Jottali et Réciprocité
   
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 Dominique Temple
15 02 2007-02-14
   
     
   

 

Mouhamed LY présente au Cauris une analyse du jottali qui fait l'objet d'une interprétation dans un cadre universitaire - en se proposant de la confronter avec celle de la réciprocité.

Il conclut sa conférence par ces mots :

" Cette confrontation entre tradition et modernité communicationnelle nous a permis de mettre à nu la structure qui gouverne l'exercice du jottali et qui nécessite, comme nous l'avons démontré, une instance énonciative tripolaire, un prétexte formel, une exigence d'amplification et/ou de médiation ".

Le jottali constitue à notre avis une clé fondamentale dans la transmission (médiation) d'une parole, parole dont la genèse symbolique est restée néanmoins en suspens. Cette parole se prononce comme un murmure, elle est ensuite amplifiée par le jottali, améliorée ou " rehaussée " grâce à l'art des griots.

" Dans le domaine spirituel, si l'on considère le champ religieux islamique où il se déploie de manière fréquente, les Chouyoukh (pluriel de Cheikh) qui s'en servent souvent et qui sont en même temps les garants de l'orthodoxie et de l'orthopraxie ne peuvent pas ignorer le Coran qui dit : " modère ta voix : la voix la plus désagréable est la voix de l'âne " (XXXI : 19). Dans le cadre socioculturel , je ferai référence à deux expressions idiomatiques bien connues du wolof. La première dicte : " kilifa du wax batam di jibb ", un " Kilifa ne doit pas élever la voix ".

" Le jottalikat est souvent un disciple choisi chez les professionnels de la communication orale que sont les griots ".

Dans l'exercice de ses fonctions de transmission et d'amplification, le jottali sert (ou se fait l'écho) de valeurs sacrées ou prestigieuses qui s'inscrivent dans une structure de réciprocité de type collective ; qu'elle soit de dimension religieuse (Marabouts/disciples) ou de dimension profane festive (groupes de femmes). Le lieu où s'opère le plus souvent cet exercice est appelé Jang, ainsi décrit par notre conférencier :

" Le jang est le lieu de la leçon cultuelle, spirituelle, morale, etc... qu'administre le maître au disciple. Généralement la dimension interactive du jang est circonscrite ; les talibés viennent écouter avec dévotion, partager un moment de communion et recueillir des prières ".

Selon " Les structures élémentaires de la réciprocité " (1), deux structures sont à l'origine du sentiment religieux. Dans une structure de réciprocité de type partage, le sentiment en lequel se manifeste la révélation renaît spontanément où et chaque fois que le partage se reproduit. Dans une structure de type redistribution (ou réciprocité ternaire centralisée) le sentiment de la conscience révélée est focalisé sur l'unité de la totalité. Cette structure se reconnaît à une hiérarchie typique entre le centre qui dispose seul de la parole d'union, et la périphérie, l'assemblée, qui lui témoigne de la confiance et de l'obéissance.

" En effet, le jottali participe la plupart du temps d'une relation communicative fortement hiérarchisée ".

" D'ailleurs les dispositions scéniques très stéréotypées des cadres contextuels du jang confirment cette relation basée sur la soumission et l'obéissance ".

" Ce qui me paraît évident c'est que le disciple ne vit pas cette hiérarchie comme une hiérarchie écrasante. Il la vit comme effectivement une délégation de pouvoir à une personne qui parle pour tous, un sage qui est tellement sage qu'il doit modérer sa voix, pondérer, contrôler ".

Le principe de la révélation dans une telle structure de base est appelée Dieu. La parole d'union est une parole divine.

On pourrait objecter que le sentiment qui naît de la réciprocité peut aussi se suffire à lui-même : Est-ce que les amants se parlent ? Même leur souffle ils retiennent puisque le sentiment de leur relation réciproque est parfait. La parole émerge sur les rives d'un fleuve silencieux. Quand la parole d'union dit l'être, n'est-elle pas reçue d'avance par les fidèles ?

" Il est également intéressant de relever que les exemples puisés dans la tradition et la religion se rejoignent dans le fait de poser une équivalence entre maîtrise du verbe et maîtrise de l'être ".

A-t-elle besoin d'être plus qu'à peine prononcée ?

" Les talibés viennent écouter avec dévotion, partager un moment de communion et recueillir des prières ".

Mais pour autant qu'elle est une parole d'union, elle ne souffre jamais que quelque chose lui échappe. L'efficience de la parole d'union est comme celle du vent qui rassemble le murmure des feuillages en une vaste rumeur dans l'écho des montagnes, d'une violence qui emporte tout sur son passage.

La fonction d'amplificaion du jottali n'est donc pas une technique contingente comme les haut-parleurs dont il subit la faible concurrence mais l'actualisation de la Parole dans le monde.

Pour son autre fonction de médiation le jottali fait appel à la culture et à la coutume : le jottali recourt au griot. Pourquoi le griot ? Parce qu'il est le gardien de l'imaginaire de la communauté (Voir contribution de D.T. à la conférence d'Aliou Sarr : les Castes au Sénégal)

La parole d'union, c'est le "Il" de "Il est dit", le "Il" de" qui est au-delà de tout commencement ". Ici "Il" s'adresse aux hommes par le biais d'une structure ternaire. Par ternaire rappelons qu'il faut entendre une relation qui peut inclure un nombre indéfini de partenaires et que ternaire veut dire que trois suffisent à établir les caractéristiques de cette structure. Je ne vois pas dans l'exercice du jottali, tel qu'il nous a été décrit, se dessiner une relation tripolaire qui signifierait que trois identités autonomes et souveraines auraient leur finalité propre. Or, la transmission de la Vérité ne tolère qu'une seule finalité, commune aux (trois) partenaires, et à laquelle ils se vouent. La relation mise en jeu ici par la parole d'union est donc bien une relation ternaire unilatérale c'est-à-dire qui va dans un seul sens (du marabout au talibé), et elle est donc unipolaire.

Le marabout dit la parole de vérité, la parole divine. Le talibé la reçoit. Et le jottali assure la prééminence de la structure ternaire. Le modèle empirique de cette structure pourrait être celui de la filiation (patri ou matrilinéaire). Pourtant, ce n'est pas la filiation biologique qui sert ici de support à cette structure ternaire. Au contraire, le jottali sépare la transmission de la vérité religieuse de la filiation de parenté comme si celle-ci risquait de surcharger la vérité religieuse de connotations biologiques ou de l'imaginaire d'un clan. La structure ternaire décalquée mais séparée de la filiation de parenté apparaît plutôt comme une épure de la réciprocité ternaire ; permettant ainsi de passer d'un contexte familial à un contexte universel.
La transmission/amplification d'un discours sacré requiert-elle une relation ternaire pour éviter une structure binaire entre le marabout et l'assemblée ?

Analysons de plus près la triade entre le réel où s'instaure la structure de base, la fonction symbolique qui révèle les valeurs produites au niveau de cette structure de base, et enfin l'imaginaire, qui occupe une place importante, mais néanmoins relative par rapport à la toute puissance du symbolique (2).

1) Si le réel est occulté par le symbolique et l'imaginaire : qu'est ce que cela veut dire ? Que l'homme n'a pour conscience que la conscience qui s'impose à lui sous le mode de la révélation, et qu'il ne peut qu'ignorer la structure qui en est la matrice puisqu'avant que la révélation n'ait lieu, il ne dispose d'aucune conscience qui lui permettrait de reconnaître cette structure. La révélation, ou la fonction symbolique, est donc première.

2) La seconde structure se trouve au niveau de l'imaginaire, c'est l'actualisation de la parole. L'imaginaire traduit en termes de connaissances les valeurs éthiques gardées dans le testament religieux : il autorise diverses appréciations et représentations. Ces représentations sont nécessaires à la communication. La transmission a lieu comme on l'a vu ici grâce à une relation ternaire.

3) Enfin la réflexion permet de relativiser la toute puissance du verbe par la prise de conscience de ce qui est engagé pour produire l'être. Elle nous découvre les relations de réciprocité. Elle dévoile ce qui était occulté par l'actualisation de la fonction symbolique. La réflexion théorique met en évidence que la matrice de la révélation mobilise les énergies de ce monde en des structures différentes. Et là nous abordons au réel. La structure de base au niveau du réel assure la genèse du surnaturel, de l'être, du divin.
Lorsque cette structure est directement consécutive de la première, le jottali disparaît. La bénédiction passe de Dieu aux talibés comme un souffle spirituel qui n'a pas besoin de l'imaginaire des hommes. Cependant la matrice de la conscience reste inconnue. Or, avec la théorie de la réciprocité, la conscience prend la mesure de sa matrice et peut dès lors se créer.

Ici, nous nous contenterons de mettre en évidence la concurrence de deux structures de base puisque nous pouvons les reconnaître.
Une dernière opposition bien mise en évidence par Mouhamed LY nous le permet en effet (outre l'opposition des deux paroles dont il a été fait état dans le débat) : l'opposition entre fondamentalisme et confrérisme.
Il semble que les fondamentalistes disputent aux marabouts leur autorité en risquant la suppression de la réciprocité ternaire au niveau de la transmission de la parole, et en lui substituant une structure binaire de type également collectif (un pour tous) car, dit Mouhamed LY, leur parole s'expose à la contradiction de l'assemblée des fidèles ou de l'un des fidèles : dès lors peut surgir un nouveau sens de la parole.

" ... les conférences des groupes fondamentalistes laissent généralement la place à un débat entre le public et les orateurs ".

Le fondamentalisme renouerait ainsi avec une structure de base génératrice de sens ou de rénovation de sens tandis que le maraboutisme orthodoxe apparaîtrait conservateur dès lors qu'il se contente de maintenir une structure de transmission de valeurs acquises, en dépit de recourir à une explicitation toujours plus adaptée aux contextes grâce aux griots. Serait-il étonnant que dans une époque de transformation radicale des conditions d'existence, la structure de base binaire, pour autant qu'elle soit démocratique, soit mieux adaptée à l'expérience religieuse de la société que le maraboutisme dont la parole ne souffre pas de remise en question mais seulement d'être explicitée par le jottalikat et ornée par l'art oratoire des griots ?

" l'homme [le marabout] s'éclaircit la gorge une fois puis se tut. Deux fois, puis se pencha vers son secrétaire particulier " laisse nous seuls ", lui dit-il. Celui-ci faillit tomber à la renverse. Les yeux écarquillés, les glandes sudoripares fonctionnant à plein régime, il ne comprenait pas du tout ce qui devait lui arriver : il avait toujours assisté à tous les entretiens du maître. C'était à lui d'amplifier ses augustes murmures pour les rendre accessibles aux oreilles profanes (...) Après avoir refermé la porte derrière lui, il s'affaissa sur la première chaise pour essayer de comprendre ce qui, pour lui, prenait les allures d'un tremblement de terre " (Lorsque la nuit se déchire, Amadou Tidiane Wone, 1990, L'Harmattan).

Cependant la structure ternaire est la matrice d'un sentiment spécifique qui donne naissance à une valeur particulière : la responsabilité (3) :

" Une maxime populaire wolof souvent citée ki wax waxul ki jottali mo wax dit : ''ce n'est pas celui qui parle qui doit assumer les propos mais celui qui les a transmis'' "

Or, avec le fondamentalisme, cette valeur se trouve remplacée par une autre valeur, spécifique de la structure binaire : la solidarité.

Observons que le choix des uns ou des autres (pour telle ou telle valeur, ou pour telle ou telle structure de base) pourrait conduire à des rapports de force aveugles si la réflexion théorique ne prenait pas en compte la diversité des structures fondamentales de la réciprocité comme matrices de valeurs spécifiques, et ne prenait pas en compte les différents niveaux de leur genèse et de leur manifestation.

 

Notes

(1) Voir de Mireille Chabal : " Les structures élémentaires de la réciprocité ".
Voir aussi sur le site Réciprocité, échange, lien social, de Dominique Temple : "
Le principe du contradictoire et les structures élémentaires de la réciprocité ".

(2) Voir sur le site La Réciprocité, de Dominique Temple : " Le séminaire sur la réciprocité (3e jour) ".

(3) Pour la genèse de la responsabilité, voir sur le site La Réciprocité, de Dominique Temple : "la naissance de la responsabilité" ; et pour la genèse de la solidarité, et les trois niveaux de la réciprocité (la triade) : " le séminaire sur la réciprocité ".

   
       
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