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L'interface entre la logique tripolaire africaine et la logique bipolaire occidentale au Rwanda

d'après l'oeuvre de

Josias Semujanga

Récits fondateurs du drame rwandais
Discours social, idéologies et stéréotypes

(L'Harmattan 1998)
   
   

Dominique Temple
   
 

 

sommaire :

La logique tripolaire africaine

La confrontation des deux logiques

La surenchère de la parole d'union

   
         
    Introduction    
   

Josias Semujanga tente de mettre en évidence les raisons et fondements de l'impasse psychologique dans laquelle ont été conduits les peuples africains de la Région des Grands Lacs.

La clef de son analyse ? La découverte que la pensée ou plutôt la spiritualité des Tutsi, Hutu et Twa est structurée par une logique tripolaire.

Nous soulignerons ici en quoi consiste la logique tripolaire puis nous suivrons Josias Semujanga dans son analyse de la confrontation des deux logiques et nous lui proposerons un argument de surcroît : l'effet de renchérissement provoqué par le primat de la parole d'union (ou parole religieuse).

   
    La logique tripolaire    
   

L'auteur part d'un mythe rwandais, un mythe fondateur d'une simplicité biblique.
Un père avait trois fils. Le Père donna à ses fils trois jarres de lait en leur enjoignant de l'attendre. L'un des fils ayant soif boit le lait. Il s'appellera Twa, le second fils a soif également et prend la moitié du lait mais laisse l'autre moitié pour son père. Il s'appellera Hutu. Le troisième attend son père et la jarre reste pleine, il s'appellera Tutsi.

Comment interpréter ce mythe fondateur ? Le don bien sûr est évident, mais non pour être consommé immédiatement. La prestation "donner du lait" est bien un don de nourriture mais il est aussi question d'une attente. Le Père n'est pas seulement le donateur : il est un principe probablement supérieur ou tout au moins différent du don.
Il faut attendre le retour du père, pour découvrir au terme de cette épreuve, quel est celui qui se révèlera digne du Nom du Père. On le saura au terme de l'attente.

"Le jour suivant, le Père revient. Un fils a eu soif et a bu le lait" .

Il a pris le lait comme une valeur matérielle. Il s'est nourri comme si le don du père était un acte biologique. Il est resté rivé à la nature : celui-là n'est pas entré dans l'intelligence symbolique : la jarre est vide. Le signifiant twa est employé pour le désigner.

"Le second a bu la moitié du lait".

Il a pris sa part, et il a laissé une part à son père. Le père, ici, est reconnu comme "autre". Le fils est dans une relation radicale de fils, j'écris donc fils avec f minuscule, et père aussi avec une minuscule car le père est dans une relation également exclusive de père : l'un et l'autre sont dans une altérité si absolue qu'elle se traduit par une indifférence de l'un vis à vis de l'autre : le fils n'attend pas le père. Le fils n'assume rien de la conscience du père. Comment le fils, dès lors, pourrait-il succéder au Père s'il n'a pas de question sur son Père? Lui non plus n'entre pas dans l'intelligence symbolique. Le signifiant hutu dit cette relation d'altérité indifférente que l'on pourrait faire correspondre avec l'idée de privatisation, de propriété, d'intérêt et d'échange : la jarre est à demi vide.

"Le troisième fils a attendu le Père".

La jarre est pleine. Le signifiant tutsi lui correspond.
Entre le rapport exclusif à soi (que j'interprète comme l'identité) et qui exclut toute réciprocité, et une différence radicale qui signifie une non-réciprocité non moins radicale, le milieu entre ces deux contraires est décrit comme l'attente du fils. Ici, l'altérité se relativise d'une certaine proximité : le signifiant tutsi tient compte de l'autre dans une relation où le fils et le père sont ensemble. J'interprète cette attente comme la reconnaissance de l'autre mais pas seulement, car il s'agit de partager quelque chose.
Entre l'identité radicale et l'altérité radicale apparaît une "communauté ", difficile à dire parce qu'elle n'a pas d'exemple dans la nature : elle ne se soutient que du sens que prend le Nom du Père, un sens purement spirituel, ce pourquoi on peut déjà définir cette "communauté" comme "sur-naturelle".

La "jarre pleine" est donc le milieu entre la "jarre vide" et la "jarre à demi-vide". D'un point de vue logique ces trois polarités sont les polarités de deux contraires et de leur milieu qu'il vaut mieux appeler médiété.

Quels que soient les contraires (on peut intervertir les rôles selon les histoires et on peut imaginer tous les contraires que l'on veut nous dit Josias Semujanga) le principe restera la médiété : c'est-à-dire le milieu entre deux contraires : et ce milieu entre deux contraires est ce qu'Aristote appelait l'excellence, la valeur, la vertu.

Pourquoi dire médiété au lieu de milieu ? Parce que le milieu est représenté par la jarre à demi-vide (entre le plein et le vide). Une interprétation hâtive serait en effet de comparer les trois jarres : l'une est vide, la seconde à demi pleine, la troisième pleine. La seconde apparaît comme le milieu entre le vide et le plein, comme une exacte proportion de deux contraires, une valeur médiane sur un continuum de valeurs qui se succéderaient d'un point extrême à un point extrême antagoniste. C'est la solution à laquelle conduit nécessairement une logique bipolaire, une logique modale ou polyvalente dont le nombre de valeurs peut être infini, mais selon lesquelles chaque valeur est en elle-même non-contradictoire.

Interpréter les choses avec une logique bipolaire serait ignorer le sens de la tri-polarité que Josias Semujanga désire mettre en évidence. La médiété n'est pas une valeur moyenne entre le plus et le moins : elle est le lieu où deux contraires s'annulent réciproquement pour donner naissance à une troisième polarité de type "contradictoire". Les deux contraires sont ici l'identité et l'altérite et la médiété n'est ni l'un ni l'autre mais le vivre ensemble : la jarre pleine est alors la médiété entre la jarre vide et la jarre à moitié pleine.

Les signifiants twa et hutu sont des contraires et tutsi est le milieu de ces contraires au sens de médiété.

Cependant, le Nom du Père en tant qu'il est l'expression du sentiment de l'humanité, un sentiment purement spirituel, doit s'expliciter de façon que son contenu soit transmissible par la parole : Le Père s'adresse en réalité au Fils pour lui demander le sens du Nom qu'il sera appelé à assumer : quel est le sens du Nom du Père ?
La réponse exige une expression qui puisse être transmise par le langage, c'est-à-dire en des termes non-contradictoires.

Le Fils est un miroir, mais un miroir particulier puisqu'il restitue au sentiment que dit le nom de Père, son expression selon une logique de non-contradiction qui requiert trois signifiants chacun en lui-même non-contradictoire. L'image du Fils révèle la tri-polarité de la structure qui sous-tend le Nom du Père (les deux contraires et leur médiété) grâce à trois signifiants : twa, hutu, tutsi.

Le Père a pour image le fils qui a attendu, mais le Fils a attendu le Père pour partager : le partage, tel est le principe de leur relation dans le miroir de l'attente. Le contenu de cette relation de partage nous le connaissons : la plénitude de la vie spirituelle (la jarre est pleine). Que le lait soit le signifiant emprunté à la vie matérielle pour dire la vie spirituelle a été immédiatement indiqué. Au Burundi les vaches sont sacrées.
Le sens du nom du Père, est la vie spirituelle. L'auteur dit d'ailleurs que c'est Imana (que l'on traduit parfois par Dieu) qui convoque au nom du père les trois fils pour les soumettre à l'épreuve. On ne peut mieux dire qu'il s'agit du Nom du Père d'un point de vue spirituel et non pas biologique.

Le Nom du Père est la conscience née de la tri-polarité en sa médiété, car le partage, qui en définit la polarité, s'oppose autant à la propriété qu'à l'échange, autant à l'identité qui n'a d'autre repère qu'elle-même qu'à la reconnaissance de l'autre sans réciprocité. C'est pourquoi le Tutsi est dit le fils héritier des vaches (non pas des vaches qui servent à l'activité agricole mais des vaches sacrées), et le garant spirituel de la vie spirituelle qui s'épanouit dans le partage. Désormais, le Tutsi ce n'est pas le "propriétaire" au sens occidental, des vaches, il est le "donateur" des vaches sacrées.

Ce qui me paraît important, c'est la nature de la relation du Fils au Père : cette relation est fondamentale pour reconnaître comment est engendré le sens de ce qui du Nom du Père se reconnaît dans l'image du Fils. Nous savons déjà que le Nom du Père n'est pas relation d'identité ou d'altérité radicale mais la médiété. Il faut pour cela interpréter le milieu entre les deux contraires comme la résultante de leur relativisation respective (leur non-contradiction respective est abolie au bénéfice de ce qui est en soi contradictoire (le Tiers Inclus de la logique du contradictoire).
Naît alors entre l'objectivité de l'identité, et l'objectivité antagoniste de l'altérité, un sentiment qui est d'abord le sens de la médiété elle-même, c'est-à-dire de ce que c'est que d'être humain (et de ne l'être pas) mais aussi le sens de l'identité comme de l'altérité.

Le sens, certes n'est pas de même nature que ce à quoi il donne sens : il est, lui, en lui-même contradictoire, et de cette manière insaisissable en tant que tel, immatériel en quelque sorte, mais il se donne autant à l'identité qu'à son contraire l'altérité.

Puisqu'il est insaisissable, on dit son origine mystérieuse, divine, etc.. Mais attention ! Il est néanmoins constitué à partir d'une relation entre Père et Fils. Cette relation est sa matrice.

Je pense que l'on doit considérer cette relation comme une structure de réciprocité : le sens du Nom du Père est en effet aussi et simultanément le sens d'être Fils, puisque le Fils est reconnu comme tel par le Père. Comment dire autrement que le Fils reconnaît le Père et le Père le Fils sinon par cette relation de réciprocité que le poète nomme l'attente de l'autre ?

Le Père a fait un sort au lait (à la vie spirituelle) : il l'a investi dans une relation de don. Deux fils ont consommé le don, le troisième non : il a attendu le Père et dans cette attente il faut voir, me semble-t-il, la reproduction du don du Père. Le fils en effet garde tout le lait en attendant son Père. L'attente est donc ce que j'appelle le principe de réciprocité qui, ici, se réalisera dans une structure précise : le partage. Mais c'est la réciprocité la matrice de la Révélation, la matrice de la conscience se révélant à elle-même, la matrice du sens, la matrice du Nom du Père.

Le problème se pose cependant de l'interférence des référents (twa égale chasseur, hutu égale cultivateur, tutsi égale éleveur) sur la valeur établie par la réciprocité (La médiété = Tutsi). Cette tripartition sera interprétée par les Occidentaux selon la logique d'identité : les Twa comme témoins de la vie sylvicole, les Hutu comme défricheurs de la forêt, et les Tutsi comme éleveurs de bétail. Parfois cette classification sera connotée. Parfois les connotations prendront un tour raciste, car elles seront attribuées à des différences somatiques.

Quelle qu'elle soit, cette réification, nous dit Josias Semujanga, manque la vérité rwandaise. Même si leurs référents sont le chasseur, le cultivateur et l'éleveur, les mots twa, hutu et tutsi désignent les trois fils du Père dans une logique tripolaire, et il est donc impossible de greffer sur les trois mots rwandais des références données par la nature, l'histoire ou la culture, selon une logique d'identité. Pour les Rwandais, dans le mythe de Gihanga, les signifiants twa, tutsi et hutu sont attachés à la signification d'une autre réalité, une réalité symbolique.

Mais il y a des chances pour que la transmission spirituelle ne puisse pas se démarquer de la transmission biologique : le fils veut succéder au père et refait le chemin du père mais il veut aussi hériter des meilleures conditions pour aller plus loin encore que le père, et pour cela il souhaite hériter matériellement du père. L'imaginaire (la représentation de la valeur spirituelle par les vaches ou par la terre) imprime la valeur dite tutsi dans le lignage biologique tutsi. D'où la référence au lignage, et les différentes modalités d'accès à la dignité de Tutsi par alliance ou par filiation. Mais alors le lignage et l'alliance peuvent l'emporter sur l'élection (élection au sens où la générosité est le critère de l'élection).

Entre l'appartenance par le sang au lignage tutsi et l'appartenance à la dignité tutsi par la reproduction des obligations morales va naître une contradiction.

Les uns et les autres hésitent entre une définition symbolique et une définition imaginaire (lignagère) qui conduirait si elle prédominait à la notion de caste. Il y a danger !

Ce danger aurait été perçu par les Rwandais. Josias Semujanga nous raconte que le mwami Yuri IV Gadhindiro l'aurait écarté en supprimant les privilèges des lignages Tutsi lorsqu'ils menacèrent de se constituer en caste. Le mwami confisqua leurs prérogatives et contraignit les grands lignages au service de l'Etat, à l'administration. Le mwami consacra toutes les vaches du royaume à la relation exclusive de l'ubuhake (la réciprocité), et enfin releva les trois termes lignagers tutsi, twa et hutu par un terme nouveau (infura) qui devait définir la valeur et que Josias Semujanga traduit par "excellence" :
" Il est à noter que dans le parcours narratif de l'histoire nationale, le terme tutsi avait fini par être remplacé par celui de infura pour désigner le meilleur des Rwandais sur le plan moral, tout en gardant son sens de possesseur de troupeaux de vaches sur le plan économique. Ce transfert des signifiés du terme tutsi du mythe de Gihanga au terme de infura aura, selon toute vraisemblance, été initié sous le règne de Yuri IV Gadhindiro, d'une part pour briser la toute puissance de l'aristocratie de l'époque et, d'autre part, pour renforcer la main-mise de la cour sur le cheptel et les terres du pays. Par exemple, le système de l'ubuhake a été créé également à cette époque, en vue justement de contrôler la puissance économique des grands lignages tutsi en faisant de toutes les vaches du royaume une propriété du roi. C'est encore Gadhindiro qui a, dans le même ordre d'idées, introduit la loi foncière en vigueur actuellement au Rwanda, selon laquelle la terre appartient à l'Etat, les propriétaires fonciers n'en jouissant que de l'usufruit. Pour gérer ces réformes profondes, ce monarque instaura la triple chefferie qui lui servait, en même temps, de moyen de contrôle des grands lignages ".

la Toute Puissance de la Loi est reportée au-delà des hommes, à l'Imana, c'est-à-dire au delà de la terre : au ciel, pour dire le mystère, où le principe du don échappe à tout imaginaire des uns ou des autres, et cela sans doute afin qu'il ne puisse plus être privatisé par les uns ou les autres.

Cette époque semble correspondre à un relais de témoins entre des structures primitives (de parenté) et des structures sociales. Et il se peut que l'imaginaire correspondant aux structures de parenté ait fait alors obstacle à la promotion des nouvelles structures sociales. Néanmoins la réforme de Gadhindiro s'est imposée.

Dès lors, les Rwandais sont plus que jamais organisés avec une logique tripolaire et ne sont plus menacés par une tripartition en castes par l'imaginaire lignager car la médiété est surélevée : elle devient la vertu de la lignée du mwami que l'on dit protégée de l'Imana. La médiété est plus que jamais l'Autre qui n'appartient à personne, un Tiers Inclus.

C'est par le mot " Tiers " que Josias Semujanga rend l'expression kiriwandaise rubanda. En réalité cette traduction est une traduction de pensée car le mot en question désigne tous les intervenants qui dans une phrase auront la place du Tiers selon une logique tripolaire. Lorsque l'on demande à un Burundais ou à un Rwandais : "que veut dire ce terme ?", il hésite : il ne trouve pas immédiatement de substantif équivalent. Par contre le mot trouve sa signification dans une multitude de phrases sous des appellations diverses. Il peut ainsi signifier peuple, gens, nation, roi, l'autre, chaque fois que, le peuple, la société, la nation, la lignée royale, l'autre sont dans la position du Tiers Inclus.
Josias Semujanga appelle rubanda la lignée du mwami ... mais lui accorde bien d'autres signifiants.

Mais attention ! Dans tous les exemples donnés, il ne s'agit pas du troisième, du tiers de la numération qui indiquerait seulement un ordre dans une tripartition ou une succession. Il s'agit du Tiers en tant que la médiété entre les contraires. Il s'agit de ce qui incarne le sentiment qui donne sens à toute chose, on pourrait dire aussi la Loi, une loi engendrée par la relation du Fils au Père et du Père au Fils et non pas d'une réglementation administrative qui s'imposerait par la force.

Revenons donc à la légende de Gihanga. Si l'on doit désormais établir une hiérarchie qui tende le désir humain, on doit désigner par la parole les trois fils dans une succession hiérarchique. Le Père nomme la médiété comme son successeur. Il extrait la médiété de sa position médiane si je puis dire et la propose comme la finalité à atteindre pour être homme. Le tutsi vient désormais en tête, puis les deux contraires (l'altérité sans réciprocité : hutu, puis la non-altérité, l'identité : twa). Donc la primauté est tutsi.

Mais il y a peut être une autre raison à cette primauté. La parole chargée par les Rwandais d'exprimer la valeur produite par la relation de réciprocité est, me semble-t-il, une parole d'union. Dès lors, la médiété est polarisée sur l'unité de la communauté : la réciprocité devient une réciprocité convergente vers un centre "surélevé", seul dépositaire de la parole commune pour tous.

Cette parole d'union renforce la cohésion sociale déjà instaurée par la réciprocité. Précisons, cependant, que la hiérarchie qui s'instaure est une hiérarchie ascendante, le contraire de la hiérarchie érigée sur la force. De la base au sommet, chacun, en effet, aspire de façon libre et volontaire à participer davantage à la communauté unie. J'appelle cette forme de réciprocité : réciprocité verticale.

La réciprocité verticale est instaurée socialement et institutionnalisée comme fondement du royaume :

" Disons un mot sur une autre institution baptisée à tort de tutsi : le bukonde-buhake. Comme je l'ai indiqué au chapitre précédent, le terme tutsi n'est jamais attesté dans le vocabulaire désignant les échelons du pouvoir administratif du Rwanda pré-colonial. Il a plusieurs acceptions dont le champ sémantique réfère aux activités d'élevage. Il en est de même du vocable hutu dont le sens réfère aux activités d'agriculteur ou de mugaragu dans l'institution de l'ubuhake. Or, celle-ci n'est pas, comme beaucoup le disent, une structure administrative. Elle est une institution sociale de l'ordre économique où un individu hutu, tutsi ou twa pris dans le sens anthropologique (le patriarcat) fait une demande à un autre individu hutu, tutsi ou twa possesseur de richesses (vaches au Rwanda central ou terres dans le Rwanda septentrional) de lui donner en usufruit une partie de celles-ci. Si le contrat est signé, le demandeur s'appellera le muguragu-mugerewa (le mineur ou le dépendant) et le donateur s'appellera le shebuja-mukonde (le père dans-la-corvée ou le seigneur des terres) ".

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La confrontation des deux logiques

   
   

" Tout Munyarwanda, insiste encore Josias Semujanga, est potentiellement Hutu, Tutsi ou Twa. Le Munyarwanda traditionnel avait, je le répète, une conception tripolaire de l'univers où ses relations s'établissaient en membres de famille (umuryango) et amis, en ennemis (abanzi) de la famille et leurs amis, et en tiers (rubanda). C'est cette structure qui assurait la cohésion sociale du peuple dans ce pays ".

Mais
"
avec la venue des missionnaires, une nouvelle identité sociale, bipolaire, de type chrétien, voit le jour, et, petit à petit, éclipse la première ".

Comment passe-t-on de cette relation tripolaire à une relation bipolaire ? Cette transformation, explique Josias Semujanga, est l'oeuvre de la mission chrétienne.

" Au moment de son implantation, le christianisme a séparé le sacré et le profane sur base d'une vision dualiste de l'univers jusqu'alors étrangère au symbolisme de la société du Rwanda précolonial. En effet, la culture rwandaise, dans l'acception anthropologique de ce mot qui inclut la langue, la religion, les coutumes, le type d'organisation politique, est tripolaire dans ses manifestations symboliques. Dans les mythes fondateurs, le Munyarwanda est triple. Il est Hutu, Tutsi et Twa selon une hiérarchisation des valeurs fondée sur le mythe de Gihanga, l'ancêtre éponyme commun des Rwandais, qui se désignent comme Benegihanga (les fils-de-Gihanga) ".

Or,
"
Les bakristu se réunissent entre eux, se marient entre eux et s'abstiennent de participer, du moins le jour, aux activités sociales de leurs familles respectives. Désormais, la fraternité se veut uniquement chrétienne et l'ennemi devient le non-baptisé : le mupagani-mushenzi. La transformation se manifeste de plus en plus radicalement au point que la culture rwandaise qui, jadis, était tripolaire, devient lentement mais sûrement, bipolaire dans ses manifestations les plus quotidiennes ".

De cette transformation, qui en réalité consiste en la suppression du Tiers, du moins du Tiers en tant que référence de l'humanité rwandaise, va résulter le chaos puis le suicide du peuple rwandais.

" C'est-à-dire que ce contact a été d'une telle violence qu'il a opéré une rupture radicale dans les modes de vie des peuples de l'Afrique au point que la synthèse culturelle étant encore flottante, certaines populations africaines vivent un vide culturel qui les conduit au suicide. Parmi les nombreux cas observés, la tragédie rwandaise reste un paradigme absolu de cette dissolution de l'être africain. Et malgré les timides tentatives de retour au passé, la rupture est totale, et elle s'est souvent opérée par l'amalgame des éléments conflictuels de l'ancien - tradition africaine - et du nouveau - modernité occidentale ".

Mais comment s'explique le passage de la réduction missionnaire à l'idéologie génocidaire ?

" A partir du stéréotype du "primitif" projeté, entre autres, sur les sociétés africaines, le discours missionnaire, avec ses marques culturelles implicites ou explicites, a re-catégorisé et transformé progressivement des éléments constitutifs de la mémoire autochtone. De cette opération est née une nouvelle mémoire identitaire africaine dans les sociétés modernes. Plus tard, et c'est là la thèse que je soutiens, le discours politique a repris le schéma manichéen de l'opposition " bakristu-bapagani" dans la définition de l'Etat rwandais moderne. En remplaçant terme à terme ce schéma religieux appliqué au Rwanda, nous avons le schéma politique " bahutu-batutsi " ".

" L'analyse de la parole du missionnaire permet de saisir comment les nouvelles catégories ­ hamite-bantou, bakristu-bapagani, nées de l'époque coloniale, ont été transformées et reversées sur le système culturel du Rwanda traditionnel - hutu-tutsi-twa - pour créer de nouveaux signifiés qu'elles n'avaient pas auparavant ­ Hutu = bantou ; Tutsi = hamite ; Twa = pygmée. C'est-à-dire que la vision trilinéaire du Munyarwanda traditionnel s'est transformée au cours du temps en schéma qui est utilisé en politique alors que, traditionnellement, l'autorité était toujours triple suivant la vision du monde du Rwanda préchrétien. Et le conflit social se fonde en schéma actuel "hutu/tutsi", utilisé par des "évolués" rwandais ".

 

" Comment le discours politique utilise-t-il une telle bipolarité dans ses stratégies argumentatives ? " : telle est la dernière question que pose Josias Semujanga.

" Avec la transformation du système tripolaire - parents, ennemis et rubanda - régi par le système de la parenté en bipolarité "parents­ennemis"- régie par la logique de la parenté, l'opposition entre Hutu et Tutsi est désormais perçue sous l'angle de conflit lignager sans rubanda pour jouer le rôle de Tiers. Dans ce cas, tuer un Tutsi c'est tuer un "ennemi" du lignage, comme le précise bien d'ailleurs une texte de fiction paru dans les années quatre vingt dix. Cette sorte de ré-écriture du mythe de Gihanga affirme que le conflit entre Sebahinzi (le Père-des-Bahutu-Bahinzi) et Sebatutsi (le-père-des-Tutsi) sera tranché par Sebazungu (le-père-des-Bazungu ; les Blancs). Et dans le cas du conflit, Sebazungu jouera le rôle du Tiers que chaque clan voudra mettre de son côté. De ce fait, la fiction rattrape la réalité ".

C'est bien de cela dont il s'agit : dans le même temps où les religieux chrétiens substituaient au Mwami un prince baptisé, l'administration belge imposait à ce dernier de sacrifier l'ubuhake qui régissait la redistribution des vaches de caractère symbolique, et de privatiser le cheptel à raison de deux tiers pour le donataire et d'un tiers pour le donateur. D'un coup et d'un seul, la matrice du Tiers était dans tout le pays abrogée.

Le peuple rwandais, décapité du symbole de son humanité (le Mwami) était en même temps privé du fondement de ses valeurs humaines. Le Hutu de la légende, le fils qui avait bu la moitié du lait de la jarre, remplaçait le Tutsi de la légende. Avec ce renversement sémantique mourrait en terre africaine l'esprit de Gihanga.

Pour illustrer sa thèse, Semujanga offre un exemple édifiant :

" Si l'on considère l'amalgame survenu entre famille et groupe ethnique, le discours de Mgr. Phocas Nikwigize pour justifier le génocide est éclairant, car il ne laisse plus de place pour le Tiers :
"Ce qui s'est passé en 1994 au Rwanda était quelque chose de très très humain. Quand quelqu'un t'attaque, il faut que tu te défendes. Dans une telle situation, tu oublies que tu es chrétien, tu es alors humain avant tout. Comme dans toute guerre, il y avait des espions. Pour que les rebelles du FPR réussissent leur coup d'Etat, ils disposaient partout de complices. Ces Batutsi étaient des collaborateurs, des amis de l'ennemi. Ils étaient en contact avec les rebelles. Ils devaient être éliminés pour qu'ils ne vous trahissent plus ". "


L'opinion du prélat chrétien offre une dichotomie tout à fait remarquable que ne souligne pourtant pas Semujanga : sa conception du "très très humain" : "quand quelqu'un t'attaque il faut que tu te défendes tu es alors humain avant tout" . Mais c'est la conception que se fait le chrétien de l'humain. Cette conception, qui ressemble fort à celle que l'on se fait habituellement de l'animalité et non pas de l'humanité, cette conception correspond-t-elle à la conception que le Munyarwanda se fait de l'humain ? La question ne se pose même pas pour le prélat chrétien ! Il oppose donc à sa conception de l'humain sa conception du chrétien " tu oublies que tu es chrétien " s'annexant ainsi un idéal qu'il dénie aux Rwandais. Le binarisme dénoncé par Josias Semujanga est, là aussi, évident. Mais ce ne sont pas seulement les Rwandais baptisés et les Rwandais non-baptisés qui sont opposés en deux classes sans Tiers, c'est la chrétienté tout entière (qui s'annexe le Tiers), et l'humanité tout entière, rejetée dans l'animalité, un binarisme dont l'actualisation universelle se fait de plus en plus menaçante. Le binarisme, montre Semujanga, va retentir partout en Afrique.

Au Rwanda et au Burundi, dans un premier temps les religieux chrétiens s'emploieront à s'allier les Tutsi qu'ils décrètent classe dirigeante et supérieure. L'idée des Pères Blancs est que si l'on convertit le roi, le peuple qui lui est tout acquis sera christianisé d'un seul coup. Et c'est effectivement ce qui se produit : " Et la rapidité avec laquelle le pays s'est converti s'explique, elle, par le choix politique du roi Mutara III Rudahigwa de se faire baptiser et de consacrer son pays au Christ Roi. Tout le peuple a suivi l'exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui ".

Ensuite, avec la progression des analyses marxistes qui dénoncent l'élite ethnicisée en aristocratie hamite, l'Eglise comprend que l'avènement de l'indépendance selon une norme démocratique imposée par le libéralisme économique conduira au pouvoir la "majorité hutu". Elle change d'alliance. Elle donne sa parole à la "majorité" "ethnicisée" "hutu".

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La surenchère de la parole d'union

   
   

 J'ajouterais une observation aux analyses de Semujanga : la tripolarité qu'il observe au Rwanda est, me semble-t-il, actualisée par la parole d'union qui fait converger sur la personne du Mwami la communauté tout entière. La tripolarité donne alors naissance à un sentiment commun mais exprimé par une parole unique. Dès lors que cette parole d'union est non seulement paralysée par la logique occidentale mais capturée par le pouvoir de nature occidentale, elle ne peut plus se remettre en cause, et donc le Tiers ne peut pas re-naître comme il le pourrait par exemple à partir de ce qui se manifesterait comme une nouvelle médiété une médiété de second ordre entre le centre et la périphérie du royaume. La parole d'union désormais asservie est sans vie, mais non pas privée de sa force d'inertie si l'on peut dire. Elle reste comme une coquille vide mais c'est une réalité qui peut être mobilisée par un autre principe que le Tiers.

Que la parole d'union ait d'abord été asservie par les Occidentaux c'est ce qu'observe Semujanga :
Le " malgré lui " de la phrase " Tout le peuple a suivi l'exemple du roi et de la cour, souvent malgré lui " concerne en effet non seulement le peuple mais aussi le Mwami. Semujanga dit en effet que le Mwami a été forcé de se plier à l'injonction de la politique coloniale :

" Après le baptême du roi Mutara III Rudahigwa, en 1943, tout le royaume du Rwanda ou presque se fait baptiser. Ce phénomène connu sous le nom populaire irivuzumwami (la parole irrévocable du roi) qui évoque la collaboration résignée à l'ordre colonial puisque personne n'ose contredire le roi, rend manifeste un zèle et une ardeur qui dépassent la simple croyance. Ceux qui résistent à la vague sont écartés avec force ou diplomatie selon le cas. Celui qui ose braver l'ordre chrétien et colonial, recevra comme le roi Yuhi IV Musinga, une solution qui lui sera funeste ".

Le Tiers est éliminé, à plus forte raison la possibilité de la renaissance du Tiers entre le centre et la périphérie du "royaume" (ce qui pourtant sera tenté au Burundi), et la parole d'union devient l'enjeu du pouvoir, du pouvoir dans le sens occidental du terme. Qui s'empare du pouvoir, pourra aussitôt "instrumentaliser" la parole d'union à son profit. Les deux ethnies substantifiées par les Occidentaux grâce à la logique bipolaire, vont s'emparer du pouvoir l'une au Burundi l'autre au Rwanda et utiliseront la parole d'union comme une arme pour exclure l'autre.

Parce que désormais l'union est polarisée de façon non-contradictoire dans l'imaginaire de qui est au pouvoir, l'exclusion de l'autre sera absolue. Le rejet de l'autre est alors un rejet dans le néant : le génocide.

Comme l'a souligné Semujanga, la perte du Tiers (illustrée au Rwanda comme au Burundi par la liquidation du Mwami) est la perte de tous les repères et par conséquent la démence et la mort.
La mort cela veut dire non seulement le meurtre du Tiers de l "imfura " ou du Tutsi en tant que symbole du Nom du Père ou de Fils de l'Imana mais aussi le meurtre de celui par qui était possible la naissance du Tiers, en l'occurrence le meurtre de l'autre, mais non pas de l'étranger ou de l'ennemi, l'occidental, belge au français, mais de celui par qui pouvait naître le Tiers, l'humanité en chacun des protagoniste de la relation de réciprocité, donc pour les lignages "hutu" les lignages "tutsi", et pour les lignages "tutsi" les lignages "hutu".

Ici, le crime contre l'humanité est suicidaire, un suicide, comme le dit Josias Semujanga, de l'humanité. Mais le suicide est la somatisation d'un crime préalable : le meurtre du Tiers ; et de la structure qui lui donnait naissance.

Semujanga traite d'une question systématiquement écartée des études occidentales : celle de l'interface entre deux mondes.

Lorsque on délègue aux élites africaines "évoluées" le soin d'assumer la médiation que l'on vient d'évoquer, qui lie de façon intime le christianisme et le libéralisme économique, cette médiation est intériorisé par ces élites, et le crime qui en est la conséquence logique n'est peut-être rien d'autre que comme le dit Semujanga suicide. Le suicide comme on sait n'est pas voulu comme tel mais il est la somatisation de la mort spirituelle qui peut intervenir à la suite d'une impasse absolue. Le suicide est donc tourné vers le fondement du Soi. Or, le fondement du soi au Rwanda, Semujanga l'a montré, comme au Burundi c'est l'autre dans la relation de réciprocité : Le suicide est au bout de l'impasse le meurtre de cet autre, l'autre nécessaire à la genèse du soi, à la genèse de humanité; et pour les Africains du Rwanda le suicide est le meurtre du Tutsi, comme cet autre, parce qu'il est la condition de l'avènement du Tutsi comme Tiers, c'est-à-dire comme Fils de Dieu (le Tutsi nommé par l'Imana comme l'héritier du Nom du Père dans le mythe fondateur de Gihanga).

L'intériorisation du meurtre préalable (le meurtre préalable est le meurtre du Tiers Inclus, du Tutsi de la légende) par l'élite christianisée et modernisée dans les écoles des Pères Blancs, Semujanga l'a clairement identifiée:

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Ainsi, le sens du tutsi du mythe de Gihanga, modifié par la réforme de Gadhindiro, sera curieusement rétabli par la colonisation, au point que, dans la nouvelle idéologie coloniale, le terme tutsi va phagociter celui d'imfura. Et, dans le discours parmehutu des années soixante, les deux termes ont fini par se recouvrir entièrement, au point que le président Kayibanda n'en fait aucune distinction lorsqu'il déclare, à propos des massacres des Tutsi de 1963 : " C'en est fini d'Imfura ". Comme si les Hutu ne pouvaient être des imfura ! "

A remarquer cependant que si le terme imfura se confond avec le terme tutsi c'est par le terme dévalorisé de tutsi qu'il est phagocité c'est-à-dire le terme tutsi lorsqu'il veut dire " arrogance du riche ", celui que condamnait justement la réforme de Gadhindiro. Il n'est donc pas possible de dire si le "C'en est fini d'Imfura" est la même chose que le "C'en est fini d'Israël" que les nazis n'auraient pas manqué de proclamer s'ils l'avaient emporté dans la deuxième guerre mondiale.

Mais nous ne sommes pas bien loin de cette éventualité, car, après tout, Kayibanda ne pouvait pas ignorer la valeur symbolique des mots dans un langage religieux puisque il fit ses études au séminaire catholique (et qu'il avait été choisi comme secrétaire particulier de Mgr Perraudin avant d'être promu Président de la République).

Il ne pouvait pas non plus ne pas mesurer l'importance des enjeux puisqu'il disait déjà en 1964 aux réfugiés tutsi : "A supposer par impossible que vous preniez Kigali d'assaut, comment mesurez-vous le chaos dont vous seriez les premières victimes ? Vous le dites entre vous, ce serait la fin totale de la race tutsi ".
Chaos, race, fin totale, premières victimes : le génocide est annoncé.

Mais, comme l'a noté Semujanga, l'histoire de la colonisation des Africains par les Européens a été d'une brutalité absolue : en quelques années une civilisation a été corrompue, brisée, assassinée puis conduite à une impasse sans issue : l'impasse génocidaire.

La brutalité est peut être due à la puissance matérielle de l'Occident, à sa maîtrise de la technique, etc.. Elle est peut-être due aussi à ce que j'ai appelé le Quiproquo Historique - comme il y a cinq siècles en Amérique, où la chose est plus évidente - car il y a cinq siècles la suprématie de l'Occident sur le plan technique était bien moindre : si l'un (le Tutsi de la légende rwandaise) donne, et si l'autre (l'occidental ou "l'évolué") prend...

Mais encore et plus profondément, cette brutalité est sans doute due à ce que le Tiers d'une logique tripolaire (que dans une logique du contradictoire on appelle le Tiers inclus), est dans les logiques de non-contradiction, nécessairement un Tiers exclu dans toutes les hypothèses.

C'est bien le sens du Nom du Père qui est en jeu.

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