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sommaire Il y a plusieurs façons de partager (un repas par exemple) qu'on peut interpréter comme des variantes d' une seule structure de réciprocité : le partage, tous face à tous. Comparaison du face à face et du partage : deux structures binaires différentes. III) Naissance de la responsabilité Comparaison des structures binaires et ternaires.Le " Tiers " dans la réciprocité. IV) Les enjeux Discussion du cas de la redistribution. |
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Introduction | ||||
Ecartons d'abord les malentendus au sujet du mot " structure ". Une structure en général est une organisation, qu'on peut définir par un ensemble de rapports caractéristiques entre des éléments. La nature de ces éléments est jusqu'à un certain point indifférente. Parmi tous ces rapports il ne faut pas exclure une réciprocité au sens logique ou mathématique, lorsqu'une relation entre deux termes est réversible. Beaucoup de choses ont une structure, et sont par métonymie appelées elles-mêmes structures. Par exemple la langue est une structure, on parle de " structures sociales ", certaines institutions sont appelées " structures ". L'hypothèse à démontrer est qu'il y a des structures de réciprocité diverses qui produisent des valeurs diverses.
Il faudrait par ailleurs montrer que ces structures se combinent entre elles, en fonction de leurs compatibilités, pour former des systèmes. |
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II) Le repas | ||||
Prenons l'exemple d'une des choses qui intéressent tous les hommes sur la terre et qui est vital : manger. A l'homme affamé, cela semble un acte biologique : il se nourrit. Pourtant cet acte vital est humanisé dès qu'il est partagé : c'est le repas. On peut appeler convivialité la valeur produite par le partage du repas. Le repas en commun engendre de la convivialité entre les convives.
La convivialité est-elle vraiment créée par le partage du repas? On peut penser que les convives ont déjà des raisons de se réunir, que ce soit par choix ou par nécessité. Les convives ont déjà des relations entre eux et des sentiments mutuels et le repas est le moment d'exprimer des valeurs déjà créées, de les réactiver. Pour eux, le repas est un symbole plutôt qu'une structure de réciprocité productive de valeur. Les valeurs produites ne sont qu'une confirmation, une ré-affirmation de ce qui existait déjà...
Regardons-y de plus près.
C'est cela que permet la réciprocité. L'inversion des rôles permet à chaque conscience de se révéler à elle-même grâce à celle de l'autre. Nous supposons que la conscience de conscience humaine ne préexiste pas à cette révélation.
Mais on peut remarquer que les choses ne sont jamais gagnées : un repas qui tourne à la bagarre générale ? Cela s'est vu. La réciprocité positive n'est qu'une des deux résolutions possibles, l'autre étant la réciprocité négative, à partir d'une situation symétrique, indécidée, la rencontre où l'on ne sait pas si l'autre est un futur allié ou un adversaire. La rencontre suppose un face à face vrai, entre deux personnes (ou deux familles, deux clans, deux équipes) B A Chacun a sa propre conscience et en face de lui la conscience antagoniste qui lui donne son sens (nourrir, être nourri) à condition toutefois que les rôles s'inversent, que les deux aient, en même temps ou à tour de rôle, les deux consciences, la sienne et celle de l'autre, accédant à la " conscience de conscience " Suivant le réel mis en jeu, ce que j'appelle le vecteur de la réciprocité, (ou la fonction de la réciprocité) qui va déterminer une forme de réciprocité, on a l'amitié ou l'inimitié dans le face à face.
Le temps Et quand il n'y a pas de tour, pas de cycle ? Dans « un face à tous », si c'est un événement unique, on a un don unilatéral, qui ne peut pas être reproduit : ce don asservit l'autre, semble-t-il, puisqu'il ne peut pas répondre.... Parfois, tout simplement, la rotation est virtuelle : si les circonstances le permettent, le cycle se réalisera. " Dieu te le rendra " dit-on dans maintes traditions...mais, là, il faut supposer une autre structure, une structure ternaire : ce que A a fait pour B, lui sera rendu, mais par quelqu'un d'autre). Dans le partage, tous sont face à tous : ABCDEF/ABCDEF
Avant de laisser le repas, je voudrais envisager le repas familial, pour faire apparaître la structure ternaire à partir de là. Le repas familial (pour autant que cela ait un sens, il en existe sûrement une grande diversité) n'est pas le plus facile à interpréter en terme de réciprocité. On pense plutôt ici à ce qui se passe dans la nature entre la femelle et ses petits, ou, selon les espèces, le mâle et la femelle et leurs petits.
On voit une nouvelle structure de réciprocité : ternaire (parce que pour la voir il faut au moins trois termes, trois générations ici). Dans la réciprocité binaire, je nourris qui m'a nourri(e) (face à face). Dans la réciprocité ternaire, je nourris à mon tour comme j'ai été nourri(e). Par rapport aux animaux qui reproduisent aussi de génération en génération les soins des parents, il y a une différence importante : les parents nourrissent déjà leurs enfants alors qu'ils sont encore protégés par leurs propres parents. Les parents sont donc à la fois enfants des grands parents et parents de leurs enfants. C'est cette situation qui leur confère une conscience de conscience qui, ici, s'appelle responsabilité. |
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III) Naissance de la Responsabilité. Comparaison du Binaire et du Ternaire | ||||
Dans l'exemple des générations où l'on fait pour ses enfants ce que ses parents ont fait pour soi, on a une structure de réciprocité ternaire particulière, intergénérationnelle, qui va toujours de l'avant, par définition. On vient de voir naître la responsabilité avec la structure ternaire intergénérationnelle. Il reste à l'expliquer ! Structures ternaires : (au moins trois termes) A B C ou ABCA (Suivant que le cercle se referme ou non) Elle peut être unilatérale ou bilatérale : Elle peut être généralisée : par exemple le marché de réciprocité : AB, AC, AD, BA ,BC ,BD, CA, CB, CD Elle peut être centralisée : il y a un mouvement centripète et centrifuge, la relation des partenaires passe par un centre (ex : certains systèmes de redistribution). BA CA DA EA FA /AB AC AD AE AF
On peut voir une grande différence, en général, entre toutes les structures binaires (le face à face et le partage) et ternaires :
La conscience est d'abord affective, c'est pourquoi nous parlons de sentiment. Ces sentiments se traduisent par des valeurs : il s'agit toujours de quelque chose de spirituel.
Pourquoi la valeur créée est-elle indivise dans le face à face (et le partage) et individuée dans les structures ternaires, ouvrant la voie à la responsabilité du sujet ? Dans les structures binaires, le sentiment (et la valeur qui en résulte) est commun aux partenaires. La conscience de chacun est révélée par le face à face avec celle de l'autre, de telle façon que ce sentiment est " entre " les partenaires. Ce moment de la Réciprocité symétrique dans le face à face ne peut se prolonger de façon immobile sans médiation. Aussi les activités biologiques, la faim, la soif, lui impriment-elles le plus souvent des polarités qui le déséquilibrent dans le sens de la bienveillance ou la malveillance, et la réciprocité positive ou la réciprocité négative l'emporte mais la réciprocité cherche à recréer dans cette perspective à sa façon du " contradictoire ". Par exemple :
être nourri / nourrir L'initiateur de la réciprocité positive semble s'approprier le mana (le prestige du donateur). Mais si l'on est dans une relation paisible, il accepte d'avance la réciprocité. (les formules d'amabilité sont intéressantes à cet égard : par exemple on " rend " service, c'est-à-dire que l'on sous-entend que l'autre a déjà donné et beaucoup plus). La relation de A vers B se reflète et se redouble dans la relation de B vers A.
Certes, là aussi, chaque acte (et sa conscience) a besoin de son vis-à-vis pour avoir un sens, mais chaque partenaire ne voit en l'autre que la moitié de la conscience de conscience, qui n'est complète qu'en lui. C'est le principe de l'individuation. Du coup, le sujet oublie la structure de réciprocité qui lui a donné naissance. Bien sûr, s'il oublie aussi de pratiquer la réciprocité (et ne pratique plus que l'échange intéressé), il perd son âme !
Nourrir] --> [Etre nourri + Nourrir] --> [Etre nourri
Les deux consciences (Etre nourri + Nourrir) de [B] se reflètent dans des partenaires différents [A] et [C]. Chacun se trouve tour à tour en position d'assumer la conscience de conscience. C'est plus compliqué dans la structure " trinitaire " qui combine le face à face et le ternaire.
Or celui-ci est aussi le Tiers de la relation des deux autres.
Dans la réciprocité ternaire unilatérale, ternaire bilatérale, et ternaire généralisée chacun est le siège de la conscience de conscience.
BA CA DA EA AB AC AD AE Cette structure n'est habituellement pas reconnue comme réciprocité par l'anthropologie économique. Les disciples de Karl Polanyi l'appellent Redistribution (Mais A n'est pas nécessairement un personnage chez Polanyi). Certains auteurs parlent de redistribution seulement pour la phase centrifuge.
Pour parler de structure de réciprocité centralisée, il faut une personne au centre. Quand il n'y a au centre qu'un appareil, il s'agit de la structure de partage. Exemple : la Sécurité sociale est une structure de partage : il y a au centre une caisse. L'Etat est une structure de réciprocité centralisée si on a au centre un Roi, une structure de type " partage " si on a un appareil (en admettant que l'Etat puisse être pensé à travers les catégories de la réciprocité). Je voudrais développer ces deux exemples. |
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IV Les enjeux | ||||
Peut-on interpréter la redistribution comme une structure de réciprocité ? S'il y a un centre redistributeur, si au centre est un personnage qui acquiert du prestige par sa redistribution et qui rassemble les dons grâce à son prestige, on peut l'interpréter comme une structure de réciprocité centralisée.
Si réciprocité il y a, s'agitil d'une structure «réciprocité centralisée» ou de la structure «partage» ? On peut y voir une structure de réciprocité centralisée si l'Etat s'incarne dans un monarque ; comme, par exemple, aujourd'hui en France ! (la Constitution de la V° République en France est analysée par les politologues depuis le début comme une sorte de monarchie). Dans la conception républicaine, au contraire, l'Etat est en théorie le peuple, la communauté contractuelle de ceux qui ont le projet d'être un Etat : la redistribution de l'Etat (s'il s'agit de réciprocité) doit être vue comme un partage. En résumé, il n'est pas absurde de dire que l'Etat incarne le " Tiers " d'une structure de réciprocité centralisée dans une monarchie. En République, l'Etat représente le " Tiers " d'une structure de partage, si on entend par " Etat " le peuple. Mais si on pense par Etat, l'appareil d'Etat, ses dirigeants, ce n'est qu'une machine, en aucun cas une machine ne peut représenter le " Tiers "de la réciprocité. On peut prendre comme exemple d'une structure de partage la sécurité sociale. Philippe Chanial nous rappelle les débats en France en 1910, au sein du courant socialiste, autour de l'idée d'une assurance obligatoire. L'affrontement est entre ceux qui voudraient un système d'assistance (l'impôt sur les riches) et ceux qui, avec Jaurès, défendent l'idée de la cotisation ouvrière. " L'assurance obligatoire, écrit Chanial p. 340, doit, pour Jaurès, être défendue dans son principe, comme une troisième voie alternative à la fois à l'assistance et à la prévoyance individuelle". Jaurès oppose le droit que s'ouvre le travailleur, et sa fierté, à l'assistanat (la charité) qui ne saurait être constitutive d'un droit. " C'est le don de chacun pour tous et de tous pour chacun qui institue solidairement cette propriété commune où chacun sera en droit de puiser ". C'est bien une structure de partage, qui crée une valeur : la solidarité ou mutualité. " L'individuel et le collectif se solidarisent " Quel est le rôle de l'Etat dans ce système ? " Il n'est pas d'abord financier. Il constitue avant tout l'instance qui oblige. Il oblige les ouvriers et les patrons à cotiser et par là même s'oblige à verser son complément " (p. 344).
Un des problèmes de la structure de partage est qu'on ne sait pas comment l'ouvrir.
Les ressources de la planète le sont, mais pas les richesses produites par le partage : Il faut inverser l'idée qu'en partageant on diminue la part de chacun.
Une structure de réciprocité peut-elle subsister lorsqu'elle s'étend à un très grand nombre d'individus, voire à un nombre illimité ? La réciprocité existe-t-elle quand il n'y a plus de visages, de présence charnelle des autres (par exemple comme cela existe sur Internet) ou bien est-elle limitée au local ? Elle existe entre des personnes. Le Tiers ne peut être une chose, un appareil (l'argent, l'Etat), il est psychique, mais se voir face à face n'est pas indispensable. En définitive, nous avons élargi l'idée habituelle de la réciprocité d'une part (en l'étendant au partage et à la redistribution) mais, d'autre part, nous l'avons limitée aussi. (Tout n'est pas " réciprocité ").
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Philippe Chanial, Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie, La Découverte M.A.U.S.S., 2001. |
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Dominique : Ce fameux Tiers : dans une structure c'est la convivialité, dans une autre, c'est la solidarité, dans une troisième, c'est l'amitié. Mireille : Oui ! Je voulais quand même introduire ce mot parce qu'il est souvent repris pour désigner n'importe quoi : une troisième personne, un troisième objet, on appelle l'Etat le Tiers, ou l'argent, etc. Mireille : Il y a deux structures : l'une, A-B-C... (qui continue : D-E ) que l'on peut résumer par un cercle ABCA (qui revient à A), et l'autre ABC/CBA qui revient en sens inverse. Cette dernière a été énormément discutée en anthropologie, mais je n'ai pas voulu entrer dans les détails. Abdou : La position de A est aussi la position de B. On est dans une structure qui est ternaire, c'est elle qui produit la responsabilité ? Dominique : Peut-être pouvons-nous faire apparaître cette responsabilité en comparant la valeur que produit la réciprocité binaire et celle que produit la réciprocité ternaire. Dans la réciprocité binaire, le face à face, ce qui se passe est commun à tous les deux parce que rien ne peut exister sans l'autre. L'autre est substantiellement partie prenante de l'élaboration du sentiment commun. Le sentiment produit on l'appelle l'amitié, en français, mais cette amitié-là, puisqu'elle est entre nous, je ne peux pas l'assumer à moi seul, je sais que l'autre est là sans lequel l'amitié n'existe pas. Ce sentiment, je sais qu'il dépend de l'autre, donc l'autre est comme transformé en quelque chose qu'il n'était pas, il devient mon ami, mais il est le co-générateur de ce sentiment. Et d'autre part, ce sentiment va s'exprimer, et je le vois s'exprimer sur son visage : donc l'amitié a un visage. L'amitié, ce sentiment qui naît entre nous, a ce visage, il l'a exclusivement, je ne peux pas le prêter à quelqu'un d'autre, avec qui je ne suis pas en relation de réciprocité. On a quelque chose là qui est "le visage". Abdou : J'ai pensé à deux mots : J'avais capté aussi une autre expression : quand tu dis que ça s'incarne dans un visage : "kanam du kasso (déformation en wolof du mot cachot), wante koo ci tëc mu xam ko.", qui veut dire "le visage n'est pas un cachot mais si tu le fermes à quelqu'un il s'en aperçoit tout de suite", la traduction, c'est à peu près ça. Dominique : Ce Tiers dont on parle, il n'existe pas, en soi : avant que nous nous rencontrions, il n'y a rien. Il n'y a pas d'existence de la Chose. La Chose est quelque chose de non matériel, elle est spirituelle, elle est une présence qui s'impose à partir du moment où nous lui donnons naissance. Mais elle s'exprime ! Et c'est la seule chose dans l'univers qui s'exprime par la parole. Donc je te rejoins. La parole des origines dit immédiatement les choses essentielles. Oui, dans le langage, il y a les vérités premières. Abdou : Oui, c'est du wolof. [A Frédéric] C'est intéressant de savoir amitié comment ça se dit en bantou? Frédéric : Amitié en kirundi ça se dit : ubugenzi. C'est comme "marcher ensemble". Dominique : Marcher dans le sens de faire ou dans le sens de...? Frédéric : Non, pas dans le sens de "faire", plutôt dans le sens de "communier", vous faites des choses ensemble, vous partagez des idées, des valeurs. Sidy : Une alliance ? Frédéric : Une alliance, théoriquement Abdou : Là tu parles de communion, c'est un tout. Dans le wolof, dans xarit, effectivement il y a le tout, derrière la moitié. Frédéric : Les deux hypothèses existent : deux amis ou un groupe d'amis. Ça peut sous-entendre le face à face ou bien un groupe d'amis. Abdou : Toujours sur le mot "ami". On dit aussi "xaritu ben bàkan", "un ami de même nez", ce qui veut dire "de même souffle", "de même vie", pour traduire l'expression en français, "l'ami intime". Sidy : C'est "pouvoir mourir ensemble pour la même cause". La notion de xarit. L'autre est ta moitié, tu ne peux être Un que s'il est avec toi, tu ne peux être complet que s'il est avec toi, donc tu es une moitié, lui, il est l'autre moitié, et pour être Un, donc fort, il faut qu'il soit avec toi. Et dans le Soufisme (et pas seulement chez les Mourides), le marabout est redistributeur, il reçoit, il redistribue. Ça c'est fondamental chez eux. Est-ce que c'est lui le Tiers ? je ne pense pas qu'il soit le Tiers. Sidy : Exactement. Dominique : Alors, pourquoi on dit l'Un, parfois ? Cela ne veut pas dire l'Identité ou l'Unité. Ça veut dire le fait que la conscience affective qui résulte de la relation, parce qu'elle est affective, est insécable. Sidy : Exactement. Dominique : Elle ne peut pas être divisée. Sidy : Tu as parfaitement compris Abdou : Ah, oui!... Dominique : C'est l'absolu, l'absolu de l'affectivité. Alors beaucoup de gens confondent cet absolu de l'affectivité avec l'unité d'une totalité, ça n'a rien à voir ! L'Un de l'absolu qui est propre à toutes les valeurs engendrées par la réciprocité et qui se retrouve partout n'a rien à voir avec l'unité du sentiment engendré par les structures de réciprocité centralisées ou de partage. Il y a des structures qui sont compatibles les unes avec les autres, et d'autres, non. Vous ne pouvez pas avoir en même temps une structure centralisée comme celle-ci et une structure linéaire, comme celle-là. C'est l'une ou c'est l'autre. Il y a des structures qui s'excluent, et il y a donc des expressions de la valeur qui s'excluent. Dominique : Mais c'est la valeur produite par l'Union : être de Dieu. Abdou : Et même cela prend plusieurs types de tournures. Puisque Dieu est partout, il nous entoure, donc il suffit de disparaître pour que Dieu soit là. Ce sont des états d'expérience qui ne sont pas véritablement courants, des objectifs qui ne sont même pas compris dans la vie courante, qui ne participent pas de la vie ordinaire. Le soufi est dans tous ses états, ne paraît même plus être de ce monde mais passé à autre chose, commence à proférer des paroles qui sont utilisées pour lui faire des procès, etc. Dans l'approche ternaire, les parents vont donner aux enfants, qui vont donner aux petits- enfants, ainsi de suite, mais il n'y a pas de retour, là, juste une transmission. Mais il y a une autre approche : lorsque les enfants seront en âge de travailler, alors il y a une réciprocité qui entre en jeu, parce qu'ils pourront s'occuper de leurs parents qui arrivent à un âge où ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. Nos parents nous ont donné une éducation, on aura un travail, mais il ne faudrait pas qu'on oublie en retour d'aider les parents ou même la famille. Par exemple, des gens viennent étudier en France mais ils savent très bien qu'en rentrant, ils ne pourront pas s'écarter de la famille même au sens large, qu'ils devront redistribuer parce que tout le monde aura participé à leur réussite. Sidy : Oui ! Dominique : Tu as répondu, alors. Dominique : Il y a des systèmes de réciprocité qui sont institutionnalisés et qui font intervenir les générations, une institutionnalisation qui intègre non seulement le temps de la vie mais le temps des générations, et là, tout est comptabilisé, au centime près, pour savoir où la réciprocité pourra être équilibrée. Pourquoi les hommes veulent-ils l'équilibre ? C'est pour que la dignité des uns et des autres soit égale, sinon le prestige s'accumule pour celui qui donne le plus (avec la formule suivante : donner, c'est acquérir du renom, et recevoir, c'est perdre la face). Cela ne compte pas dans une relation de face à face, si moi j'ai 10, tu as 90, c'est égal ! Tu as tout donné et moi j'ai tout donné, et même si je n'ai rien, si je donne tout mon rien, je suis ton égal. Sidy : Lors de mon exposé j'ai montré un peu cet aspect justement entre les ñeño et la noblesse, et même la stratification sociale dans la société wolof, c'est exactement ce genre de rapport. Le noble obligatoirement, même si le ñeño est plus riche, il donne, mais le ñeño ne peut jamais prétendre être au même niveau de valeur sociale dans ce genre de rapport. Et pourtant, lui, il accumule. Une révolution, au sens où on l'entend d'habitude ne pouvait pas se faire dans ce genre de société. La classe la plus "exploitée" c'était celle des nobles, mais leur statut faisant qu'ils étaient supérieurs aux ñeño, ils ne pouvaient pas s'allier avec ces gens qui ne font que recevoir, qui ne donnent pas. Parce qu'ils donnent, parce qu'ils donnent, parce qu'ils donnent, ça leur donne un statut soi-disant supérieur. Jean-Hugues : Est-ce que l'amitié peut être au rendez-vous ? Je pense que non. Sidy : C'est pas pareil Dominique : on est devant des systèmes très compliqués, on rejoint celui des castes. [Aujourd'hui], on a parlé de structures élémentaires, on n'a pas parlé de structures semi-complexes, on n'a pas parlé de structures complexes, on n'a pas parlé de systèmes. On n'a pas parlé des trois formes de réciprocité, ni des trois niveaux, puisqu'il y a trois niveaux de réciprocité, on a parlé des structures élémentaires et on est resté au niveau du réel. Le réel, c'est-à-dire la rencontre, et donc l'immédiate obligation de prendre en compte les moyens d'existence des uns et des autres. Mais on a vu que ces sentiments qui naissaient, la convivialité, l'amitié, etc. s'exprimaient, et Abdou en a donné une démonstration, en wolof. Mais déjà, là, on passe dans la parole, dans la représentation du réel, on est dans le langage, on n'est plus dans le geste initial, primordial, de tendre la main, ou de se mettre en état de défense, on est dans quelque chose qui est médiatisé par la langue, l'artifice, la culture, mais où vont se rejouer les rapports de réciprocité. Et là vont entrer en lice (et c'est toute une affaire) des imaginaires où la valeur va être codée selon des règles qui font intervenir d'autres facteurs que la réciprocité, en particulier la non-réciprocité qui tente de maîtriser les valeurs à son profit. On verra apparaître des castes, des hiérarchies, qui défient la réciprocité tout en l'exploitant au maximum. En particulier les nobles peuvent donner parce qu'ils se sont accaparés ou qu'ils se sont emparés des moyens de donner : la terre ! Et qu'ils sont des usurpateurs de la propriété. Mais aujourd'hui on n'a pas voulu entrer dans aucun système complexe. Abdou : J'ai quand même une question par rapport à l'exposé. Arrivée au marché, tu n'as pas développé. Mireille : Oui. Abdou : L'autre question, c'est les quatre consciences qui sont présentes. Ça apparaît très clairement dans le face à face, mais dans la relation ternaire, on ne voit pas comment cela s'établit. Mireille : Dans la réciprocité intergénérationnelle ? Abdou : On n'a pas quatre consciences ! Mireille : Si ! bien sûr. Je suis nourri et je nourris. Donc j'ai, moi, la conscience qui correspond à nourrir et à être nourri, mais de ce côté je vois l'autre conscience, celle qui correspond à nourrir, et de ce côté celle qui correspond à être nourri. C'est exactement pareil [que dans le face à face] ! Abdou : D'accord, j'ai compris. Ce n'est pas un carré. Dominique : C'est le carré magique de la réciprocité, mais il est ouvert. Abdou : Ici [dans le face à face], on a des croisements, dans le deuxième cas [la réciprocité ternaire], il n'y a pas ce croisement-là, la présence des quatre consciences est beaucoup moins perceptible. Sidy : Moi, c'est la notion d'individuation ou d'individualisation qui... Est-ce une notion qui ramène à une conscience personnelle, d'individu, ou c'est une notion d'appartenance à un groupe, l'individuation, ou ça s'opère dans les deux cas ? Mireille : Dans un cas, on a un sentiment commun, qu'on ne peut pas avoir sans les autres, et dans les autres cas, les autres sont nécessaires, mais on ne les a pas forcément en face de soi et on a un sentiment qui au lieu d'être commun devient " individué ". Sidy : Mais je ne sais pas si je me suis fait comprendre. La notion d'individuation me pose problème. Ce n'est pas la question de la conscience d'individuation. Je ne sais pas si je m'exprime bien. La notion de responsabilité et la notion d'individu est-ce qu'elles vont ensemble ? Mireille : Je ne voulais pas dire "individualisation". Dominique : Il ne s'agit pas d'une appropriation individuelle de ce Tiers. Le Tiers reste Dieu, si tu veux. Sidy : Impersonnel... Dominique : Impersonnel. Mais il y a individuation dans le sens où tu prends conscience que tu en es le siège, c'est-à-dire que tu deviens responsable. La notion de responsabilité est ce changement qualitatif de la nature du sentiment que tu éprouves, qui tout d'un coup te met en jeu à titre de sujet. Frédéric : Je voudrais revenir sur ce que tu as appelé les enjeux et sur la Sécurité Sociale, le partage. Une fois j'ai entendu à la radio le mot réciprocité. On essayait de décortiquer le discours des partis populistes d'extrême-droite, en Europe. Certains disent qu'ils ne sont pas solidaires avec n'importe qui. En France, ils disent que ce sont les étrangers qui créent le trou de la Sécurité Sociale. En Belgique, les Flamands disent que si l'on cotise à la Sécu, ce n'est pas pour payer tous les cinq ans une voiture aux Wallons. Est-ce que les Flamands doivent payer pour les Wallons ? Abdou : Parler de l'Etat ou de structures aussi grandes que la sécurité sociale, c'est une manière de tester la théorie de la réciprocité, mais fondamentalement il est question de conscience, d'affectivité. A partir de quelle échelle, on peut continuer de croire que la réciprocité est un système fonctionnel ou pas ? Est-ce que dès lors qu'on dépasse une petite communauté, il n'y a plus moyen d'organiser de la réciprocité ? Ou alors ça peut s'organiser à l'échelle continentale et mondiale ? Jean-Hugues : L'aide publique au développement est perçue comme : on donne, on donne, on donne. Il n'y a pas là de réciprocité. Mireille : On a beaucoup pris ! Frédéric : Si une génération travaille, part à la retraite, a éduqué les enfants, qui va payer les retraites ? Ça, c'est la réciprocité ! C'est comme chez nous ! Sidy : Mireille a dit : "du fait qu'il y a obligation". Il y a eu un débat ici, à Nîmes, en 1910, où on a refusé l'assistanat [Note du rapporteur : allusion au combat de Jaurès à l'origine de la sécurité sociale]. Les gens ont travaillé, ils ont cotisé, c'est la Sécu. Il y a un partage. C'est même pas un partage, c'est une solidarité. Sidy : Dans ce partage et cette solidarité, c'est l'Etat qui a mis les choses en place. A mon avis cette affaire est claire : c'est de la réciprocité. Abdou : Est-ce que l'Etat incarne le Tiers ou pas ? Sidy : C'est la Sécurité Sociale qui incarne le Tiers. Il y a l'Etat, il y a les syndicats, il y a le patronat. Il y a des conventions collectives. C'est parti de batailles syndicales aussi. Jean-Hugues : Dans le cas de la C.M.U., est-ce qu'il y a réciprocité ? Sidy : Absolument ! Jean-Hugues : Non ! Sidy : Là, vous dormez ! Jean-Hugues : Ceux qui bénéficient de la C.M.U. , ils n'ont pas payé de cotisation ! Dominique : C'est de la réciprocité typique ! Sidy : C'est de la réciprocité. Abdou : C'est quelle structure ? Mireille : La structure de partage, qui produit la solidarité. Sidy : Vous croyez que c'est pas un investissement pour la société, de prendre en charge ceux qui relèvent des minima sociaux ? C'est un investissement pour des opportunités qui vont s'ouvrir dans le temps. Abdou : Sidy a raison ! Jean-Hugues : Quand on parle de réciprocité, on a tendance à voir quelque chose d'immédiat. Sidy : Mireille a [déjà] répondu : avec les grands-parents, les parents, les enfants. Les grands-parents ont fait des enfants, ils les ont nourris, il arrive qu'à un certain âge, les grands-parents deviennent des petits enfants, les enfants doivent les nourrir, c'est de la réciprocité ! Mais cela ne se fait pas en cinq ou dix ans ! Mireille : Mais ce que vient de commenter Jean Hugues, c'est la réciprocité telle qu'on l'entend le plus souvent. Elle existe : s'occuper de ses vieux parents. Mais l'autre mouvement, celui qui va de l'avant, qui est de nous occuper de nos enfants, comme nos parents se sont occupés de nous, cette transmission-là, c'est aussi de la réciprocité ! Elle est très importante, parce que toute la transmission, c'est ça ! Sidy : Je voudrais bien que tu reviennes sur la responsabilité. Abdou : Je peux y revenir ! Mais avant il faut répondre à la question laissée en suspens, dans le cas belge, avec les Flamands et les Wallons. Mariam : Est-ce qu'on ne pourrait pas se situer dans la réciprocité centralisée, ou dans la réciprocité ternaire où il n'y a pas de retour ? Dominique : Oui, mais il y a aussi de la réciprocité négative. Il y en a peut-être qui ont "exploité" les autres, et alors il y a un petit retour de vengeance. Est-ce que ce n'est pas de cela dont parle Frédéric ? Frédéric : Si ! Mais on dit que le jour où la Sécu deviendrait régionale, l'Etat belge cesserait d'exister. Dominique : Pour traiter de ces grands problèmes, il faut la totalité des catégories de la théorie de la Réciprocité. Si l'on n'a que deux ou trois catégories, on ne peut pas résoudre tous les problèmes. Mireille : Sur l'échange et le marché : on peut reconnaître un avantage à l'échange libéral, c'est l'universalité, au moins de principe. C'est pour ça que je cherche dans les structures de réciprocité quelles sont celles qui peuvent être étendues, et finalement on en trouve beaucoup qui peuvent être étendues ! Celle-là (la ternaire unilatérale), l'est par définition, le marché [de réciprocité], c'est la généralisation de la réciprocité. Maintenant le marché capitaliste, je résiste sur le fait d'y voir l'accomplissement du marché de réciprocité ! Il y a deux systèmes antagonistes, complètement antagonistes, l'un qu'on pourrait à la limite se résumer à un échange des choses entre elles, parce qu'on ne cherche rien d'autre qu'à acquérir, et rien d'autre que du profit, qui sur le plan matériel marche assez biensauf pour tous ceux qui sont exclus du système, sauf aussi à cause des limites des ressources de la planète, sauf également parce qu'il prend la place de l'autre système, celui qui détient le secret de la production des valeurs éthiques, la réciprocité. Jean-Hugues : Je suis curieux de savoir comment dans les sociétés traditionnelles ou même antiques, cette question-là pouvait être débattue, celle-là, celle de la réciprocité. Sidy : Nous, on a des termes opérationnels ! Par exemple le partage, la notion de parenté chez nous Mbok, c'est partager, le mot veut dire exactement "partage" en français. Xarit, c'est pareil. Responsabilité, il n'y en a pas qu'une. La notion de convivialité, je ne connais pas de terme exact qui veuille dire convivialité. Dominique : Pour répondre à Jean-Hugues, ces problèmes, traditionnellement, on ne les traitait pas philosophiquement, on ne cherchait pas rationnellement les causes des valeurs que l'on vivait. On appréhendait ces valeurs comme le vécu. Au nom de l'efficacité de ces valeurs, la tradition imposait sa loi. Il y avait même une sujétion à la loi, on ne pouvait pas trop en sortir. Si on était humain, on était responsable, si on était humain, on était un homme libre, si on était humain, on était etc.. Il y avait des canons, et des pratiques, pour démontrer qu'on était loyal, etc. Il y avait des canons, et l'impératif catégorique s'imposait sous sa forme affective d'une manière presque violente : il y a une violence du symbolique. Or, ce que nous cherchons à faire maintenant, peut-être par un détour qui a été favorisé par la philosophie occidentale, c'est à comprendre rationnellement comment ces sentiments, comment ces valeurs sont engendrés, afin de ne pas être tributaires de cette loi d'une manière passive, afin d'en être les auteurs conscients, d'être capables de les produire à volonté. Cela veut dire se distancer par rapport à l'impératif, par rapport à ce qu'on a appelé jusqu'à présent l'obligation. L'obligation en question, n'est pas, certes, une contrainte matérielle, c'est une obligation morale : tu as reçu, et tu ressens que tu ne peux pas ne pas donner. Si tu ne redonnes pas tu sais que tu agis contre toi-même : tu agis en tant qu'individu contre un Sujet dont tu es l'hôte et qui te dit : "tu sais que tu as reçu et que tu dois redonner." Même si ta liberté de conscience te permet de dire non ou de dire oui, il n'empêche qu'il y a quelque chose qui s'impose à toi et qui te dit que ta liberté et aussi ta dignité s'acquièrent par la réciprocité. Maintenant grâce à la théorie de la réciprocité, c'est ce caractère impératif, obligatoire, puisqu'on a utilisé le mot obligation, qui disparaît. On est conscient des raisons pour lesquelles ces sentiments nous apparaissent absolus. On en est conscient, donc on relativise la chose, et on y adhère de façon plus libre, en toute liberté de conscience. Jean-Hugues : A quel moment cette contrainte entre en jeu ? Ce débat on l'a a posteriori. Quand c'est la Tradition, la coutume, on n'a pas conscience de faire des choses contraintes. Abdou : C'est en cela qu'il y a contrainte. Jean-Hugues : Elle n'est pas consciente. Abdou : La contrainte en matière de sociologie, tu ne la rencontres que quand tu prends le sens contraire des aiguilles d'une montre, mais quand tu fais ce qu'on attend de toi, tu ne peux pas ressentir la contrainte. Dominique : Les cultures, les sociétés ne développent pas les mêmes systèmes de réciprocité, à cause des articulations, des compatibilités des différentes structures de base entre elles. Ces cultures se développent mais entrent parfois en contradiction. Le système de réciprocité horizontale rencontre le système de réciprocité verticale, ou bien un système religieux rencontre un système de type segmentaire : ou bien l'on accepte que l'un tente d'absorber l'autre (le front musulman/animiste par exemple). Eh bien ! il faut arriver à comprendre la raison de l'autre. Se pose alors la question de la compréhension du système de l'autre. Et là on ne peut pas faire l'économie de la théorie de la réciprocité. Jean-Hugues : Cette démarche, on la fait avec quels instruments d'analyse ? On est tenté de faire cette analyse avec des éléments de réflexion de l'enseignement occidental. Est-ce que déjà là, il n'y a pas une difficulté ? Abdou : Oui, mais c'est qu'en dehors de ça, tu n'as rien ! Jean-Hugues : Parce qu'on ne fait pas l'effort d'avoir quelque chose ! C'est pourquoi j'ai posé la question de savoir comment nos ancêtres auraient discuté. Abdou [...] Alassane Ndaw a contourné le problème en disant que de toute manière c'était toujours dans le vécu et non dans la production d'un discours explicite pour objectiver quelque chose [que s'exprimaient les sages africains], et que le fait d'objectiver une réalité, cela participait d'une pensée propre à une sphère culturelle [l'Occident], et qu'en Afrique on ne l'a jamais pratiquée. Mais, maintenant, on est en 2005, il faudrait bien convenir qu'on ne peut pas continuer, il faut trouver une forme appropriée [d'objectiver la réalité]. La philosophie semble la forme la plus indiquée. |