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Là-bas, le Sénégal

par

Abdourhamane SECK

 

Je me suis longtemps interrogé sur le bout approprié, pour le propos qui nous réunit ce soir, par lequel ces impressions de voyage pouvaient être relatées à la fois, dans leurs qualités simples d'impressions, mais encore de sortes qu'elles ne déçoivent pas les attentes, certainement nourries, qui se sont nouées, d'annonces en annonces de cette date, autour probablement de cette autre interrogation : que se passe t-il là-bas ?

Là-bas, le Sénégal.

Il ne serait pas superflu, sans doute, de s'attarder, un instant, sur cette dernière interrogation : " que se passe t-il là-bas ?". En effet, le ton de cette question, est à l'origine même de l'exercice auquel, nous nous confrontons, ici. Il s'agit, en effet encore, de répondre à l'appel d'une demande de matériau ; en d'autres termes, que l'introducteur que nous sommes, aujourd'hui, assume une fonction d'instigateur, de révélateur de diverses sortes de choses au contact desquelles, cette assemblée pourrait comme rebondir.

Et, puisqu'il ne saurait être ici question de faire un diagnostic, un état des lieux de la situation sociale, économique, politique et culturelle du Sénégal sur la base d'une démarche documentée de donnés objectifs ;je ne puis que vous inviter, alors, à partager, tout à la fois dans la sympathie et le rejet, le doute et l'adhésion, mon propos subjectif.

J'essaierai donc, ici, et pour décider finalement du bout d'approche, de promener votre attention sur deux sphères : domestique et publique, au travers d'un noeud de questionnements suivant :

De la sphère domestique
J'insiste ici prioritairement sur la situation des familles prises à l'étau des conjonctures diverses et de la situation de la fonction sociale de la parenté de façon générale.

Les observations ici s'inscrivent dans un plan de décalages multiples. C'est d'abord, par rapport aux sentiments ou souvenirs qui nourrissent notre nostalgie quand on est loin du pays où l'on est né et où l'on a grandi. Ces derniers, en effet s'affichent selon des allures massives, pleines qui, subitement, au contact de la réalité recouvrée, cèdent le pas à un énorme flétrissement. La densité et, sûrement aussi, beauté du souvenir ne résistent pas à la désolation du spectacle que l'on affronte. Et comme me le faisait remarquer, dernièrement, un camarade, tout devient plus petit que l'on se l'était tout le temps représenté ; sauf, je rajouterai encore, ce sentiment étrange, oppressant, en dépit de l'éclat des retrouvailles, qui semble trahir ces visages tous sourires, ces bras tous ouverts, trahir j'allais dire des torpeurs où jusqu'à l'instant précis ils semblaient être les otages.

Alors qu'on ne finit même pas encore de s'arranger avec ces états de consciences bizarres, voilà qu'on est déjà reparti sur un autre champ de décalage. Celui-ci découvre les lois de la familles, à travers un ensemble de dispositifs de prestations réciproques ou non d'attitudes marquant un certain respect des codes d'obligation femmes/hommes, aînés/cadets. Le jeu de ces rapports où l'on se retrouve, là encore subitement au centre, et où l'on se met aussi à faire sa partition découvre un décalage qui porte cette fois sur la rupture avec la solitude individuelle. On est dans le sentiment d'une participation à quelque chose qui nous entoure, nous________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________________ pieds, et l'autre de plénitude d'un monde qui nous happe et nous installe lentement mais sûrement à son ordre : s'intercale une contradiction qui elle-même tisse un troisième décalage. La contradiction réfère à une proposition aristotélicienne voulant qu'une chose ne puisse pas être en même temps et sous le même rapport, elle-même et son contraire, ici, vacuité et plénitude. Tandis que le décalage est ici, moins comme le produit de ce qu'il serait impossible de dépasser la contradiction sans assumer le parti pris d'une posture, d'un camp, en porte à faux avec l'autre, que dans la préservation nécessaire de ces deux faces de la réalité.

L'insistance sur l'ambivalence de ses états et raisons subjectifs trouve sa justification dans ce que ces états de consciences sont ballotés, traversés par une question de fond "que faire?". Car le présent, c'est clair, c'est net, n'est plus, de toute manière, tenable. Cette insistance donc a la fonction ici de nous confronter, voir nous révéler une heure qui est celle de l'action.

Pour mieux s'apercevoir de cette urgence de l'heure, il importe sans doute d'apporter des précisions supplémentaires sur les significations des impressions que nous avons évoquées, tantôt.

Tout d'abord, ces visages retrouvés, au bout de l'absence, et qui paraissent tant revenir de loin, j'aurais pu employer l'expression de Dominique dans une récente conversation, "sortir d'un trou noir"; ces visages donc expriment simplement, brutalement deux choses: le manque et l'attente.
Le manque de ce qu'est cet "instruit", cet '"
étranger- leurre", cet "absent, hier encore là" dans la peau duquel on se retrouve; et l'attente qui est certitude que le temps et la situation ne bougeront que dans la réalisation du "voyage salvateur" que l'individu devant eux, que nous sommes, semble à leurs yeux, plus ou moins, si bien incarner.
De l'autre côté, la signification des impressions de réduction de l'espace et des choses, du flétrissement de leurs caractères, n'est que
notre sentiment de toucher quelque chose, comme la certaine misère nourricière de l'attente et du manque dont il a été question.

Cette situation porte un paradoxe, dans la rencontre de deux types de certitudes ou plus simplement croyances nourries d'expériences subjectives différentes: la croyance d'une part au caractère exogène, lié au lieu de provenance du voyageur que nous sommes, de la solution de cet instant de misère, et d'autre part le scepticisme de ce même voyageur sur la pertinence d'une solution lièe à la nature de l'économie politique de son lieu de provenance.

Cependant, comme je l'ai suggéré, l'heure est dans une certaine urgence, il faut agir et vite, mais surtout dans un contexte où l'on ne peut que difficilement feindre de ne pas voir que la misère ici en question s'offre en vécu immédiat pour l'un et spectacle ressenti pour l'autre, même si cet autre vit parfaitement et ailleurs l'expérience d'une autre misère.

Dans cette situation, la tentation est grande, sous le couvert de l'urgence ou du réalisme, de préférer comme paliatif ou solution ne serait-ce que provisoire, ce qui justement permet à l'absent, à l'expatrié d'être dans la peau de celui qui aprés tout ne fait que ressentir ou soupçonner le spectacle de cette misère. Cette conjoncture me semble constituer l'obstacle massif qui obstrue le plus toutes les tentatives de réformes qui tournent le dos à la nature de l'économie politique occidentale.

Nous touchons là du doigt deux questions dont la réponse commune est contenue dans la nécessité d'un renversement épistémologique. La première est que le vocabulaire consacré et avalisé pour dire le bien être ou l'être heureux ensemble fait l'objet d'une capture efficace et monopolistique du rapport Nord/Sud comme instance de domination et de dépendance.