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Cauris

Vendredi 27 Mai 2005
   
   

 LES STRUCTURES ELEMENTAIRES

DE LA

RECIPROCITE
   
   

 

Mireille CHABAL
   
 

 

sommaire

I) Introduction

II) Le repas

Il y a plusieurs façons de partager (un repas par exemple) qu'on peut interpréter comme des variantes d' une seule structure de réciprocité : le partage, tous face à tous.

Comparaison du face à face et du partage : deux structures binaires différentes.

III) Naissance de la responsabilité

Comparaison des structures binaires et ternaires.Le " Tiers " dans la réciprocité.

IV) Les enjeux
Comparaison en particulier de la structure ternaire centralisée et du partage.

Discussion du cas de la redistribution.

V) Débat

   
         
    Introduction    
   

Ecartons d'abord les malentendus au sujet du mot " structure ". Une structure en général est une organisation, qu'on peut définir par un ensemble de rapports caractéristiques entre des éléments. La nature de ces éléments est jusqu'à un certain point indifférente. Parmi tous ces rapports il ne faut pas exclure une réciprocité au sens logique ou mathématique, lorsqu'une relation entre deux termes est réversible. Beaucoup de choses ont une structure, et sont par métonymie appelées elles-mêmes structures. Par exemple la langue est une structure, on parle de " structures sociales ", certaines institutions sont appelées " structures ".
Mais nous parlons ici de structures de réciprocité et nous présupposons la réciprocité dans un sens
anthropologique ; c'est-à-dire que la nature des éléments reliés par la structure n'est pas indifférente. La réciprocité relie des actes, il s'agit des actes d'êtres humains, ou plutôt d'êtres animés capables de devenir humains grâce à la réciprocité. La réciprocité est anthropogène. J'entends par réciprocité, donc, la relation intersubjective (ou mieux " transsubjective ") par laquelle il existe des sujets, ceux-ci ne préexistant pas à leurs relations.

L'hypothèse à démontrer est qu'il y a des structures de réciprocité diverses qui produisent des valeurs diverses.


Pour ce soir, je me limiterai à mettre en évidence quelques structures élémentaires de réciprocité différentes et quelques exemples de valeurs produites.

Il faudrait par ailleurs montrer que ces structures se combinent entre elles, en fonction de leurs compatibilités, pour former des systèmes.

   
    II) Le repas    
   

 

Prenons l'exemple d'une des choses qui intéressent tous les hommes sur la terre et qui est vital : manger. A l'homme affamé, cela semble un acte biologique : il se nourrit. Pourtant cet acte vital est humanisé dès qu'il est partagé : c'est le repas.

On peut appeler convivialité la valeur produite par le partage du repas. Le repas en commun engendre de la convivialité entre les convives.


Mais est-ce le " partage " comme structure de réciprocité qui produit la convivialité, ou le " repas " lui-même ? Plus il est bon et abondant et répond au goût des convives, plus la fête sera réussie et le sentiment de convivialité joyeux. Il n'est pas question de sous-estimer l'importance de la nourriture, du matériel. Cependant le repas produit la convivialité à condition d'être partagé !

La convivialité est-elle vraiment créée par le partage du repas? On peut penser que les convives ont déjà des raisons de se réunir, que ce soit par choix ou par nécessité. Les convives ont déjà des relations entre eux et des sentiments mutuels et le repas est le moment d'exprimer des valeurs déjà créées, de les réactiver. Pour eux, le repas est un symbole plutôt qu'une structure de réciprocité productive de valeur. Les valeurs produites ne sont qu'une confirmation, une ré-affirmation de ce qui existait déjà...


On peut répondre à cette objection : il y a un va-et-vient entre le sentiment créé et la structure de réciprocité qui le crée. Le sentiment créé pousse à reproduire les conditions de sa production.


Pour se convaincre que le partage du repas
crée la convivialité, il faut l'observer dans des cas extrêmes, où il n'existe pas de sentiment a priori, par exemple lorsque le hasard rapproche des convives occasionnels. La structure "partage" fonctionne et produit presque sans qu'on le veuille la convivialité.


D'ailleurs, c'est une observation qu'ont dû faire tous les hommes, puiqu'ils l'utilisent comme un véritable procédé, de façon calculée, et non spontanée : dans des buts intéressés (les repas d'affaire) ou vertueux (les repas de quartier destinés à recréer volontairement des relations de voisinage où elles n'existent plus). On peut utiliser les structures de réciprocité au service de la réciprocité ou au service de la manipulation. En général nous le sentons très bien, et ne sommes pas dupes, mais cela n'empêche pas la structure de fonctionner.

Regardons-y de plus près.


Il y a plusieurs façons de partager (un repas), plusieurs cas de figure :


-
tout le monde produit la nourriture et tout le monde la consomme. (cas de figure fréquent: par exemple dans un mode familial de production/consommation, ou bien quand des amis se réunissent et que chacun apporte une partie du repas, souvent un plat de sa spécialité.) Chacun contribue à "nourrir" tous les autres par une activité différenciée de la leur et participe à "être nourri" par eux.
On appellera cette figure :
tous face à tous.


-Ou bien :
l'un produit la nourriture et prépare le repas pour tous les autres mais à tour de rôle. (un face à tous, mais à tour de rôle) A/BCDEF, B/ACDEF, C/ABDEF, D/ABCEF.


- la figure inverse existe:
tous face à un (rare pour le repas, mais très fréquente pour d'autres activités : tout le monde vient aider l'un à faire sa récolte par exemple mais à tour de rôle et celui qu'on vient aider va justement assurer le repas).
Cette structure est également
cyclique.


Si un face à tous et tous face à un sont cycliques, il me semble qu'il n'y a pas de problème pour en faire des variantes de " tous face à tous ".


On a donc trois cas de figure, trois variantes d'une même structure de partage.


On voit bien la réciprocité : chacun est à la fois (simultanément ou successivement) dans les deux positions : Nourrir et être nourri par exemple.


Chacun de ces actes est accompagné de la conscience correspondante :
ce que permet la réciprocité c'est que chacun redouble sa conscience de celle de l'autre, ici, de celle de chacun des autres. Je nourris (et j'ai la conscience correspondante) et j'ai donc en face la conscience complémentaire de celui qui est nourri, mais je suis nourri(e) et j'ai en face la conscience complémentaire de qui nourrit. Cela fait quatre termes, quatre " consciences " :

nourrir - être nourri

être nourri - nourrir

 

C'est cela que permet la réciprocité. L'inversion des rôles permet à chaque conscience de se révéler à elle-même grâce à celle de l'autre.

Nous supposons que la conscience de conscience humaine ne préexiste pas à cette révélation.


Pourquoi ne pas utiliser tout simplement l'image du miroir pour l'expliquer ?


Le
thème du miroir est un peu gênant, parce que dans le miroir, c'est soi-même qu'on voit. On se dédouble. Dans la réciprocité l'autre n'est pas mon double, il est "autre". Son altérité est aussi importante que sa ressemblance avec moi.


L'altérité entre l'autre et moi n'est pas très visible dans le partage (du repas) parce qu'on imagine les conflits résolus, ou suspendus, on est dans
la réciprocité positive.

Mais on peut remarquer que les choses ne sont jamais gagnées : un repas qui tourne à la bagarre générale ? Cela s'est vu. La réciprocité positive n'est qu'une des deux résolutions possibles, l'autre étant la réciprocité négative, à partir d'une situation symétrique, indécidée, la rencontre où l'on ne sait pas si l'autre est un futur allié ou un adversaire.

La rencontre suppose un face à face vrai, entre deux personnes (ou deux familles, deux clans, deux équipes)
Le face à face est la structure de réciprocité la plus évidente :

A B
B A

Chacun a sa propre conscience et en face de lui la conscience antagoniste qui lui donne son sens (nourrir, être nourri) à condition toutefois que les rôles s'inversent, que les deux aient, en même temps ou à tour de rôle, les deux consciences, la sienne et celle de l'autre, accédant à la " conscience de conscience "

Suivant le réel mis en jeu, ce que j'appelle le vecteur de la réciprocité, (ou la fonction de la réciprocité) qui va déterminer une forme de réciprocité, on a l'amitié ou l'inimitié dans le face à face.


On peut avoir aussi une
forme symétrique de réciprocité, où le positif et le négatif s'équilibrent : ami ou ennemi ? Qu'est-ce qui va l'emporter ?
Ce moment généralement court de la rencontre peut être pérennisé dans certaines institutions : la plus importante est le
mariage, qui unit des familles différentes voire ennemies, c'est la réciprocité d'alliance, régie par des règles de parenté et d'alliance qui définissent qui l'on peut (ou doit) épouser.


On peut citer aussi l
'hospitalité antique, telle que la décrit Homère, qui unissaient des familles à longues distances dans l'espace et le temps, institution aussi sacrée que le mariage, nous disent les historiens !

Le temps
Les formules cycliques de réciprocité comme Un face à tous ont l'avantage de faire intervenir la durée donc d'installer la relation de réciprocité dans le temps.

Et quand il n'y a pas de tour, pas de cycle ? Dans « un face à tous », si c'est un événement unique, on a un don unilatéral, qui ne peut pas être reproduit : ce don asservit l'autre, semble-t-il, puisqu'il ne peut pas répondre....
Mais il faut y regarder de près, au cas par cas, car on découvrira souvent une articulation de plusieurs structures de réciprocité formant système.

Parfois, tout simplement, la rotation est virtuelle : si les circonstances le permettent, le cycle se réalisera. " Dieu te le rendra " dit-on dans maintes traditions...mais, là, il faut supposer une autre structure, une structure ternaire : ce que A a fait pour B, lui sera rendu, mais par quelqu'un d'autre).

Dans le partage, tous sont face à tous :


ABCDEF/ABCDEF


(On voit bien la différence avec le face à face ordinaire où l'un est face à l'autre ou un groupe face à un autre)

ABCDEF/GHIJKL


(On pourrait choisir comme symbole du partage un cercle. En théorie indéfiniment élargissable, dans les limites de l'écologie. Dans la mesure où tout le monde met au " pot " commun, il n'y a pas lieu de limiter le nombre de partenaires )


Je ne sais pas s'il faut faire une distinction suivant ce que l'on partage, entre le partage qui implique des parts, un découpage, et un autre partage où la chose qu'on partage n'aurait pas besoin d'être tronçonnée : le partage des fichiers musicaux sur internet par exemple. (On pourrait parodier Victor Hugo à propos de l'amour maternel : " Chacun en a sa part et tous l'ont en entier "). Il me semble que ce n'est pas tant l'objet du partage qui importe que les actes des sujets.


Il me semble que par rapport au
face à face ordinaire (qui unit deux termes différents), on a dans le partage (qui unit tous à tous, donc un ensemble à lui-même) un fort sentiment d'appartenance, d'appartenance au groupe. L'union est ce que cherche à produire le partage. La parole exprime cela par " nous ". La devise est : " un pour tous, tous pour un ". C'est l'idée de totalité qui domine.


Le
partage en général produit le sentiment d'être une communauté (pour le meilleur et pour le pire), un tout. " Solidarité " exprime bien cela en français.


Tant que le sentiment d'être un tout est produit par la réciprocité, il n'y a pas lieu que chacun perde sa personnalité : identité et différence sont nécessaires pour produire la conscience. Si en revanche le
tout sombre dans l'homogène, il n'y a plus de réciprocité, plus de solidarité authentique, plus de véritable conscience.


L'autre grand danger du partage est la clôture du cercle : partage et mutualité à l'intérieur, réciprocité négative à l'extérieur, ou bien même échange à l'extérieur, c'est-à-dire sortie de la réciprocité.


Mais il existe d'autres structures de réciprocité.

Avant de laisser le repas, je voudrais envisager le repas familial, pour faire apparaître la structure ternaire à partir de là.

Le repas familial (pour autant que cela ait un sens, il en existe sûrement une grande diversité) n'est pas le plus facile à interpréter en terme de réciprocité. On pense plutôt ici à ce qui se passe dans la nature entre la femelle et ses petits, ou, selon les espèces, le mâle et la femelle et leurs petits.
Les uns donnent et les autres prennent comme les oisillons au nid qui reçoivent la becquée. Tout le monde trouve tout cela naturel, et c'est naturel : où est la " réciprocité " ? Le repas familial releverait presque de la nature, de la biologie, et il faut toutes sortes d'artifices pour l'humaniser. (Ceux-ci existent : ce sont les rites aussi variés que les coutumes, pour enseigner aux enfants le
partage).


Cependant il suffit d'introduire à la table familiale un grand-père, une grand-mère, (quand il ou elle n'est plus l'initiateur du repas) pour se rendre compte de la dimension de réciprocité qui suppose d'introduire la dimension du temps : le grand-père, la grand-mère est nourri(e) comme il a nourri autrefois. Ici il y a une
réciprocité directe parent-enfant : nourrir, être nourri, dans le temps, cela ne reste pas unilatéral, mais les rôles changent : c'est la réciprocité la plus banale, ce que tout le monde comprend sous le terme réciprocité : celui qui a été nourri, nourrit à son tour celui qui l'a nourri.


Mais il y a autre chose, autre chose qui ouvre notre idée de la réciprocité :
bien avant que ses parents soient vieux, l'enfant va nourrir ses propres enfants : il est encore fils ou fille de ses parents quand il nourrit déjà ses propres enfants. On découvre une réciprocité ternaire : je nourris mes enfants comme mes parents m'ont nourri(e) : le " nourrissage " est reproduit mais pas (principalement) en direction du premier " nourrisseur ".

On voit une nouvelle structure de réciprocité : ternaire (parce que pour la voir il faut au moins trois termes, trois générations ici). Dans la réciprocité binaire, je nourris qui m'a nourri(e) (face à face). Dans la réciprocité ternaire, je nourris à mon tour comme j'ai été nourri(e).
Cette structure est typiquement celle qui produit la
responsabilité des parents pour les enfants.

Par rapport aux animaux qui reproduisent aussi de génération en génération les soins des parents, il y a une différence importante : les parents nourrissent déjà leurs enfants alors qu'ils sont encore protégés par leurs propres parents. Les parents sont donc à la fois enfants des grands parents et parents de leurs enfants. C'est cette situation qui leur confère une conscience de conscience qui, ici, s'appelle responsabilité.

   
    III) Naissance de la Responsabilité. Comparaison du Binaire et du Ternaire    
   

 

Dans l'exemple des générations où l'on fait pour ses enfants ce que ses parents ont fait pour soi, on a une structure de réciprocité ternaire particulière, intergénérationnelle, qui va toujours de l'avant, par définition.

On vient de voir naître la responsabilité avec la structure ternaire intergénérationnelle. Il reste à l'expliquer !

Structures ternaires : (au moins trois termes)


A B C ou ABCA


(Suivant que le cercle se referme ou non)

 

Elle peut être unilatérale ou bilatérale :

ABCA ou ABC/CBA

Elle peut être généralisée : par exemple le marché de réciprocité :


AB, AC, AD, BA ,BC ,BD, CA, CB, CD

 

Elle peut être centralisée : il y a un mouvement centripète et centrifuge, la relation des partenaires passe par un centre (ex : certains systèmes de redistribution).


BA CA DA EA FA /AB AC AD AE AF

 

On peut voir une grande différence, en général, entre toutes les structures binaires (le face à face et le partage) et ternaires :


Les structures
binaires produisent un sentiment indivis, les structures ternaires produisent l'individuation du sentiment et de la conscience.

La conscience est d'abord affective, c'est pourquoi nous parlons de sentiment. Ces sentiments se traduisent par des valeurs : il s'agit toujours de quelque chose de spirituel.


La
conscience affective correspond au sentiment le plus " contradictoire " ( ami ? ennemi ? ) C'est le " mana " des Mélanésiens, ou le "Tiers inclus" de la Logique du contradictoire de Stéphane Lupasco.


Sans cette clé on ne voit pas pourquoi la réciprocité ne serait pas tout simplement l'échange. Le Tiers est spirituel, il est ce que l'échange exclut, car dans l'échange on ne considère que des choses.

Pourquoi la valeur créée est-elle indivise dans le face à face (et le partage) et individuée dans les structures ternaires, ouvrant la voie à la responsabilité du sujet ?

Dans les structures binaires, le sentiment (et la valeur qui en résulte) est commun aux partenaires. La conscience de chacun est révélée par le face à face avec celle de l'autre, de telle façon que ce sentiment est " entre " les partenaires.
Ce n'est pas seulement une façon de parler (" il y a quelque chose entre nous ") ou une illusion (Je crois que mon sentiment je le reçois de l'autre) mais c'est " réel " au sens où il n'y a qu'un sentiment (et non deux sentiments qui seraient identiques).
Cette unicité, il ne faut pas la concevoir comme l'unité de l'homogène, la similitude, la " mêmeté ", mais comme
l'Un du contradictoire. Pour construire le Tiers (le contradictoire), il faut autant de l'hétérogène que de l'homogène, de la différence que de l'identité, de la " Vie " que de la " Mort ".

Ami Ennemi

Ennemi Ami

Ce moment de la Réciprocité symétrique dans le face à face ne peut se prolonger de façon immobile sans médiation. Aussi les activités biologiques, la faim, la soif, lui impriment-elles le plus souvent des polarités qui le déséquilibrent dans le sens de la bienveillance ou la malveillance, et la réciprocité positive ou la réciprocité négative l'emporte mais la réciprocité cherche à recréer dans cette perspective à sa façon du " contradictoire ". Par exemple :

 

nourrir / être nourri


être nourri / nourrir

 

L'initiateur de la réciprocité positive semble s'approprier le mana (le prestige du donateur).

Mais si l'on est dans une relation paisible, il accepte d'avance la réciprocité. (les formules d'amabilité sont intéressantes à cet égard : par exemple on " rend " service, c'est-à-dire que l'on sous-entend que l'autre a déjà donné et beaucoup plus). La relation de A vers B se reflète et se redouble dans la relation de B vers A.


Dans la
structure ternaire, le face à face est cassé.

Certes, là aussi, chaque acte (et sa conscience) a besoin de son vis-à-vis pour avoir un sens, mais chaque partenaire ne voit en l'autre que la moitié de la conscience de conscience, qui n'est complète qu'en lui. C'est le principe de l'individuation. Du coup, le sujet oublie la structure de réciprocité qui lui a donné naissance. Bien sûr, s'il oublie aussi de pratiquer la réciprocité (et ne pratique plus que l'échange intéressé), il perd son âme !

 


Nourrir] --> [Etre nourri + Nourrir] --> [Etre nourri

..A ........... ..............B..........................C..

 

Les deux consciences (Etre nourri + Nourrir) de [B] se reflètent dans des partenaires différents [A] et [C].

Chacun se trouve tour à tour en position d'assumer la conscience de conscience.

C'est plus compliqué dans la structure " trinitaire " qui combine le face à face et le ternaire.
dans la structure "
trinitaire " : ternaire bilatérale

ABC CBA


B est dans la position médiane. A et C ne se voient pas, leur relation de réciprocité passe par B, le petit tiers qui est en position d'assumer le grand Tiers.

Or celui-ci est aussi le Tiers de la relation des deux autres.
Etant en position d'intermédiaire entre A et C, B pourrait être l'
arbitre entre eux.

 

Dans la réciprocité ternaire unilatérale, ternaire bilatérale, et ternaire généralisée chacun est le siège de la conscience de conscience.


Dans la
structure ternaire centralisée,
par contre, une personne est le centre d'un double flux centripète puis centrifuge :


BA CA DA EA AB AC AD AE

 

Cette structure n'est habituellement pas reconnue comme réciprocité par l'anthropologie économique. Les disciples de Karl Polanyi l'appellent Redistribution (Mais A n'est pas nécessairement un personnage chez Polanyi). Certains auteurs parlent de redistribution seulement pour la phase centrifuge.


S'il y a les deux mouvements (Exemple : le Roi qui draine le tribut et redistribue), on peut bien parler de réciprocité pour chacun des participants : chacun donne et reçoit, s'il s'agit de don. Mais
le centre a un rôle tout à fait à part, les relations entre deux partenaires du cercle passent par le centre : cette fois le centre incarne le " Tiers ", il en est le siège, il est comme la conscience de tous les autres partenaires.
Cette structure produit l'
autorité pour celui qui est au centre. Pour tous les autres on peut parler de confiance (envers le centre) voire de foi quand le centre est reporté dans l'Au-delà.


Mais entre eux, quelle valeur la structure produit-elle? Ils ont bien une relation de réciprocité mais leur relation est médiatisée par le centre. Si l'on est dans un système religieux, ils sont frères mais en Dieu seulement.


Mais les hommes peuvent reproduire la structure et devenir eux-mêmes des petits centres (c'est ce qu'on voit dans la redistribution). Ou bien avoir recours à d'autres structures de réciprocité qui s'articulent entre elles (face à face, partage, réciprocité ternaire généralisée).

Pour parler de structure de réciprocité centralisée, il faut une personne au centre. Quand il n'y a au centre qu'un appareil, il s'agit de la structure de partage. Exemple : la Sécurité sociale est une structure de partage : il y a au centre une caisse. L'Etat est une structure de réciprocité centralisée si on a au centre un Roi, une structure de type " partage " si on a un appareil (en admettant que l'Etat puisse être pensé à travers les catégories de la réciprocité). Je voudrais développer ces deux exemples.

   
    IV Les enjeux    
   

 

Peut-on interpréter la redistribution comme une structure de réciprocité ? S'il y a un centre redistributeur, si au centre est un personnage qui acquiert du prestige par sa redistribution et qui rassemble les dons grâce à son prestige, on peut l'interpréter comme une structure de réciprocité centralisée.


Et
l'Etat Providence ?
L'Etat, grâce aux divers prélèvements, redistribue des aides, des subventions aux entreprises, aux particuliers.
Il y a deux problèmes :
- ces prélèvements sont obligatoires.
Ceci n'est pas un obstacle à la réciprocité : celle-ci n'a pas pour seul vecteur le don et d'ailleurs les dons ne sont pas facultatifs.
- cette redistribution est peut-être totalement au service de l'économie libérale. C'est ce que disent les défenseurs de cette économie et parfois aussi ses adversaires.
Je n'en discuterai pas. Même si la réciprocité était totalement inféodée au système de l'échange, cela n'empêche pas de la repérer et de repérer ses structures (pour mieux défendre son territoire !).

Si réciprocité il y a, s'agit­il d'une structure «réciprocité centralisée» ou de la structure «partage» ?

On peut y voir une structure de réciprocité centralisée si l'Etat s'incarne dans un monarque ; comme, par exemple, aujourd'hui en France ! (la Constitution de la V° République en France est analysée par les politologues depuis le début comme une sorte de monarchie).
Si l'Etat est représenté par un monarque on peut dire que celui-ci incarne le " Tiers " de la réciprocité (je répète : si réciprocité il subsiste).

Dans la conception républicaine, au contraire, l'Etat est en théorie le peuple, la communauté contractuelle de ceux qui ont le projet d'être un Etat : la redistribution de l'Etat (s'il s'agit de réciprocité) doit être vue comme un partage.
Dans ce cas le centre redistributeur n'a qu'un rôle instrumental : ce n'est qu'un appareil qu'on ne doit pas compter dans la structure de réciprocité.

En résumé, il n'est pas absurde de dire que l'Etat incarne le " Tiers " d'une structure de réciprocité centralisée dans une monarchie.

En République, l'Etat représente le " Tiers " d'une structure de partage, si on entend par " Etat " le peuple. Mais si on pense par Etat, l'appareil d'Etat, ses dirigeants, ce n'est qu'une machine, en aucun cas une machine ne peut représenter le " Tiers "de la réciprocité.

On peut prendre comme exemple d'une structure de partage la sécurité sociale.

Philippe Chanial nous rappelle les débats en France en 1910, au sein du courant socialiste, autour de l'idée d'une assurance obligatoire. L'affrontement est entre ceux qui voudraient un système d'assistance (l'impôt sur les riches) et ceux qui, avec Jaurès, défendent l'idée de la cotisation ouvrière.

L'assurance obligatoire, écrit Chanial p. 340, doit, pour Jaurès, être défendue dans son principe, comme une troisième voie alternative à la fois à l'assistance et à la prévoyance individuelle".

Jaurès oppose le droit que s'ouvre le travailleur, et sa fierté, à l'assistanat (la charité) qui ne saurait être constitutive d'un droit.
Mais, de plus, souligne Chanial, la cotisation est obligatoire : c'est l'obligation qui réalise la mutualité (" assurance de tous par tous, de chacun pour tous ") (Les solidaristes, avec Léon Bourgeois, prônaient, eux, pour la retraite, un système d'épargne volontaire.)

" C'est le don de chacun pour tous et de tous pour chacun qui institue solidairement cette propriété commune où chacun sera en droit de puiser ".

C'est bien une structure de partage, qui crée une valeur : la solidarité ou mutualité. " L'individuel et le collectif se solidarisent "

Quel est le rôle de l'Etat dans ce système ? " Il n'est pas d'abord financier. Il constitue avant tout l'instance qui oblige. Il oblige les ouvriers et les patrons à cotiser et par là même s'oblige à verser son complément " (p. 344).

 

En conclusion

Un des problèmes de la structure de partage est qu'on ne sait pas comment l'ouvrir.


Un homme politique français disait récemment à propos de la sécurité sociale universelle : les richesses sont limitées, il faut accepter de partager, donc de se priver.


Mais les richesses sont-elles limitées ?

Les ressources de la planète le sont, mais pas les richesses produites par le partage :

Il faut inverser l'idée qu'en partageant on diminue la part de chacun.


La
réciprocité en général produit des valeurs, il faut les prendre plus au sérieux.

Une structure de réciprocité peut-elle subsister lorsqu'elle s'étend à un très grand nombre d'individus, voire à un nombre illimité ?

La réciprocité existe-t-elle quand il n'y a plus de visages, de présence charnelle des autres (par exemple comme cela existe sur Internet) ou bien est-elle limitée au local ?

Elle existe entre des personnes. Le Tiers ne peut être une chose, un appareil (l'argent, l'Etat), il est psychique, mais se voir face à face n'est pas indispensable.

En définitive, nous avons élargi l'idée habituelle de la réciprocité d'une part (en l'étendant au partage et à la redistribution) mais, d'autre part, nous l'avons limitée aussi. (Tout n'est pas " réciprocité ").


Nous cherchons à ne pas la réduire à l'archaïque ni au local, à nous donner les moyens d'apercevoir dans le social, l'économique, le politique, à grande échelle, (dans ce qu'ils ont d'irréductible au système libéral), des structures de réciprocité, et des systèmes de réciprocité.

 

Philippe Chanial,   Justice, don et association. La délicate essence de la démocratie,

La Découverte

M.A.U.S.S., 2001.

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Voir aussi

LE CARRE MAGIQUE DE LA RECIPROCITE

par Dominique TEMPLE
   
   

 

 DEBAT
   
   

 

 

Dominique : Ce fameux Tiers : dans une structure c'est la convivialité, dans une autre, c'est la solidarité, dans une troisième, c'est l'amitié.
Le Tiers est-ce pour dire chaque fois cette valeur spirituelle, ce qui est produit par la réciprocité.

Mireille : Oui ! Je voulais quand même introduire ce mot parce qu'il est souvent repris pour désigner n'importe quoi : une troisième personne, un troisième objet, on appelle l'Etat le Tiers, ou l'argent, etc.

Abdou : Dans la réciprocité ternaire, on a parlé de responsabilité comme le Tiers mais aussi on a insisté sur un troisième personnage B entre A et C. Ce n'est pas très clair.

Dominique : C deviendra à son tour intermédiaire entre B et D. Tout le monde [tour à tour] occupe la position intermédiaire dite ternaire parce que trois suffisent à exposer la structure.

Mireille : Il y a deux structures : l'une, A-B-C... (qui continue : D-E ) que l'on peut résumer par un cercle ABCA (qui revient à A), et l'autre ABC/CBA qui revient en sens inverse. Cette dernière a été énormément discutée en anthropologie, mais je n'ai pas voulu entrer dans les détails.

Abdou : La position de A est aussi la position de B. On est dans une structure qui est ternaire, c'est elle qui produit la responsabilité ?

Dominique : Peut-être pouvons-nous faire apparaître cette responsabilité en comparant la valeur que produit la réciprocité binaire et celle que produit la réciprocité ternaire. Dans la réciprocité binaire, le face à face, ce qui se passe est commun à tous les deux parce que rien ne peut exister sans l'autre. L'autre est substantiellement partie prenante de l'élaboration du sentiment commun. Le sentiment produit on l'appelle l'amitié, en français, mais cette amitié-là, puisqu'elle est entre nous, je ne peux pas l'assumer à moi seul, je sais que l'autre est là sans lequel l'amitié n'existe pas. Ce sentiment, je sais qu'il dépend de l'autre, donc l'autre est comme transformé en quelque chose qu'il n'était pas, il devient mon ami, mais il est le co-générateur de ce sentiment. Et d'autre part, ce sentiment va s'exprimer, et je le vois s'exprimer sur son visage : donc l'amitié a un visage. L'amitié, ce sentiment qui naît entre nous, a ce visage, il l'a exclusivement, je ne peux pas le prêter à quelqu'un d'autre, avec qui je ne suis pas en relation de réciprocité. On a quelque chose là qui est "le visage".
Mais ici [dans la réciprocité ternaire], je reçois de ce côté et je donne de l'autre : je suis bien dans la même situation tout à fait "contradictoire" de devoir donner et recevoir en même temps, j'ai donc bien les deux consciences antagonistes de façon simultanée. Mais qui ai-je à ma droite ? Quelqu'un qui donne. Qui ai-je à ma gauche ? Quelqu'un qui reçoit. Alors je ne vois pas apparaître le sentiment d'amitié dans un visage qui le révèlerait. Néanmoins ces deux partenaires sont tous les deux nécessaires à l'existence de mon sentiment bien qu'aucun des deux ne soit suffisant. Là, il y a forcément individuation du sentiment en question, individuation parce que l'autre est dans le cercle immense des gens qui donnent les uns après les autres. Cependant la structure, elle, est sous-jacente à cette individuation ; si elle se défait, il n'y a plus rien, je ne peux plus être moi-même, conscient de ce que je suis. La structure est tellement prégnante, implicite, qu'elle m'impose de postuler les autres comme nécessaires, nécessaires en tant qu'hommes : je réponds pour eux. C'est la responsabilité. Je suis contraint de répondre pour eux.
L'individuation de la réciprocité ternaire m'oblige à me dire sujet-responsable, pas seulement pour moi mais pour les autres, sinon la structure s'effondre, sinon le sentiment d'humanité qui nous appartient ne peut pas m'investir, je ne peux pas être l'hôte de ce sentiment.
Ainsi la responsabilité est un sentiment qui remplace l'amitié parce que le visage de l'ami a disparu, et que la structure m'impose de lui substituer autre chose : tous les hommes comme humains et dont je réponds.

Abdou : J'ai pensé à deux mots :
En français on dit "amitié"...En wolof par exemple on dira
xarit pour dire ami. Xarit cela signifie moitié de.

J'avais capté aussi une autre expression : quand tu dis que ça s'incarne dans un visage : "kanam du kasso (déformation en wolof du mot cachot), wante koo ci tëc mu xam ko.", qui veut dire "le visage n'est pas un cachot mais si tu le fermes à quelqu'un il s'en aperçoit tout de suite", la traduction, c'est à peu près ça.
Finalement, est-ce que dans la langue même, il n'y a pas des vérités ? Moi, ça me gêne de dire des choses comme ça ! On est porté à penser ça en se familiarisant avec ces structures élémentaires : la langue ne fait pas que dire des choses pour qu'on se comprenne, mais elle dit aussi des choses qui sont essentielles, au sens de vérités premières. Pour un dé-constructionniste, c'est un peu douloureux de dire ça, mais enfin !...

Dominique : Ce Tiers dont on parle, il n'existe pas, en soi : avant que nous nous rencontrions, il n'y a rien. Il n'y a pas d'existence de la Chose. La Chose est quelque chose de non matériel, elle est spirituelle, elle est une présence qui s'impose à partir du moment où nous lui donnons naissance. Mais elle s'exprime ! Et c'est la seule chose dans l'univers qui s'exprime par la parole. Donc je te rejoins. La parole des origines dit immédiatement les choses essentielles. Oui, dans le langage, il y a les vérités premières.
Il y a des expressions différentes mais, attention, les communautés sont aussi des systèmes de réciprocité différents, et créent donc des valeurs et des ensembles de valeurs qui sont différents. Il est très important de recueillir tout ce que chaque système produit comme valeur, et ça on ne peut le reconnaître que dans sa langue.
Ce que tu viens de faire là, c'est de révéler un secret du langage, du wolof, je pense ?

Abdou : Oui, c'est du wolof. [A Frédéric] C'est intéressant de savoir amitié comment ça se dit en bantou?

Frédéric : Amitié en kirundi ça se dit : ubugenzi. C'est comme "marcher ensemble".

Dominique : Marcher dans le sens de faire ou dans le sens de...?

Frédéric : Non, pas dans le sens de "faire", plutôt dans le sens de "communier", vous faites des choses ensemble, vous partagez des idées, des valeurs.

Sidy : Une alliance ?

Frédéric : Une alliance, théoriquement

Dominique : Ce serait plutôt cette figure-là [le partage], à plusieurs? Ce n'est pas le face à face, l'ami intime ?

Abdou : Là tu parles de communion, c'est un tout. Dans le wolof, dans xarit, effectivement il y a le tout, derrière la moitié.

Frédéric : Les deux hypothèses existent : deux amis ou un groupe d'amis. Ça peut sous-entendre le face à face ou bien un groupe d'amis.

Abdou : Toujours sur le mot "ami". On dit aussi "xaritu ben bàkan", "un ami de même nez", ce qui veut dire "de même souffle", "de même vie", pour traduire l'expression en français, "l'ami intime".

Sidy : C'est "pouvoir mourir ensemble pour la même cause". La notion de xarit. L'autre est ta moitié, tu ne peux être Un que s'il est avec toi, tu ne peux être complet que s'il est avec toi, donc tu es une moitié, lui, il est l'autre moitié, et pour être Un, donc fort, il faut qu'il soit avec toi.
Dans la conception musulmane ou traditionnelle, animiste, que je connais, on ne peut pas être "ami de Dieu". On ne peut pas être "
xaritu yalla". On peut être "nitu yalla" : " homme ou femme de Dieu", nabi = prophète, quelqu'un qui est près de Dieu, ou qui sert Dieu, etc., mais on ne peut pas être son ami. Ce ne sont pas les mêmes niveaux.

Et dans le Soufisme (et pas seulement chez les Mourides), le marabout est redistributeur, il reçoit, il redistribue. Ça c'est fondamental chez eux. Est-ce que c'est lui le Tiers ? je ne pense pas qu'il soit le Tiers.

Dominique : Personne ne peut être le Tiers. Le Tiers dans ton langage, c'est l'
Un.

Sidy : Exactement.

Dominique : Alors, pourquoi on dit l'Un, parfois ? Cela ne veut pas dire l'Identité ou l'Unité. Ça veut dire le fait que la conscience affective qui résulte de la relation, parce qu'elle est affective, est insécable.

Sidy : Exactement.

Dominique : Elle ne peut pas être divisée.

Sidy : Tu as parfaitement compris

Abdou : Ah, oui!...

Dominique : C'est l'absolu, l'absolu de l'affectivité. Alors beaucoup de gens confondent cet absolu de l'affectivité avec l'unité d'une totalité, ça n'a rien à voir ! L'Un de l'absolu qui est propre à toutes les valeurs engendrées par la réciprocité et qui se retrouve partout n'a rien à voir avec l'unité du sentiment engendré par les structures de réciprocité centralisées ou de partage.

Il y a des structures qui sont compatibles les unes avec les autres, et d'autres, non. Vous ne pouvez pas avoir en même temps une structure centralisée comme celle-ci et une structure linéaire, comme celle-là. C'est l'une ou c'est l'autre. Il y a des structures qui s'excluent, et il y a donc des expressions de la valeur qui s'excluent.
Alors, dans la structure religieuse, c'est impossible de dire qu'on est l'ami de Dieu, dans le même sens que quand on dit, dans le face à face, c'est mon ami, et si on le dit, on le dit dans un autre sens : celui d'être en Dieu ou d'être de Dieu, de participer de l'unité du divin, parce que ces deux structures s'excluent et que les sentiments qu'elles produisent s'excluent aussi.
Mais en contrepartie, les structures de réciprocité, qu'elles soient centralisées, qu'elles soient non-centralisées, produisent des valeurs qui se ressemblent beaucoup, parce que ce sont toujours des valeurs éthiques. C'est "la même", parce que c'est une valeur éthique, parce qu'elle est spirituelle, parce qu'elle est affective, parce que c'est un absolu, mais en même temps, ce n'est pas la même. On ne peut être l'ami que d'un seul et on ne peut être "de Dieu" que si on est tous.

Abdou : "Etre de Dieu" cela peut vouloir dire autre chose. Dans le soufisme, il y a des formules incantatoires, une sorte de discipline à tenir, pour un jour connaître Dieu, cela peut aller jusqu'à s'anéantir, se fondre en Dieu, et à ce moment-là, être effectivement "de Dieu".

Dominique : Mais c'est la valeur produite par l'Union : être de Dieu.

Abdou : Et même cela prend plusieurs types de tournures. Puisque Dieu est partout, il nous entoure, donc il suffit de disparaître pour que Dieu soit là. Ce sont des états d'expérience qui ne sont pas véritablement courants, des objectifs qui ne sont même pas compris dans la vie courante, qui ne participent pas de la vie ordinaire. Le soufi est dans tous ses états, ne paraît même plus être de ce monde mais passé à autre chose, commence à proférer des paroles qui sont utilisées pour lui faire des procès, etc.

Jean-Hugues : Chez moi aussi la notion de l'amitié repose sur le partage, la réciprocité. On ne saurait être l'ami de Dieu.

Dans l'approche ternaire, les parents vont donner aux enfants, qui vont donner aux petits- enfants, ainsi de suite, mais il n'y a pas de retour, là, juste une transmission. Mais il y a une autre approche : lorsque les enfants seront en âge de travailler, alors il y a une réciprocité qui entre en jeu, parce qu'ils pourront s'occuper de leurs parents qui arrivent à un âge où ils ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. Nos parents nous ont donné une éducation, on aura un travail, mais il ne faudrait pas qu'on oublie en retour d'aider les parents ou même la famille. Par exemple, des gens viennent étudier en France mais ils savent très bien qu'en rentrant, ils ne pourront pas s'écarter de la famille même au sens large, qu'ils devront redistribuer parce que tout le monde aura participé à leur réussite.
Mais est-ce qu'on peut parler de proportionnalité dans la réciprocité ? Est-ce qu'on peut dire : moi je donne 100, lui il ne me rend que 10, alors que théoriquement il devrait me donner 80, 90 voire 100 ? Est-ce que dans ce cas de figure on peut parler de réciprocité ?

Sidy : Oui !
Ce n'est pas quantifiable, c'est la valeur qui compte. Et ça je crois que c'est le sens de la chose. Tu peux être riche, moi pauvre, mais il y a une amitié entre nous. Tu épouses une femme, j'amène une chèvre, c'est ce que je peux, je suis paysan, tu es même très haut, tu es Directeur de Cabinet, mais le fait que moi, le paysan, j'arrive, que je fasse ce geste, en toute amitié, c'est le sens qui compte pour toi. Et réciproquement, le jour du baptême de mon fils, tu es le parrain, tu peux faire toutes les dépenses parce que tu sais très bien que je ne peux pas honorer cet engagement social. Comme tu es ma moitié, ce que je ne peux pas, tu le complètes. On parle de moitié, mais dans le sens de complémentarité, si tu es 10, je deviens 90. On se complète pour faire l'Unité dont il est question ici. A ce niveau-là, c'est uniquement le sens qui compte, ce n'est pas une proportionnalité matérielle, c'est la valeur du geste en fait. C'est comme ça que je comprends, moi, ce face à face-là et cette amitié-là.

Dominique : Tu as répondu, alors.

[Abdou évoque des cérémonies au Sénégal où circule beaucoup d'argent, lors d'événements qui se répondent les uns aux autres. Il a l'impression qu'il s'agit de systèmes qui se sont dégradés]

Dominique : Il y a des systèmes de réciprocité qui sont institutionnalisés et qui font intervenir les générations, une institutionnalisation qui intègre non seulement le temps de la vie mais le temps des générations, et là, tout est comptabilisé, au centime près, pour savoir où la réciprocité pourra être équilibrée. Pourquoi les hommes veulent-ils l'équilibre ? C'est pour que la dignité des uns et des autres soit égale, sinon le prestige s'accumule pour celui qui donne le plus (avec la formule suivante : donner, c'est acquérir du renom, et recevoir, c'est perdre la face). Cela ne compte pas dans une relation de face à face, si moi j'ai 10, tu as 90, c'est égal ! Tu as tout donné et moi j'ai tout donné, et même si je n'ai rien, si je donne tout mon rien, je suis ton égal.
Mais la réciprocité institutionnalisée intègre la perspective qu'un jour je serai dans la situation qui est la tienne et que toi tu seras dans ma situation. La tradition compte tout pour parvenir à la réciprocité symétrique. L'axe qui guide les cultures et les systèmes de réciprocité dans la tradition vise à rétablir constamment la réciprocité symétrique, comme si celle-ci était la quille du navire. Il y a des comptabilités quasi secrètes

Sidy : Lors de mon exposé j'ai montré un peu cet aspect justement entre les ñeño et la noblesse, et même la stratification sociale dans la société wolof, c'est exactement ce genre de rapport. Le noble obligatoirement, même si le ñeño est plus riche, il donne, mais le ñeño ne peut jamais prétendre être au même niveau de valeur sociale dans ce genre de rapport. Et pourtant, lui, il accumule. Une révolution, au sens où on l'entend d'habitude ne pouvait pas se faire dans ce genre de société. La classe la plus "exploitée" c'était celle des nobles, mais leur statut faisant qu'ils étaient supérieurs aux ñeño, ils ne pouvaient pas s'allier avec ces gens qui ne font que recevoir, qui ne donnent pas. Parce qu'ils donnent, parce qu'ils donnent, parce qu'ils donnent, ça leur donne un statut soi-disant supérieur.

Jean-Hugues : Est-ce que l'amitié peut être au rendez-vous ? Je pense que non.

Sidy : C'est pas pareil

Dominique : on est devant des systèmes très compliqués, on rejoint celui des castes. [Aujourd'hui], on a parlé de structures élémentaires, on n'a pas parlé de structures semi-complexes, on n'a pas parlé de structures complexes, on n'a pas parlé de systèmes. On n'a pas parlé des trois formes de réciprocité, ni des trois niveaux, puisqu'il y a trois niveaux de réciprocité, on a parlé des structures élémentaires et on est resté au niveau du réel. Le réel, c'est-à-dire la rencontre, et donc l'immédiate obligation de prendre en compte les moyens d'existence des uns et des autres. Mais on a vu que ces sentiments qui naissaient, la convivialité, l'amitié, etc. s'exprimaient, et Abdou en a donné une démonstration, en wolof. Mais déjà, là, on passe dans la parole, dans la représentation du réel, on est dans le langage, on n'est plus dans le geste initial, primordial, de tendre la main, ou de se mettre en état de défense, on est dans quelque chose qui est médiatisé par la langue, l'artifice, la culture, mais où vont se rejouer les rapports de réciprocité. Et là vont entrer en lice (et c'est toute une affaire) des imaginaires où la valeur va être codée selon des règles qui font intervenir d'autres facteurs que la réciprocité, en particulier la non-réciprocité qui tente de maîtriser les valeurs à son profit. On verra apparaître des castes, des hiérarchies, qui défient la réciprocité tout en l'exploitant au maximum. En particulier les nobles peuvent donner parce qu'ils se sont accaparés ou qu'ils se sont emparés des moyens de donner : la terre ! Et qu'ils sont des usurpateurs de la propriété. Mais aujourd'hui on n'a pas voulu entrer dans aucun système complexe.

Abdou : J'ai quand même une question par rapport à l'exposé. Arrivée au marché, tu n'as pas développé.

Mireille : Oui.

Abdou : L'autre question, c'est les quatre consciences qui sont présentes. Ça apparaît très clairement dans le face à face, mais dans la relation ternaire, on ne voit pas comment cela s'établit.

Mireille : Dans la réciprocité intergénérationnelle ?

Abdou : On n'a pas quatre consciences !

Mireille : Si ! bien sûr. Je suis nourri et je nourris. Donc j'ai, moi, la conscience qui correspond à nourrir et à être nourri, mais de ce côté je vois l'autre conscience, celle qui correspond à nourrir, et de ce côté celle qui correspond à être nourri. C'est exactement pareil [que dans le face à face] !

Abdou : D'accord, j'ai compris. Ce n'est pas un carré.

Dominique : C'est le carré magique de la réciprocité, mais il est ouvert.

Abdou : Ici [dans le face à face], on a des croisements, dans le deuxième cas [la réciprocité ternaire], il n'y a pas ce croisement-là, la présence des quatre consciences est beaucoup moins perceptible.

Sidy : Moi, c'est la notion d'individuation ou d'individualisation qui... Est-ce une notion qui ramène à une conscience personnelle, d'individu, ou c'est une notion d'appartenance à un groupe, l'individuation, ou ça s'opère dans les deux cas ?

Mireille : Dans un cas, on a un sentiment commun, qu'on ne peut pas avoir sans les autres, et dans les autres cas, les autres sont nécessaires, mais on ne les a pas forcément en face de soi et on a un sentiment qui au lieu d'être commun devient " individué ".

Sidy : Mais je ne sais pas si je me suis fait comprendre. La notion d'individuation me pose problème. Ce n'est pas la question de la conscience d'individuation. Je ne sais pas si je m'exprime bien. La notion de responsabilité et la notion d'individu est-ce qu'elles vont ensemble ?

Mireille : Je ne voulais pas dire "individualisation".

Dominique : Il ne s'agit pas d'une appropriation individuelle de ce Tiers. Le Tiers reste Dieu, si tu veux.

Sidy : Impersonnel...

Dominique : Impersonnel. Mais il y a individuation dans le sens où tu prends conscience que tu en es le siège, c'est-à-dire que tu deviens responsable. La notion de responsabilité est ce changement qualitatif de la nature du sentiment que tu éprouves, qui tout d'un coup te met en jeu à titre de sujet.

Frédéric : Je voudrais revenir sur ce que tu as appelé les enjeux et sur la Sécurité Sociale, le partage. Une fois j'ai entendu à la radio le mot réciprocité. On essayait de décortiquer le discours des partis populistes d'extrême-droite, en Europe. Certains disent qu'ils ne sont pas solidaires avec n'importe qui. En France, ils disent que ce sont les étrangers qui créent le trou de la Sécurité Sociale. En Belgique, les Flamands disent que si l'on cotise à la Sécu, ce n'est pas pour payer tous les cinq ans une voiture aux Wallons. Est-ce que les Flamands doivent payer pour les Wallons ?

Abdou : Parler de l'Etat ou de structures aussi grandes que la sécurité sociale, c'est une manière de tester la théorie de la réciprocité, mais fondamentalement il est question de conscience, d'affectivité. A partir de quelle échelle, on peut continuer de croire que la réciprocité est un système fonctionnel ou pas ? Est-ce que dès lors qu'on dépasse une petite communauté, il n'y a plus moyen d'organiser de la réciprocité ? Ou alors ça peut s'organiser à l'échelle continentale et mondiale ?

Jean-Hugues : L'aide publique au développement est perçue comme : on donne, on donne, on donne. Il n'y a pas là de réciprocité.

Mireille : On a beaucoup pris !

Frédéric : Si une génération travaille, part à la retraite, a éduqué les enfants, qui va payer les retraites ? Ça, c'est la réciprocité ! C'est comme chez nous !

Sidy : Mireille a dit : "du fait qu'il y a obligation". Il y a eu un débat ici, à Nîmes, en 1910, où on a refusé l'assistanat [Note du rapporteur : allusion au combat de Jaurès à l'origine de la sécurité sociale]. Les gens ont travaillé, ils ont cotisé, c'est la Sécu. Il y a un partage. C'est même pas un partage, c'est une solidarité.

Mireille : Le partage, c'est la structure, et la valeur produite, c'est la solidarité, et l'obligation c'est l'effience de cette valeur.

Sidy : Dans ce partage et cette solidarité, c'est l'Etat qui a mis les choses en place. A mon avis cette affaire est claire : c'est de la réciprocité.

Abdou : Est-ce que l'Etat incarne le Tiers ou pas ?

Sidy : C'est la Sécurité Sociale qui incarne le Tiers. Il y a l'Etat, il y a les syndicats, il y a le patronat. Il y a des conventions collectives. C'est parti de batailles syndicales aussi.

Jean-Hugues : Dans le cas de la C.M.U., est-ce qu'il y a réciprocité ?

Sidy : Absolument !

Jean-Hugues : Non !

Sidy : Là, vous dormez !

Jean-Hugues : Ceux qui bénéficient de la C.M.U. , ils n'ont pas payé de cotisation !

Dominique : C'est de la réciprocité typique !

Sidy : C'est de la réciprocité.

Abdou : C'est quelle structure ?

Mireille : La structure de partage, qui produit la solidarité.

Sidy : Vous croyez que c'est pas un investissement pour la société, de prendre en charge ceux qui relèvent des minima sociaux ? C'est un investissement pour des opportunités qui vont s'ouvrir dans le temps.
Il y a le label du temps qu'il faut voir dans cette affaire.

Abdou : Sidy a raison !

Jean-Hugues : Quand on parle de réciprocité, on a tendance à voir quelque chose d'immédiat.

Sidy : Mireille a [déjà] répondu : avec les grands-parents, les parents, les enfants. Les grands-parents ont fait des enfants, ils les ont nourris, il arrive qu'à un certain âge, les grands-parents deviennent des petits enfants, les enfants doivent les nourrir, c'est de la réciprocité ! Mais cela ne se fait pas en cinq ou dix ans !

Mireille : Mais ce que vient de commenter Jean Hugues, c'est la réciprocité telle qu'on l'entend le plus souvent. Elle existe : s'occuper de ses vieux parents. Mais l'autre mouvement, celui qui va de l'avant, qui est de nous occuper de nos enfants, comme nos parents se sont occupés de nous, cette transmission-là, c'est aussi de la réciprocité ! Elle est très importante, parce que toute la transmission, c'est ça !

Sidy : Je voudrais bien que tu reviennes sur la responsabilité.

Abdou : Je peux y revenir ! Mais avant il faut répondre à la question laissée en suspens, dans le cas belge, avec les Flamands et les Wallons.

Mariam : Est-ce qu'on ne pourrait pas se situer dans la réciprocité centralisée, ou dans la réciprocité ternaire où il n'y a pas de retour ?

Dominique : Oui, mais il y a aussi de la réciprocité négative. Il y en a peut-être qui ont "exploité" les autres, et alors il y a un petit retour de vengeance. Est-ce que ce n'est pas de cela dont parle Frédéric ?

Frédéric : Si ! Mais on dit que le jour où la Sécu deviendrait régionale, l'Etat belge cesserait d'exister.

Dominique : Pour traiter de ces grands problèmes, il faut la totalité des catégories de la théorie de la Réciprocité. Si l'on n'a que deux ou trois catégories, on ne peut pas résoudre tous les problèmes.
Mais Mireille était interrogée sur le marché, aussi.

Mireille : Sur l'échange et le marché : on peut reconnaître un avantage à l'échange libéral, c'est l'universalité, au moins de principe. C'est pour ça que je cherche dans les structures de réciprocité quelles sont celles qui peuvent être étendues, et finalement on en trouve beaucoup qui peuvent être étendues ! Celle-là (la ternaire unilatérale), l'est par définition, le marché [de réciprocité], c'est la généralisation de la réciprocité.

Maintenant le marché capitaliste, je résiste sur le fait d'y voir l'accomplissement du marché de réciprocité ! Il y a deux systèmes antagonistes, complètement antagonistes, l'un qu'on pourrait à la limite se résumer à un échange des choses entre elles, parce qu'on ne cherche rien d'autre qu'à acquérir, et rien d'autre que du profit, qui sur le plan matériel marche assez biensauf pour tous ceux qui sont exclus du système, sauf aussi à cause des limites des ressources de la planète, sauf également parce qu'il prend la place de l'autre système, celui qui détient le secret de la production des valeurs éthiques, la réciprocité.

Jean-Hugues : Je suis curieux de savoir comment dans les sociétés traditionnelles ou même antiques, cette question-là pouvait être débattue, celle-là, celle de la réciprocité.

Sidy : Nous, on a des termes opérationnels ! Par exemple le partage, la notion de parenté chez nous Mbok, c'est partager, le mot veut dire exactement "partage" en français. Xarit, c'est pareil. Responsabilité, il n'y en a pas qu'une. La notion de convivialité, je ne connais pas de terme exact qui veuille dire convivialité.
Ces notions sont opérationnelles.
Mbok c'est toujours la notion de partage. Le voisin est toujours considéré comme mbok. Il peut être d'une autre ethnie, mais parce qu'on cohabite on est mbok. La notion de père et mère c'est waajur, ceux qui m'ont fait naître.
Si nous interrogeons nos langues, par exemple le miroir, tu as montré qu'il n'est pas très opératoire. La similitude et la différence du vis à vis, ça en wolof, ça se dit
samadai, et c'est un mot très clair : "il ressemble à l'autre mais c'est pas lui". Il y a énormément de concepts qu'on peut sortir pour poser un débat, non pas sémantique, mais d'appropriation des théories.

Dominique : Pour répondre à Jean-Hugues, ces problèmes, traditionnellement, on ne les traitait pas philosophiquement, on ne cherchait pas rationnellement les causes des valeurs que l'on vivait. On appréhendait ces valeurs comme le vécu. Au nom de l'efficacité de ces valeurs, la tradition imposait sa loi. Il y avait même une sujétion à la loi, on ne pouvait pas trop en sortir. Si on était humain, on était responsable, si on était humain, on était un homme libre, si on était humain, on était etc.. Il y avait des canons, et des pratiques, pour démontrer qu'on était loyal, etc. Il y avait des canons, et l'impératif catégorique s'imposait sous sa forme affective d'une manière presque violente : il y a une violence du symbolique. Or, ce que nous cherchons à faire maintenant, peut-être par un détour qui a été favorisé par la philosophie occidentale, c'est à comprendre rationnellement comment ces sentiments, comment ces valeurs sont engendrés, afin de ne pas être tributaires de cette loi d'une manière passive, afin d'en être les auteurs conscients, d'être capables de les produire à volonté. Cela veut dire se distancer par rapport à l'impératif, par rapport à ce qu'on a appelé jusqu'à présent l'obligation. L'obligation en question, n'est pas, certes, une contrainte matérielle, c'est une obligation morale : tu as reçu, et tu ressens que tu ne peux pas ne pas donner. Si tu ne redonnes pas tu sais que tu agis contre toi-même : tu agis en tant qu'individu contre un Sujet dont tu es l'hôte et qui te dit : "tu sais que tu as reçu et que tu dois redonner." Même si ta liberté de conscience te permet de dire non ou de dire oui, il n'empêche qu'il y a quelque chose qui s'impose à toi et qui te dit que ta liberté et aussi ta dignité s'acquièrent par la réciprocité. Maintenant grâce à la théorie de la réciprocité, c'est ce caractère impératif, obligatoire, puisqu'on a utilisé le mot obligation, qui disparaît. On est conscient des raisons pour lesquelles ces sentiments nous apparaissent absolus. On en est conscient, donc on relativise la chose, et on y adhère de façon plus libre, en toute liberté de conscience.

Jean-Hugues : A quel moment cette contrainte entre en jeu ? Ce débat on l'a a posteriori. Quand c'est la Tradition, la coutume, on n'a pas conscience de faire des choses contraintes.

Abdou : C'est en cela qu'il y a contrainte.

Jean-Hugues : Elle n'est pas consciente.

Abdou : La contrainte en matière de sociologie, tu ne la rencontres que quand tu prends le sens contraire des aiguilles d'une montre, mais quand tu fais ce qu'on attend de toi, tu ne peux pas ressentir la contrainte.
La contrainte que tu subis, par divers procédés, est naturalisée, de sorte que tu ne la sens pas, en tant que contrainte. C'est pas pour rien que parfois les gens se révoltent après la lecture d'un bouquin, parce que subitement, ils se rendent compte.

Dominique : Les cultures, les sociétés ne développent pas les mêmes systèmes de réciprocité, à cause des articulations, des compatibilités des différentes structures de base entre elles. Ces cultures se développent mais entrent parfois en contradiction. Le système de réciprocité horizontale rencontre le système de réciprocité verticale, ou bien un système religieux rencontre un système de type segmentaire : ou bien l'on accepte que l'un tente d'absorber l'autre (le front musulman/animiste par exemple). Eh bien ! il faut arriver à comprendre la raison de l'autre. Se pose alors la question de la compréhension du système de l'autre. Et là on ne peut pas faire l'économie de la théorie de la réciprocité.

Jean-Hugues : Cette démarche, on la fait avec quels instruments d'analyse ? On est tenté de faire cette analyse avec des éléments de réflexion de l'enseignement occidental. Est-ce que déjà là, il n'y a pas une difficulté ?

Abdou : Oui, mais c'est qu'en dehors de ça, tu n'as rien !

Jean-Hugues : Parce qu'on ne fait pas l'effort d'avoir quelque chose ! C'est pourquoi j'ai posé la question de savoir comment nos ancêtres auraient discuté.

Abdou [...] Alassane Ndaw a contourné le problème en disant que de toute manière c'était toujours dans le vécu et non dans la production d'un discours explicite pour objectiver quelque chose [que s'exprimaient les sages africains], et que le fait d'objectiver une réalité, cela participait d'une pensée propre à une sphère culturelle [l'Occident], et qu'en Afrique on ne l'a jamais pratiquée. Mais, maintenant, on est en 2005, il faudrait bien convenir qu'on ne peut pas continuer, il faut trouver une forme appropriée [d'objectiver la réalité]. La philosophie semble la forme la plus indiquée.
Il faut bien que nous arrivions à mettre des mots, des systèmes de réflexion, en étant le plus proche possible des choses que nous pensons être spécifiques.

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