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Tradition et modernité

en Afrique Noire

Conférence publique

organisée par le club de philosophie
de l'Université Cheikh Anta Diop

1997

Massaër DIALLO
   
         
     
   

J'ai tout de suite remercié -à mi-voix- mon collègue et ami Mamoussé DIAGNE. Je le remercie très sincèrement parce qu'il nous donne toujours ces moments très agréables qui ne sont pas courants dans une conférence ; c'est-à-dire de pouvoir sentir les choses profondément, parce que justement, la rationalité de son discours ne parvient pas à le dessécher, au point de lui rendre ce côté que comporte l'oralité : l'esprit dans l'argumentation. L'esprit qui est à la fois une rationalité mais aussi quelque chose de vécu à l'intérieur de la rationalité. Et quand il dit que " l'encre du scribe n'a pas de mémoire ", il s'est référé aussi à ça. Je disais au début à Mamoussé que j'ai amené ce magnétophone parce que j'avais envie toujours de l'enregistrer. Et je me rends compte que quand je lis son texte, son texte ne donne jamais tout. Et justement ça démontre une chose c'est qu'effectivement sur l'Afrique, l'intelligentsia a une dimension à assumer qui est de pouvoir, au-delà de l'écriture et de ce qu'elle porte d'important, de rationnel, pouvoir performer dans l'oralité. Et justement c'est un collègue qui a cette capacité extraordinaire qu'il faut toujours souligner : parce que c'est une voie aussi qu'il montre en tant qu'intellectuel.

On dit en philosophie que c'est toujours le commencement qui est ardu et c'est lui qui l'a fait, il l'a tellement bien fait, mais que la suite devient toujours aussi périlleuse puisque après Mamousse DIAGNE, discuter de tradition et de modernité c'est difficile. Mais il le facilite parce que justement il part d'un lieu qui est l'intérieur de soi. L'intérieur de soi, à partir duquel maintenant on peut concevoir le problème de manière très diverse. Tradition et modernité, comme il l'a développé, c'est prendre le parti fondamental de la tradition, une compréhension de la question, non pas en termes binaires mais en termes, que c'est la tradition qui se joue dans le présent et dans le passé.

 

Donc, tradition et modernité, en fait : nous-même et autrui, Afrique et Occident, identité que serait la tradition et aliénation [qui] renverrait à la modernité, l'endogène que serait la tradition, l'exogène auquel renverrait la modernité. L'agriculture, la primitivité, auxquelles renverrait la tradition et enfin l'industrialité et la raison scientifico-technologique, auxquelles renverrait justement la modernité. Ce couple qui est un couple manichéen est la connotation fondamentale qui traverse d'une manière générale les énoncés du thème tradition et modernité. Donc c'est une équation qui a été perçue comme telle d'un caractère binaire, manichéen, à l'intérieur des réflexions, débats et élaborations intellectuelles au niveau de l'Afrique avant même les années 1960 dans les congrès des écrivains et intellectuels, dans la littérature théorique et politique ; ces deux aspects ont toujours été conçus ainsi et sont présentés sous forme d'équation arithmétique. Par rapport à laquelle il y a eu justement des réponses.
Quelqu'un comme
SENGHOR, par rapport à cette double exigence de l'enracinement et de l'ouverture qu'avaient à voir la tradition et la modernité, a conçu justement des instruments théoriques en termes de théorie de la complémentarité qui permettrait de légitimer à la fois cet enracinement dans ce qui est Nous -mais ce qui n'est pas le tout de l'Homme-, à savoir cet aspect émotionnel, cet aspect créativité, qui devrait en même temps s'ouvrir à la modernité qui est l'Autre en ce qu'elle porterait justement d'émancipateur sur le plan de la rationalité, de l'industrialité etc. Donc, la théorie de la complémentarité.

Chez d'autres aussi le diagnostic part toujours de cette équation, la conception binaire de la tradition et de la modernité qui se joue dans le Consciencisme de N'KRUMAH. Chez N'KRUMAH, les diagnostics donnent aussi que l'Afrique est traversée, la conscience africaine est en crise parce qu'elle est traversée par trois courants contradictoires, et ces trois courants contradictoires constitutifs de la crise c'est la tradition africaine, justement endogène, les valeurs arabo-islamiques (si on revenait dessus, on dit que de l'extérieur aujourd'hui on considèrerait ces valeurs arabo-islamiques à l'intérieur des traditions), et puis enfin le troisième courant qui est le courant culturel occidentalo-judéo-chrétien, qui se présente comme extériorité, comme modernité, mais en contradiction permanente avec justement cet aspect endogène traditionnel de l'Afrique et cet aspect arabo-islamique.

Le diagnostic de N'KRUMAH aboutit donc à la solution de synthèse. Le consciencisme se donne au plan philosophique, au plan de la pratique culturelle, la stratégie politique comme une manière de concilier justement ces termes-là de la contradiction dans un dépassement qui permet d'assumer. Cette stratégie n'est pas une stratégie de complémentarité structurale telle qu'elle est conçue chez Senghor. On se rend compte que le dépassement qui se joue dans la problématique du consciencisme de N'Krumah est un dépassement qui se pose en termes d'appropriation, par l'Afrique, de ce qui, dans les éléments culturels conçus comme " modernité ", pourrait se présenter comme étranger, comme aliénation, comme allogène. Donc, va ramener à soi ce qui se présente comme extériorité culturelle. Donc faire en sorte que les valeurs étrangères, chrétiennes, musulmanes, deviennent des valeurs africaines parce qu'elles sont géographiquement vécues ; mais [qu'] elles sont vécues de manière contradictoire à cause de ce décalage entre le soi-même africain vissé à sa tradition et ces valeurs qui nous environnent, qui nous déterminent mais dans un rapport conflictuel qui détermine une aliénation.

A partir de N'KRUMAH, il y a un diagnostic qui est identique mais qui va beaucoup plus loin, qui ne se pose pas simplement en termes de synthèse, c'est le philosophe Marcien TOWA. Marcien TOWA qui diagnostique aussi la même situation : l'Afrique et les intellectuels africains, les peuples aussi traversés par le dilemme du soi et de l'autre, de la tradition endogène et d'une modernité tout à fait allogène et aliénante, donc ce dilemme-là comment le résoudre. Est-ce qu'il faut le résoudre en termes d'aliénations ? de prendre simplement le parti de la modernité ? le parti de l'industrialisation ? le parti de l'Autre simplement ? au détriment de soi ? ou bien est-ce qu'il faut prendre le parti de défendre son identité propre, de considérer que la tradition culturelle, sociale, politique et économique est autosuffisante et peut se passer du reste, et que sur ce rapport-là, expulser ce qui se présente comme modernité comme quelque chose aliénant ? La problématique de ces dilemmes chez Marcien TOWA, se règle en termes de dépassement et d'altération.

J'utilise le mot altération à partir justement de sa signification étymologique : alter. Le mot altération, donc, signifie par là presque s'abîmer, en tout cas devenir autre ; et cette altération est volontaire. Le diagnostique chez Marcien TOWA, il consiste à dire que justement ce qui fait la particularité de l'Africain qui a fait qu'il a pu être dominé par autrui, écrasé par la modernité coloniale occidentale, c'est que cet Africain a été vissé à ce qui était lui-même, à son ipséité, au détriment justement de son devenir positif. Il a tellement été autosuffit de lui-même, de sa propre culture, qu'il n'a pu bénéficier que des faiblesses de cette culture qui a été vaincue par la culture occidentale. Donc la solution ce n'est pas de combiner, de faire une complémentarité, mais c'est de se remettre en question remettre en soi, en question ce qui, en nous particularisant, nous met dans une situation de vaincu. Donc, cette altération devient quoi ? L'identification totale à autrui.

Donc c'est une autre stratégie : est-ce que cela consiste maintenant à remettre en question la tradition au profit de la modernité ? Certains critiques, au plan philosophique, (des critiques qu'il avait taxés lui-même d'Ethno-philosophes, de traditionalistes tels que y compris des aînés à nous qui sont ici à Dakar Assane SYLLA, ont eu justement à reprocher à Marcien TOWA de faire, par là, une sorte d'éloge de l'aliénation, donc de l'abdication de soi, de sujétion volontaire à la doctrine coloniale. Marcien TOWA ne se situait pas en réalité dans cette optique. Pour lui, dans ce choc entre la modernité et la tradition, le résultat c'est la défaite. Et cette défaite-là, elle est, de notre côté, due à nos faiblesses, et de l'autre côté, c'est dû à une puissance extraordinaire dont l'Occident a le secret et qui réside dans ses capacités scientifico-technologiques. La solution donc pour l'Africain, de son point de vue, est de se saisir des " armes miraculeuses " de l'autre, de l'occidental en particulier, de prendre en charge ce qui en lui a pu assurer sa victoire, donc de lui ressembler complètement pour dépasser ce qui en soi est le symbole de la relégation, de l'infériorisation. Donc, dans ces conditions, c'est prendre le parti de dépasser la tradition parce que la tradition ne reproduit qu' une sorte d'ipséité de soi-même qui n'est pas autosuffisante par rapport aux exigences de l'histoire de l'évolution.

Donc, c'est un point de vue qui peut se présenter apparemment comme un point de vue moderniste qui pourrait, sous ce rapport-là, ou qui aurait pu ou qui eut pu plutôt (je vais expliquer pourquoi ces nuances grammaticales) servir à des auteurs tels que Axele KABOU donc aux afro-pessimistes, mais en réalité il n'aurait pas pu aller très loin (c'est pour ça que je dis qu'il pu) parce que Marcien TOWA ne rejette pas quant au fond la tradition au profit de la modernité. Il considère (ça c'est moi qui le commente ainsi) la tradition comme le point d'Archimède, comme l'acquis dont il faut partir mais à l'intérieur duquel il ne faut pas s'enfermer. En d'autres termes, les Africains héritent d'une histoire, dans cette histoire-là, ils héritent d'une culture, mais le problème qui se pose partout (et si lui, il le pense en tant que philosophe, je le pense, aussi, ainsi, à sa suite) le problème qui est posé à l'homme, c'est d'abord un problème de liberté, c'est un problème d'épanouissement et pour cela un problème de progrès. Si la tradition doit devenir non pas seulement un héritage mais un héritage nous enchaînant, nous devons à la fois assumer l'héritage mais refuser ce qui dans l'héritage peut être un motif ou bien une forme de servitude. Donc, il faut sauver l'héritage mais tout en sauvegardant l'homme dans ce qu'il a de plus important, à savoir sa liberté d'être.

Donc la question de l'identité se résout dans une évolutivité qui intègre à la fois ce que je suis mais ce que je peux devenir sans me renier au fond. Tant que je ne renie pas ma liberté, je ne renie pas la possibilité de progresser. Donc l'exigence de ressembler à autrui pour pouvoir être libre, c'est la ressemblance, c'est une ressemblance non aliénante, parce que chez autrui je prends le parti de saisir en lui ce qui me permet d'être comme lui, c'est-à-dire de me libérer de sa domination. Puisque l'enjeu profond du rapport à la tradition et à la modernité, c'est la question de la domination ; domination de l'homme, domination du Noir par la colonisation, domination de l'individu par ses traditions, domination du groupe par un autre groupe au pouvoir.

Et donc par rapport à cet enjeu-là, nous devons penser d'une manière critique, notre rapport aux deux éléments. Et c'est là aussi où moi j'avance effectivement dans mes propres positions. Le problème qui se pose c'est de (re)mettre en question le rapport que nous pouvons avoir sur le plan théorique avec ces deux notions : la tradition, [bande rayée ]il y a aussi un patrimoine immatériel, spirituel, imaginaire qui est en jeu pas seulement en termes de religion, mais en termes de manière de concevoir le monde, en termes de règles de la morale, en termes de normes du beau.

La tradition donc est les mécanismes vivants par lesquels ces valeurs-là passent d'une période à une autre période pour pouvoir permettre à la société de survivre à elle-même, de continuer à vivre malgré le fait que les individus, les groupes, peuvent être, tout à fait, mortels ou changés. Cet aspect-là doit être sauvegardé dans toute société. Quand une société arrête de produire des traditions, c'est une société qui est condamnée à subir la tradition des autres. C'est-à-dire que quand une société ne parvient plus à produire, à reproduire, elle est tout à fait condamnée à subir.

Ça se joue aujourd'hui sur le plan culturel. Un exemple très simple. Aujourd'hui, mes enfants et moi-même sommes condamnés à aller au cinéma pour voir le Roi Lion, un film qui est bon pour les enfants mais aussi pour les adultes, mais qui est un film -très beau- qui raconte des choses qu'on a racontées dans notre enfance ; les contes existent d'une manière extraordinairement structurée dans l'univers culturel africain, mais à partir d'un certain moment, ces contes n'ont pas pu passer de la phase de la reproduction conservation dans des cercles fermés limités que consistent la famille ou l'ethnie à la phase où justement ils sont destinés non plus à l'ethnie ou à la famille mais seulement à la communauté universelle qui est régie par des règles marchandes.

Et à partir d'un certain moment, même si on fait des enquêtes comme ça à Dakar, comme dans une classe de première année de philosophie l'autre jour, on se rend compte que même ces contes qu'on ne parvient pas à mettre au cinéma mais qu'on peut donner à voir, il y a des gens aujourd'hui qui sont à l'université, qui n'en connaissent aucun. Ou bien s'ils le connaissent, c'est parce qu'ils ont vu le Roi Lion ou bien d'autres productions de Wald Disney.

Donc, le problème qui est posé c'est que cette tradition elle peut se prolonger dans sa capacité productive et créative. Donc sauvegarder la tradition non pas distinctement, voir quels sont les vieillards qui sont là et les enregistrer, c'est déjà un aspect, mais c'est que, en dehors des vieillards, cette tradition elle vit et revit et ne peut survivre justement qu'avec le deuxième aspect qu'introduit la modernité, c'est-à-dire qu'à chaque présent, si l'homme, la société ne sont pas capables de produire de nouvelles valeurs, de nouvelles productions par rapport à ce que la tradition leur a donné, elle n'évolue plus, elle stagne ou elle recule, elle est condamnée à subir les productions des autres. Son héritage viendra donc en télescopage ou bien en complémentarité avec des productions allogènes alors qu'elle pourrait elle-même rajouter à sa propre tradition quelque chose de moderne mais qui reste endogène.

Ce qui exclut donc une chose qui est importante, à savoir que la modernité n'est pas nécessairement quelque chose d'allogène. Il ne faut pas comprendre que l'Afrique est condamnée, pour être moderne, à ingurgiter ce qui vient de l'étranger. C'est les conditions matérielles de la production et de la reproduction des valeurs matérielles, spirituelles, esthétiques et morales, etc qui rendent possible ou non que l'Afrique vive ses propres religions ou en prenne d'autres, que l'Afrique vive ses propres musiques ou en prenne d'autres, vive ses propres productions plastiques ou en prenne d'autres.

[...] Je crois que c'est BACHIR, dans une production, [qui] disait avec les Momar koumba il parlait de l' " avenir de la tradition ". Et effectivement cette idée qui peut avoir un caractère apparemment paradoxal. La tradition à venir, c'est la modernité qui est l'avenir de la tradition.

Et donc la modernité peut se présenter à l'intérieur d'un processus endogène, d'auto création par lequel l'homme ajoute à ce qu'il a reçu quelque chose d'autre qu'il va transmettre à ses enfants. Et ce qui est moderne aujourd'hui est transmis, et par cette transmission-là, la tradition fonctionne comme mécanisme, elle fonctionne aussi comme " avoir ajouté " à ce qui a été reçu.

Donc, sous ce rapport-là, l'opposition tradition/modernité n'est pas pertinente en elle-même ; mais du point de vue phénoménal aujourd'hui en Afrique, la tradition est en opposition, la plupart du temps, avec la modernité qu'on nous présente : puisque l'Afrique est effectivement tiraillée entre elle-même et ce qui lui est imposé.

Est-ce que, dans ce qui se profile aujourd'hui, comme manière de régler le problème par les stratégies développées par l'afro-pessimisme, à savoir mettre fin à cette tendance que les Africains auraient à refuser coûte que coûte de se développer, à refuser coûte que coûte de s'inscrire dans une modernité, c'est-à-dire à s'enfermer dans un passé par rapport auquel ils veulent sauvegarder leurs différences : l'enjeu se serait la sauvegarde de l'identité au détriment du progrès et de la modernité ?

Cette conception elle est un peu courte quant au fond, parce qu'elle est une reprise d'un certain nombre d'éléments qui ont existé dans la littérature coloniale mais de manière beaucoup plus intelligente. Quand je donne l'exemple de Maurice De la Fosse, De la Fosse dans son texte : Les Nègres, (de 1929), il rendait compte d'une chose très intéressante. Il parlait du misonéisme des Nègres dans les colonies. Le misonéisme donc : refus du nouveau. Mais justement, il expliquait en même temps que ce misonéisme-là, on ne pouvait pas leur en tenir rigueur, (et c'est l'administrateur colonial et en même temps l'ethnologue qui le disait), parce que justement, ce misonéisme, il rendait compte du fait que les Noirs, les chefs mais aussi ceux qui n'étaient pas chefs, voyaient dans la nouveauté des choses simplement qui étaient la mise en place d'un mécanisme d'institutions qui servaient plutôt non plus leur intérêt mais l'intérêt du colonisateur.

En d'autres termes, le misonéisme peut être constaté mais est-ce que la nouveauté est toujours émancipatrice ? Pour qui la nouveauté est neutre ? Au service de qui, la nouveauté veut se poser et s'imposer ? c'est le problème qui est posé ! Si quelque chose de nouveau doit avoir simplement la vertu de la nouveauté, on peut tout à fait s'y opposer, mais si le nouveau sert mon intérêt du point de vue légitime, il sert mon progrès et ma liberté, effectivement je peux pêcher en voulant coûte que coûte sauvegarder ce qui est ancien. Mais le problème de la modernité et de la tradition, ne doit pas être posé simplement en termes d'ancien et de nouveau. Et justement, le refus du développement dont on parle tant à l'intérieur de l'afro-pessimisme peut avoir de manière inconsciente, des raisons intuitives que la raison (fin de la K7)

K7 - face 2

Et c'est par là que je termine, pour ne pas trop monopoliser la parole, c'est que, quant au fond, ce qu'on nous propose aujourd'hui, n'est pas nécessairement innocent ; ce n'est pas nécessairement plus émancipateur, et ça a le désavantage aussi de nous déposséder d'une fonction qui est fondamentale, par laquelle nous pourrions même si nous étions encore esclaves nous en sortir, c'est la fonction de penser ! L'esclavage a été terrible ; la traite, elle avait surtout asservi les muscles. Mais les types d'asservissements qui se profilent aujourd'hui sont des asservissements qui sont beaucoup plus difficiles. Ce n'est pas nécessairement volontaire, ce n'est pas nécessairement dirigé simplement contre les Africains, mais c'est que le triomphe du libéralisme aujourd'hui à l'échelle planétaire, et avec l'annonce de la mort des idéologies, et aussi la relégation de ce qui peut se ressembler à de l'intellectualité ou de l'intellectualisme, annonce une période extrêmement dangereuse, où on demande aux gens de " la boucler " et d'appliquer les solutions toutes faites qui existent déjà.

La modernité se présente donc en sachet, non pas seulement en termes de médicament, non pas seulement en termes de gadget électronique, mais aussi en termes de gadget intellectuel. Puisque c'est des formules : d'ajustement, de constructions, de modèles macro-économiques, micro-économiques, etc qui existent en termes de formules où la pensée interrogative, diagnostique et pronostique, n'a plus un autre espace que l'espace de ce qui est déjà dit, de manière experte ; c'est des systèmes experts qui existent déjà comme systèmes, qu'il faut simplement appliquer.

Cet espace-là est un espace dangereux qui met l'intelligentsia dans des conditions extrêmement risquées de penser la modernité en termes d'applications de recettes où la pensée interrogative aurait à abdiquer. Et cette abdication serait un moment extrêmement dangereux dans l'histoire de la liberté, puisqu'en adhérant au prêt à penser universel, qu'ils appellent " le prêt à penser ", nous ferions un tort extrêmement important à l'homme ; c'est celui de ne pas pouvoir toujours remettre en cause les choses vis-à-vis desquelles il avait des certitudes. C'est-à-dire que la capacité de se rendre compte qu'on s'est trompé sur la recette, qu'on s'est trompé sur la stratégie de développement, sur le système politique, sur le mode de gestion de tel ou tel événement, et donc de pouvoir en changer.

Et donc, la possibilité de mettre toujours en jeu l'intelligence, elle est présente aussi bien dans la tradition que dans la modernité, (et je finis par là) parce que KOCC BARMA qui avait interrogé ses enfants pour leur demander à chacun comment il organisera les funérailles de leur propre père, avait pris le parti de choisir celui d'entre ses enfants qui avait dit : " Ah moi, ça dépendra, je l'organiserai en fonction de la période où ça se passera, selon le contexte ". C'était justement ce signe d'intelligence créative qui est important et qui est aussi en oeuvre dans la tradition, et donc la tradition n'est pas nécessairement traditionaliste, c'est tout ce que je voulais dire.

Je vous remercie.

 

 
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