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DEBATS -CAURIS

" Tradition et modernité en Afrique Noire "

 

Extraits du 7 mars 2003

 

(...)
DOMINIQUE : Ces rapports de dépendance que tu soulignes Abdou, je crois justement que c'est le résultat de fait qu'on n'a pas pris la mesure de ces structures en termes de rationalité. Donc ils sont vécus pour ce qu'ils produisent, ils sont vécus inconsciemment pour ce qu'ils produisent comme "effets", et les effets à l'époque c'étaient des valeurs qui soudaient, réunissaient les uns et les autres, autour de grands principes humains dans toutes les communautés. Il n'y a pas une seule communauté qui ne commence par se nommer d'être Humain. Tu prends en Afrique, je suis sûr qu'on trouverait des quantités de communautés dont le nom propre signifie "être Homme" ou quelque chose d'équivalent.

Donc ces valeurs les soudaient mais comme on ne connaissait pas comment ces valeurs étaient produites, on était soudé malgré soi. Et c'est la tradition qui, à travers les rituels, faisait se reproduire les structures génératrices de ces sentiments mais par imposition, par la loi, par l'ordre des Génies ou l'ordre de Dieu. Sidy nous rappelait à une époque, qu'il n'y avait pas une seule communauté, disait-il, en Afrique, qui ne soit monothéiste à sa façon. Je suis d'accord avec lui en ce sens que sur le mode de l'affectivité la loi était vécue comme un impératif catégorique. C'est-à-dire qu'on peut en dire que c'est une parole qui s'impose par elle-même : donc elle est d'origine divine.

A ce moment-là, je dis que l'Occident à mis en cause le fait que l'Homme soit "sujet" de cette imposition, qu'il soit contraint par ce commandement, par cette loi, en se disant : mais d'où elle sort ? D'où elle sort, est-ce que surtout on ne pourrait pas en être l'auteur ? Alors cette idée " est-ce qu'on ne peut pas en être l'auteur ? " fait que les Occidentaux se sont rués sur la liberté comme liberté de dire tout et n'importe quoi. Ce qui nous a amenés à des options comme des options Hitlériennes, des options MacArthistes ou des options aujourd'hui de Bush et compagnie et puis des options inverses.

Tout était possible. Mais l'enjeu nouveau ce serait plutôt de maîtriser les structures de production de ces valeurs qui s'imposaient par elles-mêmes jadis. Afin qu'elles ne s'imposent plus par elles-mêmes mais qu'elles s'imposent avec la collaboration de la raison qui sait les produire, qui sait les produire à volonté et donc sait les mesurer aussi. Parce qu'on s'aperçoit qu'elles sont diverses, et certaines, pas toujours compatibles entre-elles d'une manière évidente. Les valeurs religieuses dans une structure religieuse ne sont pas tout à fait compatibles avec les valeurs de liberté qu'il y a dans des structures de réciprocité horizontale, par exemple.

Donc, à ce moment-là, il faut faire des choix. Et ces choix ne peuvent dépendre que d'une prise de conscience de la production de ces valeurs pour pouvoir les produire à bon escient et sans qu'elles se nuisent, en quelque sorte. Sinon on va à des guerres de religion, on va à des guerres de système, on va à des affrontements de valeurs. Chacun prétendant être le siège d'une Révélation spécifique et puis d'être le Seigneur du Bien. Comme Bush aujourd'hui.

Au fond je suis entièrement d'accord avec la critique qui dit que le lien donné par la tradition à chaque communauté est une entrave à la jeunesse, et notamment aux jeunes générations, qui du fait que ces valeurs sont déjà constituées n'ont pas la liberté de les produire, comme leurs pères ont eu la liberté de les produire. Donc, ils disent : la tradition, on n'en veut plus ! Mais si on découvre comment les pères ont produit ces valeurs, alors les fils peuvent aussi les produire ou les reproduire. Et ils ont la liberté de ne pas le faire, en plus.

ABDOU : Oui, je pense que là, la Réciprocité a été bien recadrée. Je pense que c'était très clair ce développement-là. Deux éléments en fait que je reprendrais. A un certain moment tu as dit que l'Occident s'est comme "arrogé" le droit de se poser en "sujet" en fait de la Parole

DOMINIQUE : Oh, pas seulement l'Occident. Dans toutes les sociétés humaines, à un moment donné, la Parole s'impose comme Loi, et ça devient, donc les prêtres qui sont la partie de la société qui la monopolisent, finissent par être presque une Caste, dans les sociétés anciennes. Nous, nous nous sommes arrogés la prétention de nous libérer de cette sujétion. Donc, on a coupé la tête au Roi et on a fusillé l'évêque de Paris. C'est-à-dire qu'on a supprimé l'autorité constituée au profit de la Démocratie et de la Liberté. Mais de la liberté de faire tout et n'importe quoi ! Parce qu'on ne sait pas produire les valeurs, sauf la valeur d'échange, comme pouvoir libératoire, vis-à-vis justement des monarchies et des théologies.

Et ce pouvoir libératoire n'est qu'un pouvoir d'affrontements, de forces, qui culmine avec la lutte des classes. Bon, qui n'a pas abouti mais, c'est vrai que le Tiers-État a pris le pouvoir et qu'il a pris la Bastille. Ça veut dire que, on a cassé la sujétion vis-à-vis du pouvoir, qu'il soit constitué par le lien social religieux ou le lien social politique, moyennant quoi, on a la Démocratie. Mais une Démocratie de gens qui ne savent pas faire autre chose que d'exercer une Liberté aveugle. Une Liberté qui sait seulement qu'elle peut tout faire. Mais qui ne sait pas que ce qu'elle fait peut avoir telle ou telle conséquence. Donc, tu peux aujourd'hui tout faire, des clones, des pas-clones, Notamment, tu peux t'ériger, toi, en individu, comme source absolue du pouvoir. Ce qui nous amène à ce que vos camarades-là sont en train de dire : ce sont des échecs qui nous obligent à réfléchir sur ce qu'est la rationalité. Ça va très loin !

A ce moment-là, moi, je suis d'accord pour pousser la critique jusque-là : C'est-à-dire que la relation à l'Autre crée une raison qui est peut-être différente de celle qui appartient à ma logique propre. A ce moment-là, je pense que les structures doivent être réexaminées, réétudiées, pour voir si elles sont réellement génératrices de ces valeurs qu'on dit être révélées ou données de façon "innées" aux communautés. Et si vous maîtrisez ces structures de production, alors c'est une libération supérieure pour l'Homme. Si toi, tu axes ton action dans le sens de la Liberté, oui, c'est un nouveau développement de la Liberté que de savoir produire les valeurs qui jusqu'à présent nous étaient imposées par des éthiques dites révélées.

ABDOU : Oui, c'est très clair Peut-être qu'il y a quand même deux ou trois interrogations. D'abord, en fait, cette rationalité instituante justement, de tout, de l'origine, comment se perd-elle ? Parce que, apparemment, elle s'est perdue ! Comment s'est-elle perdue, la rationalité ? La rationalité, donc ça pose le problème, en fait, du point premier, de l'impulsion première. Comment en a-t-on perdu la trace ? Je ne parle pas, du fait que sociologiquement , que nous actons , que nous actons des mécanismes , je ne parle pas de ça, mais le principe rationnel. Et d'une certaine manière, si c'est perdu, est-ce que ce n'était pas finalement dans sa nature propre que d'être perdu dès le départ ? comme caché ?

Et ça me ramène à ce que disait Mamoussé, lorsqu'il parlait de la parole, de la parole qui ne pouvait pas accéder bon, enfin, qui ne pouvait pas être transmise directement mais par détour médiatisé et nécessairement. Donc en prenant quelque chose qui pouvait se passer en l'an 1980, le référer à une très vieille civilisation égyptienne.

Et l'autre affaire, c'est que, cela que tu dis, (parce que je pense que j'ai eu déjà une interprétation là-dessus), c'est absolument impensable ! C'est-à-dire que, c'est comme si on était à l'époque où Galilée disait que voilà il sortait sa fameuse déclaration, et il se voyait après condamné par les prêtres parce que ça prend place à côté d'une sédimentation culturelle qui est tellement lointaine et tellement forte, qu'elle est absolue. Bon, marquée par les religions qui n'étaient pas monothéistes, jusqu'aux religions monothéistes, jusqu'à aujourd'hui.

Je ne sais pas si je me fais comprendre là-dessus. En fait, il y a une couche, il y a une sédimentation culturelle, qui fait que, penser ce moment premier-là, est absolument difficile ! presque impossible ! pour un sujet contemporain normal. Si je prends par exemple mon cas, d'Africain musulman, donc quelqu'un qui croit en Dieu, ne serait-ce que parce qu'il fait comme Pascal qui parlait quand même de croire parce que c'est quand même plus sûr, donc, c'est je ne sais pas ce que je veux montrer par là, c'est ce que cela impose de de remise en cause.

DOMINIQUE : Il y a entre les deux arguments quand même les deux arguments se font face. D'un côté tu me réponds que c'est depuis le commencement qu'il y a ce distorsionnement, cette perte du secret de la production de la valeur, et je suis d'accord, c'est le paradis perdu. C'est quelque chose qui est une constante. C'est une constante et non seulement c'est une constante mais dans d'autres traditions comme on l'a vu l'autre jour, ça ne s'appelle pas le Paradis perdu, ça s'appelle le fait que la perfection obtenue dans la valeur, dans le sentiment de l'éthique, cette perfection-là est impuissante. Elle est impuissante, parce qu'elle est parfaite, c'est-à-dire elle est contenue dans sa perfection, elle ne peut pas se dépasser. Et c'est ça que d'autres traditions appellent l'Inceste, le Déluge. Le Déluge, l'inceste, c'est le fait que l'on soit noyé dans cette totalité parfaite sans dépassement possible.

Alors ça, c'est la première terre. C'est pareil que le Paradis, la première terre. Et elle est close sur elle-même et il faut passer à autre chose ! Et passer à autre chose c'est une fracture qui donc dans la tradition juive devient une faute, dans les autres traditions africaines ne devient pas du tout une faute, ça devient le fait de couper la liane avec le ciel, et d'être sur la terre. Donc, il y a les Génies dans le Ciel et puis il y a les Africains sur la Terre. Mais les Africains sur la Terre, ce sont des Hommes qui ayant dépassé la Perfection, se retrouvent devant l'Inconnu, devant quelque chose qui n'est rien, et du coup ils deviennent des inventeurs. Du coup ils deviennent des Créateurs. Du coup ils deviennent plus que des Dieux.

Bon, on peut envisager la chose du côté Juif, du côté de la souffrance et de la faute parce que ça a des avantages. On peut l'envisager du point de vue Africain ou Egyptien parce que ça a aussi des avantages. Je n'entre pas dans ces deux thèses.

Ce que je voudrais dire c'est que dans ce que tu m'opposes, effectivement c'est donné, donc intemporel. On vit avec aujourd'hui comme on a vécu avec hier. C'est pas simplement du temps de Moise que l'on éprouve la limite du sentiment et la nécessité de la connaissance qui elle, est justement très limitée, très imparfaite.

Mais, ensuite, tu me dis une autre idée. A cause de la sédimentation, de l'Histoire, du passé, de l'évolution, de la culture, etc... nous sommes sous une telle chape d'instructions, de connaissances, etc que la réflexion sur ce thème-là est impossible ! ou absolument difficile.
Alors, ou c'est quelque chose qui est premier et partout, et pour tous les Hommes de s'affronter avec ce problème et c'est la Révolution, au fond, parce que c'est ça dont il s'agit. Ou alors on est écrasé sous l'évolution et on ne bouge plus. Mais il y a quand même dans ces deux idées une contradiction. Enfin elles sont toutes les deux justes à la fois si tu veux, mais je ne peux pas me satisfaire de la seconde.

ABDOU : Oui, mais tu peux quand même le reconnaître comme

DOMINIQUE : Je peux le reconnaître parce qu'il y a un effet de propagande massif, évidemment parce que actuellement nous sommes effectivement dans une pensée unique et aussi dans une fin de civilisation. Mais enfin, quand on arrive à un sommet, la descente n'est pas loin.

MIREILLE : Pourquoi ABDOU tu penses que c'est absolument impossible ?

ABDOU : C'est beaucoup plus facile pour un Occidental, parce qu'il vit dans un environnement culturel et historique qui fait que, il s'est d'une certaine manière détaché de détaché de la Foi, d'une certaine manière. Donc, en fait, il est plus libre. C'est-à-dire qu'il s'est donné toute autorité à faire, à croire, à ne pas croire, etc... parce qu'il a anthropologisé la nature, son environnement.

Alors que par exemple dans toute culture, ce qu'on a appelé ce qui est, ici, consacré par l'expression "la sortie du religieux ", ce n'est même pas un processus en cours ! Donc, les individus naissent dans des systèmes de croyance qui sont très forts, c'est-à-dire qui structurent leur mentalité, qu'on le veuille ou non, qu'ils aient un discours critique ou non. Le fait est, qu'on le veuille ou non, ils sont quand même travaillés par ça. C'est très difficile !

Ça me rappelle un peu certains textes de Nietzsche où il montre la difficulté qu'ont les Hommes justement à se libérer de leurs croyances. C'est comme si en fait la libération, c'est se libérer et mourir ! c'est se libérer et devenir fou ! C'est comme ça que moi je Et c'est ça qui rend par exemple ces réflexions-là qui exigent quand même de mettre de côté tout ce sur quoi on s'appuie. Tout ce sur quoi on s'appuie pour garder son équilibre, parce que ça suppose quand même de le mettre de côté.

DOMINIQUE : Ah pas tellement. De le comprendre ! De le comprendre, plutôt que de le mettre de côté. Et c'est là que peut-être on a une petite divergence. Parce que le mettre de côté

ABDOU : Ah oui, d'accord. Mais à ce moment-là, si on le comprend, on le dé-essencialise. Or, en le dé-essencialisant, on en nie le caractère sacré qui fait que justement on s'appuie

DOMINIQUE : Non, parce qu'il y a l'ouverture sur l'Humanité, il y a l'ouverture sur le Futur. En le dé-essencialisant, on lui donne la liberté de créer. La création sort de là. Donc, tu dé-essentialises, tu sors de l'être et tu crées.

ABDOU : Oui, mais ça, justement, c'est absolument impensable pour celui qui est celui qui est confronté à l'essence de l'être !

DOMINIQUE : Non, parce que tu vois, aujourd'hui, il n'y a pas un seul Homme qui vit dans ces structures qui ne soit confronté à la mondialisation capitaliste. Et à ce moment-là la souffrance fait qu'il se pose la question c'est la souffrance alors, la souffrance de l'être, qui fait qu'il est obligé de se dire, qu'il est mis en question. Et à ce moment-là, si on lui montre qu'il vit dans des structures qu'il n'a jamais vues, et qu'il n'a jamais comprises parce qu'il n'a jamais eu la nécessité de réfléchir sur ces structures, il se dit : Ah, mais je suis constitué par ça !

C'est-à-dire qu'il est obligé de se remettre en question, comme dit l'un d'entre vous, de se remettre en question face à ce qui lui arrive qui le déstabilise et qui fait que, pour les uns et pour les autres, comme tu disais, ça ne marche plus de dire qu'il pleut simplement en faisant appel aux Génies. Visiblement, les Occidentaux ont le moyen de faire pleuvoir. À ce moment-là, il est remis en cause. Mais lui, il a un avantage sur les Occidentaux, c'est qu'il peut vérifier immédiatement la thèse. Il peut la vérifier, parce qu'effectivement il a des oncles, des tantes, des parents qui sont des choses existantes.

Donc, il peut se prouver à lui-même que cette réflexion est compétente. Que la réflexion que nous proposons est compétente. Tandis que nous, Occidentaux, tu vas en parler à des commerçants qui sont dans cette rue, tu essaies de faire une conférence sur le sujet, mais personne ne viendra. Parce qu'alors, pour eux, le système capitaliste s'est tellement imposé qu'ils ne savent pas comment ils peuvent en sortir. C'est quasiment impossible pour eux. Ils disent : celui-là c'est un fou.

ABDOU : Mais je pense que la difficulté est la même ! Je crois que la difficulté est la même. Parce que ça c'est un problème. C'est-à-dire que lorsqu'on voit une culture depuis un point de vue exogène, et précisément parce que, on est aussi, malgré et quelque puisse être notre capacité critique, on est quand même un peu conditionné, d'une certaine manière. Et donc, souvent on a tendance à croire que que les choses, même si on ne les comprend pas sont quand même un peu en l'état et que bon, il suffit de quelques réformes et quelques recherches pour bien les remettre en place.

Mais, je ne sais pas Parce qu'en Afrique, probablement la notion même, et la réalité sociale de la parenté, a dû beaucoup évoluer, d'une certaine manière. Et aujourd'hui, ce qui est très intéressant, aujourd'hui j'en discutais avec Ahmed, on se rendait compte que, finalement, nous, ce qui nous fait, ce qui caractérise plus ou moins notre génération, c'était par exemple le fait qu'on avait une vision, justement du système de parenté qui était très différente de ce que nos parents pouvaient en avoir !

C'est-à-dire que, moi, fondamentalement, je peux en appeler à 2 ou 3 bonshommes que je connais dans ma famille, et puis c'est fini, sinon En me plaçant dans un repère, voilà ! Les gens que je connais, je les connais par le fait que je suis un Africain, qu'on a amené à l'école, où il a connu des gens, qui a été dans tel et tel milieu, qui a connu etc et, quasiment mon cercle de parenté, c'est là. C'est différent de Sidy. Sidy, tout le monde c'est ses parents ! Parce que Sidy, lui, il a la capacité justement de garder cette vision de la parenté large.