependant retenir que ce potentiel de variété - du moment où il est mis en valeur - permet aux populations de s'alimenter, donc de satisfaire leurs besoins élémentaires. Ces produits permettent également aux entrepreneurs d'entrer en activité, d'acquérir des savoir-faire, de créer des entreprises, et par delà les entreprises de créer des richesses et satisfaire leurs besoins.
Pour ces raisons, le thème de l'apprentissage, de la diffusion des savoir-faire revêt une importance particulière. Mais comment les gens les acquièrent-ils les savoir-faire ? comment les gens créent-ils les entreprises ?

   
   

 

2) les systèmes d'apprentissage

L'une des modalités de la création des entreprises, et ça nous le savons tous, est l'acquisition des savoir-faire nécessaires à l'exercice de l'activité. C'est par le biais de l'apprentissage que les acteurs basés en milieu rural et en milieu urbain acquièrent des savoir-faire et mettent en place des entreprises.

Mais, il importe de distinguer deux types de système d'apprentissage.

- On a le système d'apprentissage domestique, qui fonctionne au sein du foyer domestique. Ce système repose sur une dynamique interne marquée par les relations aînées/cadettes ; et une dynamique externe qui s'opère en relation avec l'environnement extérieur, relation de proximité sociale, amitiés, voisinage, média.

Comment fonctionne ce système d'apprentissage dans les foyers africains ? Pour transformer la nourriture on n'a pas besoin d'aller tout acheter au Marché. Il y a des produits qu'on achète (les matières premières) mais qui sont transformées à l'intérieur du cadre domestique. Et en général, ce sont les aînées qui détiennent les savoir-faire et les transmettent aux cadettes : par exemple la mère à la fille, la grand-mère à la petite-fille, la tante à la fille, etc . : c'est très complexe et c'est au niveau interne que ce processus prend place.
Au niveau externe, l'apprentissage met en relation les membres du foyer domestique avec les personnes extérieures. Par exemple, les voisins, les voisines, venant d'autres régions, ou des mêmes régions, les amis, diffusent les savoir-faire aux membres d'un foyer domestique donné. Il y a également les médias. De plus en plus, les télévisions organisent des émissions de cuisine, au Burkina Faso, au Mali et au Sénégal. Dans des pays comme le Sénégal, certaines associations de femmes restauratrices comme SAF SËL, organisent régulièrement des émissions télévisées au Sénégal.

En résumé, aux niveaux interne et externe, la famille réussit à acquérir des savoir-faire et enrichit par ce biais son potentiel de diversité alimentaire. C'est comme ça que les familles parviennent à subvenir à leurs besoins et à couvrir de nombreux besoins nutritionnels que ce soit au niveau des repas du matin, du midi ou bien du soir.

Il y a également le système d'apprentissage marchand. Alors ce système c'est celui qui est émergeant. Il émerge en milieu urbain en particulier sous l'effet de deux choses. D'abord l'exode rural des populations. Beaucoup de jeunes, beaucoup de célibataires sont partis des villages, pour résider en ville ; et comme ils n'arrivent pas à préparer (parce que les garçons en général n'apprennent pas à préparer, sauf cas extrême, ça arrive, il y en a !) ils sont obligés d'acheter des produits sur les marchés de proximité tels que la restauration de rue dont nous avons parlé tout à l'heure. Il y en a qui s'alimentent souvent dans les circuits. L'existence de cette clientèle incite les entrepreneurs à entrer en activité en apprenant à fabriquer les produits demandés. La seconde cause du développement de l'apprentissage est le changement du mode de vie des familles africaines en milieu urbain. En effet, les femmes basées en milieu urbain occupent de plus en plus des emplois dans la fonction publique et dans les entreprises. Du coup elles n'ont plus le temps de se consacrer à la préparation des mets dans le cadre domestique. Ce manque de temps a contribué au développement de la restauration de proximité.

Il y a donc un marché qui se développe et tout ça fait que les petites entreprises agroalimentaires se créent en ville.
Voilà donc les deux systèmes qui coexistent en Afrique mais celui qui nous attire notre attention ici, c'est le système d'apprentissage "marchand". Comment s'effectue l'apprentissage ? il s'effectue de la même manière en interne et en externe.

D'après ce schéma, on a ici les institutions familiales qui assurent la diffusion des savoir-faire par l'intermédiaire des relations aînées/cadettes. Il y a les institutions familiales, les institutions extra familiales : les amis, les voisins, les collègues, qui à partir de leurs habitudes, de leurs connaissances, transmettent des savoir-faire ; et il y a enfin ici la radio et la télévision qui sont le biais par lequel les entreprises acquièrent le savoir-faire. Il y a également ici tout ce qu'on appelle l'auto-apprentissage : à force de voir les autres faire, on apprend. Et bien, l'apprentissage peut également transiter par les relations Maître-Apprentis. C'est par ces biais que les petites entreprises agroalimentaires acquièrent des savoir-faire.

Alors on peut énumérer quelques différences entre ces différents systèmes. Le système traditionnel, le système classique, disons domestique, il est marqué par la présence des femmes. Ça il faut le remarquer. Alors que dans le système marchand, il y a à la fois la présence des hommes et des femmes. De plus en plus, les hommes ont tendance à valoriser certains produits tels que la farine de manioc ou bien de maïs et là c'est le moulin. Il y a également une remarque qui est faite c'est que plus la technologie devient moins pénible, plus les hommes ont tendance à valoriser les produits traditionnels. Donc, il y a une certaine corrélation entre la pénibilité du travail et la présence masculine dans l'activité économique. Il faut dire que dans ce jeu, les hommes ont tendance à occuper les secteurs qui ont connu une certaine évolution technologique.

Mais les problèmes ne se posent pas de la même manière dans tous les pays. J'ai mené des enquêtes au niveau du Cameroun dans le secteur le maïs. On pouvait constater que les femmes étaient de plus en plus IMPLIQUÉES dans ce secteur de la transformation de la farine. Alors que dans d'autres pays comme le Burkina Faso, les femmes sont plutôt absentes, même au niveau du décorticage du "fonio", et du sorgho.

   
   

3) systèmes d'apprentissage en construction

Bon, cela dit, nous passons à un autre système, ça c'est le système qui est en vigueur à l'heure actuelle. En effet on assiste à l'émergence d'un autre système d'apprentissage qui est en construction. Ce système se développe sous l'effet de l'apparition de ce qu'on appelle les O.S.P : les organisations socioprofessionnelles. Ce système a émergé dans le cadre de projets. Dans le projet AVAL (Action de Valorisation de Savoir-Faire Agroalimentaires locaux en Afrique de l'Ouest), (dont je suis un des animateurs), on a vu émerger des organisations socioprofessionnelles, c'est-à-dire des groupes de restauratrices, des transformateurs de fruits et légumes, des transformateurs de céréales, des transformateurs de tubercules. Et ces organisations socioprofessionnelles non seulement défendent les intérêts matériels et moraux de leurs membres, mais constituent des cadres à partir desquels les différentes organisations socioprofessionnelles peuvent acquérir des savoir-faire.

L'accent que je mets au niveau des O.S.P n'est pas fortuit. D'autant plus que ce phénomène est très intéressant, pour le développement mais surtout la compréhension de l'évolution de l'activité agroalimentaire actuelle. Bon, à quoi assiste t-on ? En général nous avions à faire aux petites entreprises agroalimentaires qui assuraient leur formation à partir de dynamiques internes, au niveau du foyer domestique et aussi de dynamiques externes. Mais à l'heure actuelle on assiste à l'émergence des OSP à deux niveaux : elles ont émergé à l'interface des Institutions d'appui, et des petites entreprises agroalimentaires. Donc, les petites entreprises agroalimentaires se sont constituées en organisation. Par l'intermédiaire de celles-ci, les Institutions d'appui, par exemple les Institutions de recherche et de formation, peuvent assurer la formation transformatrice. Dans ce cadre également, les membres des organisations agroalimentaires, peuvent échanger le savoir-faire entre eux.

A terme, non seulement ces entreprises reçoivent les savoir-faire des dispositifs d'appui, mais elles reçoivent également des savoir-faire à partir des savoirs de leurs pairs. Le groupe de transformatrices progresse en diversifiant et en enrichissant son savoir-faire.
Quel est l'intérêt économique de ce système ? En premier lieu, les transformatrices acquièrent des savoir-faire, ressources immatérielles qui leur permettent de diversifier la production. Pour les dispositifs d'appui, le fait d'apporter de l'appui à 20 entreprises au lieu d'une favorise un gain de temps. Les services rendus par ces dispositifs couvrent différents domaines. Par exemple le dosage de produits, la maîtrise des emballages, les stratégies de commercialisation des produits, la fourniture de l'information relative aux besoins des consommateurs et à l'accès aux marchés.

Les OSP émergent également, ici, à l'interface de la petite entreprise agroalimentaire et des marchés. On a parlé des marchés de proximité, des marchés régionaux, des marchés internationaux. Une petite entreprise agroalimentaire a du mal, par exemple, à atteindre des marchés de longue distance ou bien de moyenne distance. Le fait d'appartenir à une OSP est le moyen par lequel les petits entrepreneurs peuvent acquérir de nombreuses informations, venant par exemple des dispositifs d'appui, elles peuvent également acquérir des informations à partir de nouveaux sites Internet qui existent aujourd'hui. Certaines OSP essayent de voir dans quelle mesure on peut installer des sites Internet pour se faire connaître. Donc, il y a ce développement qui se fait ici à l'interface de ces deux composantes.

Voilà donc le nouveau phénomène qui s'est développé et qui est tout à fait intéressant. Je vais insister sur un point, c'est que les organisations socioprofessionnelles constituent un phénomène relativement nouveau dans le secteur agroalimentaire. Dans le secteur agricole, c'est un phénomène qui existe depuis une vingtaine d'années. Auparavant, on avait surtout affaire à de grandes organisations professionnelles qui couvraient pratiquement l'espace national ; mais à l'heure actuelle, les organisations socioprofessionnelles qui sont mises en place par exemple dans le cadre d'un projet comme AVAL sont de taille réduite (20 personnes en moyenne). En outre, ces organisations sont localisées dans des sites précis. Ce sont les femmes d'un même quartier qui se mettent ensemble, les femmes d'une même région, les femmes d'un même village qui se mettent ensemble, elles se connaissent. Cette proximité, ces échanges qui s'effectuent dans un cadre bien déterminé, jouent en faveur de la gratuité des services, de la réduction des coûts de transaction dont nous avons parlé la fois dernière. Elles peuvent vite échanger des informations, elles peuvent vite organiser les réunions, se voir rapidement et parfois même adresser des requêtes auprès des organismes d'appui ou bien des pouvoirs publics.

Le fait que ces organisations soient locales, soient localisées, nous conduit à mettre l'accent sur les perspectives en termes de développement local. Il ne s'agit plus d'appréhender individuellement les entreprises (comme cela se faisait avant), mais plutôt collectivement. Nous dirions qu'il faut non seulement appuyer collectivement les entreprises mais aussi localement. Ce mouvement présente de gros enjeux, en termes d'apprentissage.

La décentralisation avance en Afrique, que ce soit au Sénégal ou bien dans de nombreux autres pays d'Afrique. Et cette décentralisation a une dimension économique.

   
   

4) Perspectives d'apprentissage

La question se pose de savoir comment développer l'apprentissage dans les petites entreprises agroalimentaires ?

Les propositions que nous faisons sont les suivantes : à court terme nous préconisons la promotion de la formation des instances dirigeantes des organisations socioprofessionnelles à la négociation avec les tiers (Institutions de recherche-formation, financement, appui-conseil, contrôle de la qualité).

La négociation est tout à fait intéressante et importante. Mais il faut remarquer ici que ce n'est pas facile. D'autant plus que le profil des responsables des OSP est tout à fait varié. Dans un pays comme le Bénin, la plupart des OSP ont des gens formés à l'université, qui ont un niveau scolaire relativement élevé, et peuvent de ce fait facilement aller dans les Institutions de recherche-formation, s'adresser aux bailleurs de fonds, s'adresser à l'appui-conseil ou bien être sensible aux problème du contrôle de la qualité.

La question se pose de savoir comment certaines OSP qui n'ont pas de membres bien formés (je veux dire qui n'ont pas un niveau scolaire relativement avancé) peuvent travailler en relation avec les institutions de recherche-action. Des actions appropriées de formation à la négociation doivent être envisagées. Inversement les dispositifs de recherche-action doivent apprendre à aller vers les OSP qui ne peuvent pas, qui n'ont pas parfois le courage d'aller à leur rencontre.

La deuxième recommandation à court terme c'est limiter les effectifs des OSP entre 10 ou 20 personnes. On a connu par exemple dans le cadre du projet AVAL en Afrique de l'Ouest des OSP qui avaient près de 800 membres déclarés. Et les responsables de ces associations avaient du mal à négocier avec les tiers. Quand on est une association de petite taille, on a non seulement le temps, mais on peut également avoir la possibilité de négocier efficacement. Il faut aider les OSP à promouvoir leurs produits à partir des critères des normes d'hygiène et de qualité requises par la réglementation au niveau national et international. Ce travail là revient au dispositif d'appui, il revient également aux OSP. Au cours de la rencontre de Cotonou, on a parlé surtout de la question de la sensibilisation des organisations socioprofessionnelles des femmes à l'hygiène, parce que certaines femmes ont acquis certaines habitudes qu'elles n'arrivent pas à changer. La question du comportement est à traiter, elle est au coeur même des problèmes de dysfonctionnement de l'activité agroalimentaire.

Alors pour traiter les questions de qualité, ces femmes-là doivent être sensibilisées, les dispositif d'appui doivent jouer également un rôle important à cet égard. Il est indispensable d'assurer la promotion des produits en faisant valoir la qualité territoriale, on a parlé ici des AOC, c'est-à-dire des produits qui ont une dimension territoriale. Il est important aujourd'hui de mettre en avant le label territorial pour que ces produits aient une reconnaissance internationale. Les pays qui ont des produits relativement similaires comme le soumbala doivent arriver à caractériser leur spécificité. Ce produit que l'on retrouve au Sénégal le netetou (appellation sénégalaise du soumbala) n'est pas le même que celui qu'on trouve au Burkina Faso (soumbala), ou bien l'afitin qu'on trouve au Bénin. Par conséquent la question de la qualité territoriale est tout à fait importante à mettre en avant. A cela se greffent des questions de traçabilité.
Il faut promouvoir au sein d'espaces localisés des méthodes d'apprentissage qui permettent de faire coexister et de combiner les savoir-faire des institutions traditionnelles et les savoir-faire des institutions d'appui : recherche et formation.

Au cours des 30 dernières années, les institutions de recherche ont toujours agi comme si c'était elles qui détenaient la science infuse. Or, on constate, et l'expérience l'a montré, que ces institutions ne disposent que d'une partie des savoir-faire. La question des emballages et du conditionnement, la question de la conservation est de leur ressort. Elles relèvent de leurs compétences. Par contre, la connaissance, la maîtrise du procédé de fabrication, d'amont en aval est relativement acquise au niveau des unités de transformation. Par conséquent il faut arriver à combiner les savoir-faire, les "hybrider" de telle sorte qu'on puisse déboucher sur un système qui pourra répondre aux besoins des marchés de proximité, aux besoins des marchés régionaux et aux besoins des marchés internationaux.

En introduction j'ai parlé du potentiel de variété qu'il y a en Afrique. Mais ce potentiel de variété n'est pas valorisé en partie parce que lorsqu'on ne s'intéresse pas aux marchés de longue distance ou de moyenne distance, on n'a pas d'emballages requis. Par conséquent ce problème doit être au coeur même des préoccupations que ce soit des acteurs économiques, des transformateurs, des dispositifs d'appui ou des politiques qui nous gouvernent.

J'en ai terminé. J'ai été un peu long.

   
    Voici la plaquette du réseau AVAL : C'est un réseau qui a été mis en place en 1999, et qui a travaillé dans le cadre d'un projet appelé AVAL : Action d'évaluation des Savoir-faire Agroalimentaires Locaux en Afrique de l'Ouest. Le Bénin, le Burkina, le Sénégal et le Mali faisaient partie de ce réseau. Et ces pays ont échangé des savoir-faire agroalimentaires à partir des opérations qui étaient organisées qui consistaient à mettre en contact des opérateurs de pays différents. Et c'est dans ce cadre que les organisations socioprofessionnelles ont pu émerger. Et dans ce document, nous avons fait un bilan des difficultés. Un bilan des actions menées au cours de la période 1995-2000 99. Il y a également des réflexions sur les organisations socioprofessionnelles et les dispositifs d'appui, c'est un séminaire qui a été animé par J. J. Magloire au Sénégal et il y a pas mal de contributions sur les organisations socioprofessionnelles et les dispositifs d'appui. Et tout ceci est centré sur les petites entreprises agroalimentaires. Voilà.    
   

DEBATS

valeur d'usage, valeur sociale et valeur symbolique

ABDOU : Est-ce que vous avez pu avoir, une évaluation de la répercussion de ce travail. C'est-à-dire que, ce que les gens échangent au cours de séminaires de formations, se traduit quelque temps après de façon concrète sur le terrain, il y a des changements, une intégration de nouvelles données, c'est-à-dire une répercussion sur les habitudes alimentaires d'un pays à un autre ?

PAUL : Oui, il y a des produits qui migrent mais lorsqu'ils migrent, il y a des gens qui essaient de les adapter à leurs habitudes alimentaires. On a un produit comme l'akpan (yaourt de maïs) qui a été adapté par les opératrices burkinabées (Interruption K7)

K7 n°1 - Face B

PAUL : Les Burkinabés disent même que ce produit est de meilleure qualité que les produits officiels. Mais la plupart des femmes adoptent vraiment les habitudes alimentaires d'autres pays, et font des échanges.

Au niveau de l'impact économique, une femme (je me réfère à un séminaire de l'année dernière) me disait que par mois maintenant elle avait au moins 400 000 Francs CFA. Bon, elle dit qu'elle n'en veut pas plus, et que son mari en prend même une partie. Elle dit qu'elle vit bien. Il y a également d'autres dames qui ont acquis une certaine réputation à partir de leurs produits parce qu'elles ont reçu une formation par l'intermédiaire du réseau AVAL qui aujourd'hui vivent bien. On a vu, il y en a qui font un chiffre d'affaire d'un million de francs CFA c'est-à-dire 10.000 francs, ce qui n'est pas peu de chose.

Il y a également des femmes, des ménagères, qui étaient organisées en associations, qui ont reçu des savoir-faire, par exemple dans un quartier de Dakar, qui au départ vivaient vraiment dans une situation de pauvreté extrême mais qui après avoir reçu des savoir-faire des produits à base de niélé ont aujourd'hui mis en place des associations dans le quartier de Niébé et elles se débrouillent pas mal aujourd'hui. Alors qu'avant leurs maris ne voulaient même pas qu'elles viennent dans ces associations, c'est eux qui viennent assister aux réunions pour dire aux animateurs de les forcer à intégrer ces associations. Il y a quand même des influences sur le plan économique.

DOM. : J'ai une série de questions. Une toute simple, c'est lorsqu'il a été dit que les valeurs d'usage deviennent des valeurs sociales, est-ce qu'on peut préciser ce qu'on entend par "valeurs sociales" ?

PAUL : La valeur d'usage c'est le produit agroalimentaire qui existe comme ça. Par exemple le produit comme le porc, ça a une valeur d'usage, ça a une utilité. Mais rapporté à un musulman, ça n'a pas d'utilité, ça n'a aucune importance sociale. Je dirais même symbolique, même religieux. Alors le produit a une valeur d'usage intrinsèque, mais c'est rapporté à la consommation, lorsque ce produit est accepté, il commence à avoir une valeur sociale, à une échelle sociale plus large. Le créateur du produit peut-être au niveau individuel, il trouve une satisfaction, mais rapporté à une communauté, dès lors que le produit est accepté, il acquiert une valeur sociale.

DOM : C'est le seul fait de son acceptation qui définirait son "aura" sociale ?

PAUL : En partie, c'est très complexe, mais en grande partie, la valeur sociale s'acquiert en dynamique. C'est-à-dire que le produit au début existe, la Mercedes pour un Pygmée au Cameroun ça n'a aucune importance mais pour certains cadres, ou élite africaine, ça a une grande importance. Ils y accordent une grande importance. Parce qu'ils l'ont accepté, dans leurs représentations culturelles.

Il y a aussi tout un développement qui a été fait, un article, avec José Muchnik, qui lui, s'intéresse beaucoup plus à l'anthropologie, qui a insisté sur la question de la valeur symbolique. Il m'a dit, c'est vrai il y a la valeur sociale mais derrière il y a aussi les symboles, les gens consomment également des symboles. Les produits ont une certaine symbolique. On a pris le cas du vin de palme. Bon, le vin de palme, on le boit, c'est un produit qui a une valeur sociale, les gens qui le boivent, ils l'ont accepté à une certaine échelle. Mais rapporté à d'autres pratiques sociales comme le mariage, par exemple pour celer un mariage on a besoin de bénir le mariage, il faut verser le vin par terre. Le produit a une valeur sociale, c'est vrai mais il a également une valeur symbolique

ABDOU : Le cola par exemple, un produit comme le cola. Au Sénégal on l'importe, ça vient de Côte d'Ivoire. Mais est-ce qu'en Côte d'Ivoire elle a cette valeur sociale ?

PAUL : Elle a une valeur symbolique très importante, pour les réconciliations, par exemple au Cameroun, au Congo il y a la cola, dans toutes les régions, c'est un produit pourtant qui n'est pas cher, mais qu'on peut acheter qui a un prix mais il a une valeur...

ABDOU : En Côte d'Ivoire elle a cette fonction sociale et symbolique dans les cultures musulmanes ou c'est en général ?

PAUL : Dans toutes les cultures.

ABDOU : Donc, là, on a un exemple de transformation de valeur d'usage en valeur sociale qui réussit à émigrer d'un point à un autre.

PAUL : Tout à fait.

DOM : Donc, on peut associer "social" à "symbolique" ?

PAUL : A maints égards, oui, mais c'est complexe. Les trajectoires sont sinueuses dans ces cas-là.

DOM : Oui mais, c'est pour introduire justement la question suivante : lorsque l'on parle maintenant de valeurs sociales et de valeurs symboliques, on a une notion d'espace qui est l'espace culturel, l'espace des représentations qui forment leur réceptacle. Et alors, je ne sais pas comment cela s'associe, de dire qu'il y a un espace ethnique qui, lui est un rapport humain, souvent de parenté à la base, mais enfin c'est plus complexe que cela, et puis une territorialité. Ça m'intéresse de savoir comment vous négociez cette histoire de territoire où il y aurait un savoir-faire qui serait territorial, et en même temps une relation ethnique qui alors est indépendante du territoire, car vous pouvez être apparenté avec quelqu'un qui se trouve ailleurs.

PAUL : Le territoire dont on parle ici, ce n'est pas un territoire nécessairement physique, même si l'aspect physique est une composante.

DOM : C'est une territorialité alors ?

PAUL : Tout à fait.

   
   

Les circuits

DOM : Il y a un mot que je n'ai pas compris parce que je ne le connaissais pas, c'est le mot "Circuit". qu'est-ce qu'il veut dire ?

PAUL : Le Circuit c'est un restaurant fixe mais c'est surtout un restaurant de nuit, au Cameroun. C'est-à-dire que les gens ne vont pas comme au Mac'Do ou bien un autre restaurant qu'on va trouver ici pour s'alimenter, mais ils vont s'alimenter à domicile, chez le transformateur lui-même. Et les Circuits en général sont tenus par des femmes, chez elles. Vous quittez la ville, vous venez dans le Circuit. Et le Circuit c'est un lieu de convivialité, tout le monde se rencontre et on mange ce qu'il y a ! voilà ! c'est ça le Circuit !

Alors, au Cameroun, il y a le Circuit, il n'a ni début, ni fin, pratiquement. Je dirais, on peut entrer ici, boire de la bière, continuer dans un autre Circuit pour manger le Pangolin (le porc-épic), et terminer dans un autre Circuit plus animé où on trouve beaucoup plus de jeunes filles ou bien où les jeunes filles peuvent trouver les garçons, etc. c'est une façon de vivre la nuit mais ça passe par la consommation de la boisson, on peut boire, on peut manger, ça peut finir en boîte de nuit. Le Circuit c'est l'idée que l'on entre dans l'inconnu.

DOM : Mais elle appartient à l'usager cette relation. Ce n'est pas l'usager qui la crée ?

PAUL : Non ! Une femme a sa maison. Mais elle réserve le salon par exemple pour le Circuit. Vous venez, vous vous asseyez, elle est chez elle, vous venez, vous mangez, vous sortez. Et elle, elle a prévu par exemple du pangolin, ou bien du mouton. Aujourd'hui si vous voulez vous passez dans mon Circuit, vous venez, vous mangez, et vous repartez. Et la boisson... Elle peut avoir un grand écran de télévision parce qu'également tout les bons Circuits ont un écran de télévision. Vous pouvez suivre les matchs de football ou bien écouter de la musique c'est ça le Circuit.

DOM : Et ces personnes sont reliées à d'autres, elles-mêmes ? Ou bien c'est l'usager qui choisit où il va ensuite ?

PAUL : C'est l'usager qui choisit où il va ensuite. Mais c'est le connaisseur qui connaît le Circuit.

DOM : C'est une sorte de marché à domicile.

PAUL : Voilà c'est ça, on sait où on va, on va dans le Circuit, alors on est partout. On peut être partout à la fois.

ERIC : Le "Maquis" c'est pareil ?

PAUL : Le Maquis n'est pas pareil en Côte d'Ivoire. Le Maquis, lui, il est beaucoup plus une restauration fixe. Il y a même des Maquis de jour mais les Maquis fonctionnent surtout la nuit. Mais c'est des restaurants qu'on peut trouver en plein centre-ville en Côte d'Ivoire.

DOM : D'où viennent les mots "Maquis" et "Circuit" ?

PAUL : le Maquis, c'est toujours l'idée de refuge. Le Circuit, en même temps c'est l'idée de refuge, mais on entre en Circuit ! pas "dans", et on se faufile. Et c'est dans le Circuit qu'il y a toutes les informations. Vous pouvez trouver à une table le Ministre de tel truc, le Directeur de Cabinet de telle personne qui va vous donner des informations de première main : vous pouvez être au courant qu'il va y avoir un coup d'état cette nuit,etc.. Le Circuit c'est un lieu d'information et de convivialité. C'est très complexe à suivre. Tout se passe là-bas. Si vous n'êtes pas dans le Circuit, vous êtes hors système.

DOM : Est-ce que c'est un système en extension ou en régression ?

PAUL : C'est un système plutôt en extension. C'est sans formalisme. On y va, on peut improviser, tout le monde y a droit, tout le monde peut ouvrir son Circuit sans avoir besoin de l'Etat, de taxes etc.. Le Circuit, il est ouvert, c'est un lieu de liberté. Mais en même temps, il est caché, voilà. Parce que c'est la nuit. Le Circuit ne fonctionne pas le jour.

DOM :Quand vous dites que c'est la nuit, quel sens vous donnez au mot la nuit ?

PAUL : La nuit, une société de maquis, de clandestinité, c'est une clandestinité par rapport aux parents, les jeunes qui sortent et les parents ne savent pas où ils sont partis. Par rapport aux femmes, le mari quitte le bureau, il entre dans le Circuit, on ne sait pas très bien où il est parti, il est dans le Circuit. Les femmes elles aussi, qui sont dans les tontines, quand elles ont fini leur tontine elles entrent dans le Circuit, leurs maris ne savent pas où elles sont, elles sont dans le Circuit. Vous pouvez vous rencontrer dans le Circuit, vous vous dites bonjour, bonjour vous êtes dans le Circuit. C'est un lieu de clandestinité, de refuge.

DOM : Cela n'a pas de dimension politique quand même...

PAUL : Non, mais beaucoup d'hommes politiques y sont, toutes les informations politiques y sont, les journalistes y sont, les journalistes acquièrent les informations des hommes politiques, les étudiants, les enseignants tout le monde est dans le Circuit.

ABDOU : Je crois qu'il y a une dimension politique quand même. Parce qu'en fait je voulais savoir, parce qu'au Sénégal, il y a un phénomène comparable qu'on appelle le "clando" (la clandestinité toujours). Mais souvent ils font l'objet de pressions de la part des autorités publiques parce que comme ils vendent de l'alcool, ça ne respecte pas un certain nombre de restrictions, donc ils sont un peu bousculés parce qu'il y a des boutiques qui paient des taxes et qui ne veulent pas voir ce genre de boutiques-là fleurir. Et donc, les Circuits au Cameroun, font-ils aussi l'objet de pressions de la part des pouvoirs publics pour récupérer des taxes ?

PAUL : Non ! tout le monde sait que le Circuit existe, tout le monde peut le faire, mais personne ne vient les attaquer.

ABDOU : C'est intéressant parce qu'il y a une dimension politique dans ça : c'est des modes d'expression populaires.

PAUL : Oui, tu peux lancer une idée dans le Circuit qui va faire tâche d'huile.

ABDOU : En plus de cela, c'est des sociabilités ou des socialités que les populations elles-mêmes créent, en rupture avec leur existence officielle, les cadres ou l'encadrement que l'Etat crée, que les politiques créent. C'est des milieux où également on rencontre des ressources.

DOM : C'est pour ça que les mots : refuge, clandestinité, nocturne etc, me paraissent avoir un double sens. Parce que ça ne me paraît pas des situations de résistance à quelque chose mais au contraire d'expansion, de conquête, c'est-à-dire que le Circuit s'ouvre de plus en plus. Donc, l'aspect "refuge" ou l'aspect négatif que le mot français traduit, a l'air d'être compensé par une liberté d'expression supérieure. Un affranchissement si je puis dire.

ABDOU : Mais l'affranchissement n'est-il pas aussi résistance ?

DOM : Non, ce n'est pas de la résistance. L'affranchissement dans le sens de se manifester, devenir...

ABDOU : Mais justement cette manifestation-là a lieu dans un cadre qui est fabriqué en rupture avec autre chose. Il y a des choses qui sont interdites. Moi, je pense que toutes ces terminologies-là: clando, maquis, circuit, signifient en Afrique, je pense, que c'est généralement assez mal vu. Peut-être que c'est quelque chose qui a commencé à changer depuis quelques années, peut-être en rapport avec le problème. Mais autant que je me rappelle au Sénégal, il était assez mal vu de manger par exemple dans la rue. Pour manger, il faut manger en famille ou dans une maison. Donc, il y a une symbolique autour de...

PAUL : Oui, c'est vrai qu'il était interdit de manger dehors, mais maintenant de plus en plus...

DOM : Donc, c'est bien l'idée de rupture. En même temps je me disais en écoutant (là, c'est une autre question) de même que l'autre jour avec les coûts de transaction. C'est vrai qu'il y a une diversification des ressources qui se transmet par les réseaux familiaux et la relation dite d'aînés/cadets. Alors on a l'impression que ces relations sont fondées sur des relations de parenté parce qu'il a été question de la tante qui donne son savoir-faire à la filleule ou à la nièce, du grand-père au petit-fils, etc., et que tant que ces traditions sont associées à des relations de parenté très proches elles subsistent mais je pense que les relations les plus lointaines, les plus complexes, des petits cousins ou des ancêtres, là avec l'exode rural et le fait d'aller à la ville, çà se morcelle, ça diminue. Et en même temps on dirait que ce système de clandestinité prend le relais, fait renaître des types de relations où l'information court, où le service se propage, comme autrefois dans les systèmes de parenté élargie mais sous une forme plus moderne, sous une forme généralisée en quelque sorte. Est-ce qu'il y a une balance entre ce qui apparaît d'un côté entre ces circuits de jeunes et ce qui existait autrefois, d'une manière plus rigide et plus formelle, à travers les structures de parenté éloignée et les structures sociales nouvelles ?

PAUL : Au niveau des relations mère/fille, aînée/cadette, la relation se perpétue de manière générale. Que ce soit en milieu rural ou en milieu urbain. Ce qui est discutable par contre, c'est la structure du foyer familial. Quel est le contenu du foyer familial. Il y a des familles qui sont complètement éclatées entre rural et urbain. La fille par exemple qui a eu le Bac, qui est partie à l'université, elle va aller en ville. Chez les très jeunes de 18 ans il y a des plats qu'elle prépare, et des plats qu'elle ne peut pas préparer parce qu'elle n'a pas atteint une certaine maturité. Elle peut apprendre à transformer certains produits étant en ville, elle peut enrichir ses savoirs, mais de façon générale, elle perd lorsqu'elle se trouve seule en ville parce que pratiquement elle n'est pas entourée par la famille. Par contre, elle acquiert d'autres savoirs, à partir de ses voisines, d'autres régions ou de la même région qu'elle. C'est à ce niveau qu'il y a une certaine continuité.

Maintenant au niveau de la nuit, la clandestinité. Lorsqu'on est en milieu rural, en général, la nuit, il n'y a pas de clandestinité possible. Parce que le milieu rural est tellement là, il est figé, relativement figé, il n'y a pas de Circuit, on mange dans le cadre domestique mais on ne peut pas vraiment se déplacer. Il y a des petits marchés de nuit mais, bon, ils sont relativement rares dans les zones rurales. Bon, en zone urbaine, les jeunes ont une gamme variée de possibilités. Ils peuvent sortir même s'il y a des parents, parce que tout le monde peut le faire, en tout cas au niveau du Cameroun.

En milieu musulman, c'est plus compliqué mais quand même tout le monde peut entrer dans les Circuits, au Cameroun, même à Yaoundé, les musulmans, tout le monde peut entrer dans les Circuits. Est-ce qu'ils y vont parce qu'il y en a qui veulent rompre par rapport à une certaine tradition du village, non, je crois que le milieu urbain s'impose à eux, quelque part, ils vont dans le Circuit parce que ça fait partie de la ville. On ne peut pas ne pas aller dans un Circuit quand on est dans une grande ville ou une ville secondaire. Tout le monde peut y aller, doit même y aller quelque part, parce qu'on ne peut pas vivre dans sa maison, là, et Bon !, on peut bosser jusqu'à 10 h. mais à 23h. les copains arrivent ou les copines arrivent, et on va dans le Circuit ,tout le monde s'en va : on va acheter de la bière, écouter de la musique. En semaine, vous limitez votre présence à l'extérieur mais si c'est le week-end, jusqu'au dimanche vous êtes dans le Circuit. Je ne sais pas si j'ai bien compris la question ?

ERIC : Pour prolonger la question de Dominique, en fait il demandait s'il n'y a pas une balance entre transferts de savoir-faire agroalimentaires par exemple entre aînés et cadets, alors qu'en milieu urbain et surtout dans les circuits nocturnes, est-ce qu'on a aussi des transferts de savoir-faire de type cuisine agroalimentaire ou d'autres types d'informations qui circulent au niveau de l'alimentation ?

PAUL : Ah, au niveau des transformateurs ? les transferts se font entre mères/filles mais également par des relations inter-personnelles. En fait le Circuit doit être polyvalent. on ne peut pas transformer un seul plat. Il faut transformer les plats qu'on connaît dans la ville, et il faut avoir une notoriété au niveau de la ville, sinon personne ne vient dans le Circuit. Au niveau des plats, on doit diversifier mais il n'y a pas un menu "Circuit", on fait ce qu'il y a, ce qu'on a. On va au marché, on prend du poisson, on peut dire qu'aujourd'hui on fait le poisson braisé, ou bien on fait du Bongo, ou bien, etc.. En général ce sont les femmes très expérimentées, c'est pas n'importe qui qui prépare dans les circuits, c'est des femmes très très fortes ! Par exemple le pépésoupe (blague)

ABDOU : Tous les éléments que tu as dits, c'est un phénomène qui remonte à quand ? C'est à partir de quelle époque que l'on voit les populations s'intéresser donc à vivre leurs pratiques quotidiennes. Depuis quand en tous cas, ont-ils opéré une rupture, une distanciation, l'ont compris comme quelque chose qui pourrait leur servir par exemple pour se prendre en charge ou pour acquérir des ressources, c'est à partir de quand ? Ce qu'ils vivaient simplement au niveau domestique, qu'ils aient pu faire des ramifications, des connections dans leur tête, des possibilités de faire des choses, est-ce que ça c'est à la suite de politiques gouvernementales ou bien ça c'est fait comme ça, de façon plus ou moins spontanée : ça passe un peu par des initiatives à la base comme on l'a vu en Afrique, parfois à la suite d'incitations d'ONG et parfois simplement parce que les ONG en question sont venues renforcer des choses qu'il y avait déjà sur le terrain ?

PAUL : Depuis quand le phénomène a émergé ? Je crois qu'il y a une histoire qui s'impose déjà. Je crois qu'il faut une histoire. Il faut que les historiens fassent un travail dessus. Comment cette restauration a émergé ? Parce que moi, j'ai des souvenirs personnels, mais au niveau du Cameroun la première restauration que j'ai vue, c'est la restauration de rue, à côté des lycées ou à côté des collèges, ou bien même dans les enceintes des collèges. Il y a des gens qui venaient par exemple vendre de l'arachide. Il y en a qui vendaient des beignets, des galettes de manioc qu'on vendait dans la cour de récréation et à la sortie du lycée également, on avait tout ça. C'est le premier type de restauration que j'ai vu au Cameroun. C'est spontané. Les femmes, elles sont chez elles, elles grillent des arachides, une autre, elle fabrique des beignets mais là, c'est quelqu'un qui a une certaine expérience, elle les amène à l'école, ou à midi pour les enfants qui restent à l'école et qui ne rentrent pas chez eux. C'est comme ça!

Il y a aussi la restauration du Marché. Les femmes qui viennent avec du gibier. Par exemple une femme qui a tué un porc-épic, elle a une bonne sauce, elle vend la sauce à ses pairs. Ou bien des femmes également qui vendaient de la viande, elles faisaient la cuisine chez elles et allaient vendre au-dessus du Marché : ça c'est une restauration spontanée. Au niveau des Marchés, il y a également le type de restauration fixe. Il y a des gens qui sont assis autour d'une table, et des gens qui préparent une bouillie à base maïs que les jeunes viennent boire le matin avec des beignets, au Cameroun.

Maintenant, la restauration fixe, classique, qu'on peut retrouver ici, elle a émergé bien plus tard, les gens ne sortent pas. Et elle est même très peu développée dans un pays comme le Mali. Au Mali il n'y a pratiquement pas de restaurants, il n'y a qu'un ou deux Libanais qui ont un restaurant, ou des hôtels. Dans le pays, c'est pas dans la tradition des Maliens. On ne sort pas la nuit. On préfère avoir une maîtresse qui fait à manger. C'est comme ça qu'ils sortent. Mais chez nous au Cameroun c'est complètement vulgarisé, ou bien au Nigeria. Au Burkina Faso, on peut sortir. Il y a tout une histoire à faire.

Maintenant au niveau de l'incitation. Il faut dire que le secteur de l'agroalimentaire en Afrique, même s'il a un potentiel riche, ne bénéficie pratiquement pas, je dirais, si on peut raisonner en %, de 0,05% de l'appui étatique, donc même au niveau incitatif, il faut dire que l'Etat ne fait rien du tout. Pourtant c'est ça qui nourrit les populations.

DOM : C'est là qu'intervient votre travail. L'Etat ne fait rien parce qu'il reçoit des injonctions pour développer des supermarchés de type occidental. Il n'y a pas d'analyses sur la signification, sur ce dont on parle en ce moment, qui lui permette de comprendre que là, naissent, non seulement la possibilité de nourrir des gens mais des quantités de valeurs, qui sont des valeurs sociales. Indépendamment des valeurs d'usage. Parce que dans les Circuits, il se passe autre chose que simplement "consommer" des plats ou des cacahuètes. C'est donc autre chose qui est en jeu.

   
   

Evaluation des profits et des valeurs éthiques

Et justement, j'en profite pour reprendre une question de la dernière fois, c'est que lorsque vous parlez des traditions, des savoir-faire qui abaissent le coût des transactions, on parle de valeurs qui sont acquises : " C'est au nom de l'amitié que je te transmets ce savoir-faire, c'est au nom de la filiation que je te transmets ce savoir-faire, etc. ". Mais il ne faut pas oublier que c'est dans la transmission du savoir-faire, dans la transmission que se crée au contraire la valeur d'amitié, que l'on prend comme référence ! c'est à double entrée et sortie.

Le Circuit est le moyen par lequel se crée le lien social. Vous voyez, il y a un effet inversé. On tire sur la tradition parce que c'est institué et là, on est en train, au contraire, de constituer quelque chose qui va créer du lien social. Alors, je trouve très important que vous développiez cela. Très important parce que si l'Etat est au courant de cette affaire, il va dire, je suis l'Etat, mais pour mon peuple, donc je vais disposer l'architecture de la ville, l'urbanisme de la ville, en fonction des nécessités de ces Circuits, etc., je ne vais pas créer un supermarché, par exemple. Mais il lui faut l'information.

Et il faut arriver à montrer comment ces structures produisent quoi. Parce qu'elles ne produisent pas simplement le plaisir de consommer. Encore que la nourriture en question, par la qualité, (et j'ai été frappé de ce que vous disiez sur la qualité), entre en jeu comme facteur de production de valeur éthique. Parce que la qualité c'est quand même le respect d'autrui, et c'est plus que le respect d'autrui, c'est parfois le témoignage d'une proposition d'amitié. Parce qu'on fait quelque chose de bon, dans l'espoir de suggérer davantage que simplement se rassasier soi-même, c'est pour l'autre qu'on le fait. Donc on est obligé de faire une relation directe entre la qualité, le nom de celui qui le fait et la valeur éthique qui est proposée comme référence à celui pour qui on le fait.

Et cela, ce n'est pas développé cet aspect-là. Parce qu'on ne développe que l'aspect technique de l'opération, et pas l'aspect éthique comme s'il était tout à fait anecdotique. Mais il n'est pas anecdotique parce que c'est quand même lui qui va fonder la référence de la communauté. Donc là je reprends la question pour la re-situer.

Je voulais aussi vous demander un mot qui a également résonné assez fort, pour moi, c'est celui de la rue. Qu'est-ce que la rue ?

PAUL : C'est une longue histoire aussi. Au Cameroun, de plus en plus on ne dit pas "la rue". Les restaurants, on les appelle des "Tourne-dos". Comme c'est au bord de la route, les gens qui passent ne vous voient pas, vous, vous avez le dos tourné. Les gens qui vont au restaurant, au lieu de dire "allons manger", ils disent "allons au Tourne-dos". La rue, contrairement à ce qu'on peut croire, dans ce cas-là où les gens se rencontrent souvent, les gens, ils se tournent ! C'est-à-dire que vous avez votre grillade, vous mangez, et personne ne vous reconnaît. Les gens ne mangeaient pas dehors, mais ça se fait de plus en plus, mais alors ils se tournent le dos.

C'est le moment où on abandonne les autres. Et dans les représentations africaines également, quand vous tournez le dos à votre femme, ça veut dire que vous n'avez plus d'yeux que pour votre nourriture.

DOM : Et dans le Tourne-dos, on se nourrit tout seul ou avec un ami ?

PAUL : On peut être avec un ami, mais on ne regarde pas les autres. On peut vous voir, mais si on vous voit c'est le soir, vous êtes là mais vous tournez le dos. On ne mange pas face à la rue !

La rue, ça n'a pas de signification particulière. Les gens n'aiment pas manger dans la rue mais de plus en plus, les rues sont peuplées à midi déjà, les gens ne rentrent pas chez eux, il n'y a pas de cantine et les gens ont tendance à manger dans la rue. Et il y a des gens qui mettent des buvettes en plein air.

DOM : Alors ce n'est pas festif. C'est simplement nutritionnel. C'est de la restauration rapide

PAUL : Voilà, C'est de la restauration rapide. Le Circuit, c'est différent.

C'est vrai que dans le Circuit il y a une certaine éthique, il y a des choses qui rentrent en compte, dont il faut tenir compte, mais on n'a pas beaucoup de... il faut dire que les travaux faits dessus sont récents. Quand j'ai commencé ma thèse, sur les produits à base de maïs, au Sud Cameroun, je n'avais pas beaucoup de travaux. Parce qu'avant de préconiser des politiques, il faut avoir des informations au niveau de la recherche. Il faut être informé par la recherche aussi. Mais ce n'était pas fait.

Il y a aussi des raisons à cela, parce que les gens disaient peut-être que ce n'était pas utile parce qu'il n'y avait de profit. Puisque l'espace domestique valorisait pratiquement tous les produits, matin, midi, soir, tous les cadres qui ont commencé a exercer le pouvoir dans les années 60 ont vécu par ce biais-là, et n'ont jamais été dans les Circuits, ni dans les restaurants et n'ont jamais connu vraiment une activité marchande, probablement ils n'ont pas eu le temps d'y réfléchir. Les chercheurs non plus peut-être n'ont pas eu assez de temps ...

DOM : Non ! je pense que leurs études sont conditionnées par des crédits, et que les crédits sont versés à ceux qui renforcent les structures de profit.

PAUL : Tout à fait. Et puis quand on faisait ces études, on disait que c'était peut-être marginal, et puis, bon, aujourd'hui on est dans les produits du terroir, c'est le terroir qui revient au détriment de l'industrie. C'est nouveau. Même ici d'ailleurs, c'est pas qu'en Afrique, même ici le terroir était vu bon, enfin c'était dit pas moderne. C'était pas la modernité.

DOM : Mais j'irais plus loin que le mot terroir : le terroir c'est quelque chose qui permet une différenciation par rapport à quelque chose d'autre, l'essentiel c'est qu'il marque une différence, mais la différence en question elle peut être renforcée par d'autres éléments que le terroir, et en particulier par une tradition, le savoir-faire spécifique d'une culture. Nous, encore, on le voit ici pour les vins. Il n'y a pas que le terroir qui compte, il y a le processus oenologique, une démarche de la qualité et il y a plusieurs choses qui constituent le label mais en fin de compte il y a le nom de la personne elle-même. Il y a le nom de la personne qui est un engagement personnel sur la fiabilité, la qualité spécifique de la personne qui est une sorte de garantie d'authenticité.

(Interruption fin de la K7)

K7 n°2 - Face A

DOM. : ...la signature de la personne sur son produit, alors on a un message qui l'engage, c'est un message qui est une parole de confiance mais aussi qui l'engage dans sa dignité. Donc, là on est de nouveau au contact de l'éthique. De nouveau on est ressourcé à l'éthique. C'est à dire que le moteur du label, quand il est personnalisé, n'est plus le profit. Il est la subjectivité du créateur de ce produit. C'est-à-dire qu'il lui faut être "humain" dans cette production. Et s'il lui faut être "humain" dans cette production, il n'y a rien à faire, on est en pleine éthique. Et c'est l'inverse donc d'un profit aveugle et systémique.

Donc là il y a quelque chose qui est très intéressant quand vous avez développé cette question de territoire parce que c'est déjà une délimitation, mais ces délimitations peuvent être encore démultipliées, pour arriver à une sorte de profession de foi. Et cette profession de foi qui est dans la signature du nom. Or, on ne peut pas lui donner sens autrement que par une dimension éthique.

Ce qu'il y a de curieux, c'est ce que vous dites en parlant d'émergence, de spontanéité, de choses qui se développent, etc., c'est que ces forces-là qui sont des forces vives, ne sont théorisées par personne, ne sont accompagnées par personne, il peut y avoir des gens qui viennent les étudier ou les analyser mais ils viennent après, et c'est quelque chose de spontanément populaire, et qui n'est pas pris en compte par aucun révolutionnaire ou aucun théoricien. Alors que c'est cette prise en compte qui permettrait à l'Etat, ou du moins aux Etats qui ne sont pas sous dépendance capitaliste d'offrir une alternative.

PAUL : Le problème est là ! à l'arrivée ! A l'atterrissage, on se rend compte que voilà, bon, on ne sait pas. On dirait que l'Etat a peur, de s'engager. On ne comprend pas. Et pourtant c'est de milliers de produits dont on parle. Des centaines, ou des milliers de produits. Et ça veut dire des emplois, du travail pour beaucoup de gens. C'est vrai qu'au Sénégal, le Ministre de l'Industrie a dit que maintenant ils ont pris conscience de l'importance. C'est rare ça. Les gens disent ça parfois pour passer le temps mais là, lui, il a dit que vraiment on sent que ce secteur est important, il est même stratégique pour nos pays. Et il faut apporter quelque chose.
Mais c'est vrai qu'une fois qu'on l'a dit, il faut,il y a aussi une méthode. Il faut parvenir à s'intéresser à ce secteur-là. Et là les méthodes ne sont pas évidentes. On a eu la chance aussi d'avoir une Dame, Madame (? ) qui est Maire de (? ) c'est rare d'avoir une Maire d'une ville, une femme en plus,
qui vient s'intéresser à l'artisanat de rue. Elle constate qu'effectivement il y a une activité importante dans sa ville, mais elle veut vraiment faire quelque chose mais elle ne sait pas très bien quoi.

DOM. : Surtout que les préliminaires de l'analyse, étaient ceux de la rentabilité ou de profit et tout à l'heure vous-même vous étiez pris à ce piège (à mon avis) lorsque vous disiez que telle femme avait réussi, elle a réussi, tout à fait d'accord mais à ce moment-là vous avez parlé en termes de profit : elle est millionnaire ! Vous avez transformé ça en millions de francs CFA. Alors qu'à mon avis, elle a réussi sur d'autres plans. Alors je ne sais pas, si c'est une question de prestige, d'aura, de charme mais je suis sûr que si on étudie ces questions-là, on va voir que la réussite n'est pas nécessairement le million. Cela peut arriver, c'est pas incompatible, mais.. ; si l'analyse se contente de jauger la réussite en termes de millions, on est retombé dans l'ornière des critères capitalistes.

PAUL : C'est vrai que c'est un débat très important parce que même dans le cadre du réseau oral, on est parti d'un secteur marginalisé à un secteur qui est reconnu. La question de la reconnaissance sociale, du point de vue du statut, la reconnaissance, également du métier : une double reconnaissance manquait à ce secteur-là. Parce que qu'on se rappelle dans les années 70-80 c'était un secteur marginal. Marginal même du point de vue économique parce qu'ils disaient que ce n'était pas important. C'était la marginalité même du point de vue économique.

Mais là, maintenant, on parle, en dehors même du profit qui est recherché, de la reconnaissance du métier et de ces femmes dans la société. Le fait de transformer des produits était considéré en Afrique comme un signe d'échec social. Je ne sais pas si vous voyez d'où on part. D'échec social ! Oui ! Un intellectuel qui sort avec une femme qui transforme des produits, on lui disait : mais vraiment tu ne vaux rien. C'était dévalorisant. On ne s'en rend pas compte. C'est-à-dire que vous étiez la dernière des dernières. C'est fou cette expression, la dernière des dernières.

Oui, vous voyez, c'est un problème. Il y a beaucoup de problèmes qui se greffent à ça. Problèmes culturels, problèmes de reconnaissance, problèmes du métier.

On disait : Ma fille, tu n'as pas de travail, mais va à la fac. de médecine, c'est ça le travail ! si tu transformes des produits, mais tu n'es rien ! ! ! Mais, maintenant ça a changé, dans la tête des gens ça a changé, y compris même dans la tête des transformateurs. Ce sont des gens maintenant qui se sentent reconnus. Il y a un Ministre qui vient, il dit : je reconnais que vous êtes importantes, que ce secteur est important. Et que les chercheurs même s'y intéressent parce qu'ils ne s'y intéressaient pas. C'était un problème. C'est nouveau. C'est une révolution dans le tissu social. C'est une révolution, je dirais, de fond. On ne s'en rend peut-être pas compte.
De toute façon, nous, il nous faut une perspective, c'est pourquoi je parlais du profit. Maintenant que ces personnes gagnent leur vie avec ça et que d'autres types de personnes dans la société reconnaissent que ce travail est important et qu'ils nourrissent et peuvent même nourrir d'autres pays, alors c'est ça qui devient un enjeu très important. Vous pouvez en vivre déjà, et gagner beaucoup d'argent. C'est faire du profit. L'autre jour à Goré, on a vu des femmes qui ont eu le prix du Président de la République, elles sont dans la mairie, l'office de Mme N'DOYE, et c'est des femmes fières. Elles sont bien dans leur peau. Elles sont contentes. Et nous aussi, quand on les voit, on est contents. On dit ça, il y a quelque chose qui s'est passé. Alors qu'avant, ce n'était pas le cas, les femmes qui vendaient au Marché, c'était autre chose.

ABDOU : Au Sénégal, vous avez eu l'occasion de voir un peu ce qui se faisait-là ? Parce qu'ils sont versés eux, moins une problématique de création de produits que de...

PAUL : Oui, eux, c'est une problématique "d'amélioration" de produits.

ABDOU : Voilà, donc c'est pas aussi révolutionnaire que ça ! Mais le problème de fond, tu l'as souligné tout à l'heure, c'est qu'en fait il y a eu fondamentalement un problème de discrédit de tout ce qui pouvait être local. Le seul pays où on a bousculé un petit peu cette chose-là et je ne sais même pas où ça en est aujourd'hui, c'est le Burkina Faso. Mais fondamentalement, c'est que l'image du gars qui a réussi, la réussite sociale, elle est importante dans nos pays, c'est un vrai problème social, or elle n'est plus corrélée avec le gars qui par exemple se lève le matin, et qui met son boubou ou des trucs comme ça, c'est des problèmes je pense qui sont très forts.

Et même la femme dont vous parlez, elle a réussi mais si pour elle, elle a réussi, si pour son mari, elle a réussi, et pour ses amis, elle a réussi, c'est parce qu'elle a du pognon ! C'est fondamentalement pour ça. Parce que la société se mercantilise.
Les unités primaires qui conservent et qui transmettent les savoir-faire dont tu as parlé, etc. elles-mêmes sont en train de se disloquer d'une manière ou d'une autre. Et si elles ne se disloquaient pas et si elles se maintenaient, elles poseraient également d'autres types de problèmes. Car celui qui travaille, celui qui fait un métier dans les sociétés hiérarchisées à castes, il n'est pas reconnu pour ça ! Autrement dit, dans ces sociétés, il ne faut pas faire de métiers ! Il ne faut pas avoir un nom de métier. Ce qui est valorisé c'est plutôt à la limite d'être agriculteur, mais pas d'avoir un métier.
Par contre ce qui est intéressant indépendamment de toutes ces choses-là, c'est cette question : est-ce que ces dynamiques-là si elles se poursuivaient, peuvent conduire les Africains à s'auto-nourrir ? Je pense que ça c'est important.

PAUL : L'autosubsistance ? Au niveau de la couverture alimentaire, cette dynamique-là va permettre aux gens de s'auto-suffire sur le plan alimentaire.

ABDOU : Mais est-ce qu'il y a eu des études qui évaluent un petit peu la chose ?

PAUL : Ça, c'est autre chose.

MAGLOIRE : Est-ce que ce problème d'alimentation de rue, se pose en termes d'autosuffisance alimentaire ou surtout de reconnaissance comme on a dit tout à l'heure, de reconnaissance des gens qui pratiquent cette activité surtout ?

L'histoire de la reconnaissance sociale en Afrique, c'est aussi un peu dû au fait des gens qui sont partis ou qui ne sont pas partis à l'école. En Afrique, pendant la période coloniale, ceux qui sont partis à l'école sont beaucoup plus valorisés à cette époque par rapport à ceux qui n'y sont pas partis. Et aujourd'hui, même dans des institutions actuelles, on ne considère pas trop ceux qui ne sont pas allés à l'école. On a l'impression qu'ils ne sont pas intelligents. Alors qu'ils sont très intelligents. Mais ils sont un peu marginalisés. Et dans tous les systèmes que ce soit de décision ou de pouvoir, on ne trouve pas ces gens-là, ils sont totalement exclus.

J'étais surpris l'autrefois à Dakar par l'histoire d'une Sénégalaise analphabète qui fait des carreaux et qui voyage partout dans le monde avec son interprète.
En mathématique on dirait, s'ils étaient exclus de l'intégrale, maintenant il faut les intégrer.

ABDOU : En fait je suis tout à fait d'accord avec ton propos, je pense que lorsqu'on a discrédité véritablement tout ce qui ne ressemblait pas au mimétisme occidental, on a arrêté beaucoup de choses. Ça c'est clair. Mais en fait le problème de l'autosuffisance alimentaire qui est posé c'est moins en rapport avec la restauration de rue qu'avec le problème des savoir-faire, des potentialités de transformation des aliments. C'était plus en rapport avec ça. Est-ce que ça, on a plus ou moins évalué (je crois que vous avez fait presque tous les pays africains), est-ce qu'on a évalué un petit peu les potentialités... Parce que dans tout ce que vous avez dit, moi ce qui me frappe le plus c'est qu'il y a une certaine indépendance, depuis la création du produit, jusqu'à ce que les gens s'en servent, il y a une indépendance extraordinaire. Or, aujourd'hui, le problème fondamental de l'Afrique c'est justement son indépendance. Enfin d'une certaine manière

PAUL : Le problème que tu soulèves-là, on l'a soulevé pendant la réunion de Dakar aussi, c'était sur le problème de la source d'informations. Parce que nous avons des systèmes de comptabilité nationale. Mais c'est toujours le même problème qu'on rencontre : nous savons que nous avons beaucoup de choses mais on n'a pas d'évaluation. Dans le secteur de l'agroalimentaire, rien n'est évalué dans la comptabilité nationale. Il n'y a aucun produit. Donc on ne sait pas. Les chercheurs qui travaillent pressentent qu'il y a quelque chose. Tout ce qu'on fait comme travail ce sont des travaux monographiques. Ce sont des échantillons. Et on pressent quand même que l'évaluation qu'on fait est purement qualitative. Par exemple la spatialisation d'un produit, on ne peut pas tirer des éléments purement quantifiables mais un travail que les comptables nationaux doivent faire, ce travail n'est pas fait !

Déjà il faut qu'ils prennent en compte les produits, ensuite qu'ils mettent en place des systèmes de comptabilité qui intègrent également ces éléments. Rien de tout ça n'est fait. C'est le grand problème qu'on a actuellement. Enfin qu'on a toujours. Rien n'est quantifié. Mais pourtant on sent qu'il y a des choses.

DOM : C'est vrai qu'il y a des choses qu'on ne peut pas quantifier. Par exemple, l'amitié mutuelle on ne peut pas la quantifier. Donc on va dire seulement qu'il y a tant de bananes qui sont passées d'un côté et tant de cacahuètes qui sont passées de l'autre. Mais on ne quantifiera pas la valeur sociale. Néanmoins on peut tout de même s'intéresser aux structures qui soutiennent ces valeurs de reconnaissance sociale ou d'appartenance à une communauté.

On peut évaluer le nombre de relations d'un commerçant et on peut évaluer également la quantité de produits qu'il achète et qu'il vend. Si vous évaluez la quantité de relations qu'il a, vous vous apercevrez qu'ils sont différents les uns des autres. Il y a des commerçants qui ont 3 ou 4 relations, il y en a qui en ont 50, d'autres en ont 200. A titre personnel, le rayonnement d'une personne, comme les rayons d'une étoile, va vibrer sur d'autres critères que celui des produits qu'il commercialise. Et cela dépendra de ses relations et non de son profit. Donc, il faut inventer maintenant des modes d'évaluation différents du mode d'évaluation capitaliste. Parce que si vous ne les inventez pas aujourd'hui...

PAUL : C'est clair ! Vous avez raison, il y a des schémas, il y a des produits qui transitent par le marché, d'autres non. Ce qui est réservé à l'autoconsommation, on ne sait pas, ce qui passe au niveau du marché, on ne sait pas non plus. En plus, non seulement on ne sait pas, mais est-ce qu'on a des outils qui servent à cette évaluation ? Il y a des gens qui sont là et qui disent que lorsqu'ils travaillent ils font ça mais en fait, ils ne font pas ça. Ils ne font pas ce travail. En fait, vous en êtes à la méthodologie déjà, alors que nous en sommes encore au problème des structures. Qui fait quoi là-dedans, au niveau de nos pays ?

Nous étions à la réunion du bureau des statistiques nationales : ils ont pourtant besoin de beaucoup de choses, pourtant ils n'y étaient pas. Comment Mr Savane va prendre une décision ? On ne sait pas très bien. Il va dire que bon, on mange le (...) au Sénégal, alors mais les choses sont beaucoup plus compliquées. Il faut que les comptables travaillent, qu'ils fassent leur travail. Un travail de fond. Qu'ils disent voilà ce qu'on consomme, voilà ce qu'on mange. Mais ce qu'on pressent quand même c'est qu'il y a un potentiel important. Et s'il est valorisé, il contribuera à nourrir beaucoup de gens.

DOM : Mais la façon dont ils consomment ? Parce que les mots que vous dites, ils sont porteurs de sens à eux seuls ! le mot Circuit ce n'est pas le mot Tourne-dos ! Alors je vais évaluer en termes de relations : tourne-dos = 0, et Circuit = 1000 ; etc. .Voilà ce que je veux dire : c'est qu'il n'y a pas seulement l'évaluation de la quantité consommée, il y a l'évaluation de la façon dont c'est consommé. Et on peut qualifier ces relations. On peut dire que celle-ci on l'appelle ainsi, et celle-là autrement, on les qualifie et ensuite on peut faire des schémas comme celui-là qui est intéressant justement parce qu'il établit des relations. Vous avez montré au centre du Cameroun une territorialité ethnique entourée de quelques autres et vous avez évalué d'une part le nombre de relations inter-ethniques de chacun de ces groupes sociaux et leur nombre de savoirs-faire. Et vous avez conclu que la richesse des savoirs-faire d'une communauté était comme proportionnel au nombre de relations interethniques dont elle pouvait se prévaloir. Votre rapport établit des quantités mais il établit aussi des relations. On voit que ce qui fonctionne le mieux est la partie qui a le plus de relations. Donc ça devient un critère de référence, la relation. Ensuite si on qualifie les relations qui peuvent être unilatérales, bilatérales, etc., on peut construire des systèmes d'évaluation qui ne dépendent plus simplement de la quantité d'argent qu'on a mis dans sa banque.

PAUL : Effectivement beaucoup de compétences doivent rentrer en jeu. Les sociologues, les anthropologues, les économistes ont leur mot à dire, pour arriver à un système d'évaluation fiable. Parce qu'on demande aussi de la fiabilité en fait.

DOM : Nous, nous avons un système où l'on doit tout normaliser selon un critère simple, donc ça viendra de vous s'il y a d'autres critères qui sont pris en compte, ça ne va pas venir d'ici.

PAUL : Je vous le concède. Les modèles qu'on a ici sont fondés sur le Keynésianisme, bon. Quand vous dites la Production = la Consommation + l'Epargne, bon, vous savez que, ici, c'est quelque chose de possible. Mais en Afrique c'est plus compliqué que ça ! "production" ne veut pas nécessairement dire "consommation" etc. : il y a de nombreuses variables qui entrent en jeu. Ou bien "revenu" ne veut pas dire le revenu d'un individu, il veut dire beaucoup de choses à la fois. Une "épargne" peut vouloir dire autre chose que l'épargne venant d'un revenu donc, il y a tout un système.

DOM : C'est pour cela qu'on avait essayé de créer un DERMA Linguistique. Mais il ne fonctionne pas. Alors si vous connaissez des linguistes ? Parce que l'on ne pourra pas mettre les mêmes mots sur des critères différents. Il faudra bien introduire le mot "Tourne-dos" et le mot "Circuit" !

ABDOU : L'ethnie, ou la tribu, des trucs comme ça (sans rentrer dans le détail de leur signification), il y a des auteurs Africains et qui sont professeurs au Canada ou ailleurs, qui disent qu'en fait nos Démocraties doivent être des Démocraties ethniques, et que c'est possible. Il y a un bouquin à la fac des lettres, (dont je pourrais relever les coordonnées), le gars il fait une systématisation là-dessus.
Ou bien alors ce sera l'individu, c'est-à-dire la personne reconnue comme ayant des droits. Enfin moi, je ne sais pas. La réalité, aujourd'hui, en Afrique c'est beaucoup de trajectoires qui sont mêlées. A une époque, nous parlions de contradictoire pour exprimer un petit peu l'idée que aujourd'hui l'Africain c'est quelqu'un qui est traversé par tellement de choses, par tellement d'histoires. Aujourd'hui, on est là en train de discuter d'idées, de trucs comme ça, et ailleurs on parlera avec le Père, et voilà on parlera d'autres choses, etc, avec la maman analphabète, on dira autre chose, etc., mais il y a beaucoup de choses.

PAUL : C'est complémentaire ce que vous dites, (Dominique et Abdou). Vis-à-vis des constitutions, ce que tu dis là, c'est une réalité aussi que le mimétisme. Mais c'est une autre réalité au niveau de la base. Toi tu parles au niveau des constitutions, lui il parle de ce qui existe.
Mais en même temps, la réalité africaine au niveau des constitutions, elle est diverse. On peut faire des typologies. Il y a des gens qui font du Droit qui nous expliquent un peu ça. Dans les typologies, il y a des
constitutions mimées, et des constitutions vraiment construites au niveau local, par des acteurs eux-mêmes, je pense au phénomène des conférences nationales qu'il y a eu par exemple au Bénin, au Congo, Congo-Brazaville, et même au Congo-Kinshasa. Il y a eu des constitutions en Afrique Australe, dans des pays comme le Zimbabwe, en Afrique du Sud, également, on a eu des constitutions qui ont été construites par des acteurs locaux pour organiser des transitions et pérenniser quelque chose. Il y a eu des réformes constitutionnelles au Sénégal après avoir étudié les constitutions

Et ce qui relève des conflits, ça c'est encore autre chose. Parce qu'il y a des conflits liés à la mauvaise interprétation, ou la mauvaise utilisation des Constitutions. Parce que ça peut être mimé mais mal utilisé. Il y a beaucoup de choses. Il y a aussi le respect, la conception, la représentation qu'on se fait du Droit ! Mais il y a des juristes qui peuvent nous...

MAGL : Je pense que la question que tu as soulevée n'est pas une mauvaise question, telle qu'elle est posée, c'est une question capitale parce que ça relève de la gouvernance de nos pays. Donc, si aujourd'hui, que ce soient les spécialistes, juristes, que ce soient les sociologues, que ce soient les économistes, que ce soient anthropologues qui essayent de donner une lecture de l'histoire des Constitutions , je pense qu'il y a un travail qui est déjà fait, mais qui doit continué d'être fait.

Parce qu'effectivement, ça pose un problème, aujourd'hui. On sent qu'il y a une réflexion qui est là pour voir si les Constitutions que nous avons, qui gouvernent effectivement les espaces africains, est-ce que ces Constitutions sont compatibles ou pas compatibles !

Nous, en tant qu'économistes, effectivement on a une lecture du Droit. On peut faire l'analyse économique du Droit. Et, à partir de cette analyse, on peut avoir des éléments d'explication sur une Constitution. C'est possible de faire une telle analyse économique du Droit.

DOM. : Il y a deux ans nous avons amorcé cette discussion avec un DERMA Droit et Constitution. Plusieurs juristes s'y étaient intéressés mais du côté juriste, c'est vrai qu'ils se réfèrent au Droit qu'ils ont appris, ils sont très mimétiques et ce n'est peut-être pas eux qui sont des forces de proposition de changements parce que le problème pour eux c'est plutôt d'adaptation de la réalité au Droit qu'ils ont appris, ils sont plutôt versés dans cette dynamique d'adaptation que de mise en question. Alors, du côté des anthropologues, sociologues et tout cela, je crois qu'on pensait justement s'adresser à eux pour élaborer une discussion, mais elle a échoué devant l'impasse des textes constitutionnels. C'est-à-dire qu'on s'est rendu compte que dans la zone française, le Droit était imposé par la France. Et à la seule exception du Bénin, dans l'Afrique équatoriale, ils sont tous copiés sur le même modèle, avec simplement en plus une...

PAUL : ...une virgule.

DOM. : Alors ça pose des problèmes, et puis il y a eu résignation générale, en disant : ça ne vaut même pas la peine de partir de ça. Il faut partir d'une réflexion nouvelle sur les bases africaines et puis on verra après comment rejoindre les 2 bouts. Mais on ne va pas partir de la déclaration française d'indépendance du Burkina-Faso. Parce que e notable qui l'a écrite est de Montpellier. Mais je trouve que cela n'est pas pas une raison suffisante pour justifier une telle résignation.

Mais à ce moment-là, on a perdu pied, parce que : quelle force de parole mobiliser à ce sujet ? Qui ? Qui est en droit d'apporter une contribution théorique valable. Mais c'est vrai que le problème peut être repris.

MAGL. : Je connais un juriste qui s'appelle Maître ANANGA, c'est un avocat, il habite à Paris, il est en train de réfléchir là-dessus. Je vais lui en parler, si un jour il vient ici, s'il peut y avoir une réunion, s'il peut en discuter. Mais il y a des gens qui y réfléchissent entre juristes, pas dans le mimétisme ; bien sûr.

Sur la gouvernance de nos pays, le débat est posé.

   
   

 Fin des débats

haut de page
   
         

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

Fin