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Les formes de réciprocité

positive, négative, symétrique

 

Mireille Chabal 
   
   

 sommaire

Introduction

Rappel des structures de réciprocité et du Principe de réciprocité

Les Formes : positive, négative, symétrique

Le quiproquo

Métamorphoses de la réciprocité

Les Nuer

L'articulation de la réciprocité positive et négative

L'arbitrage et le prix du sang. Une vendetta ne finit jamais

La monnaie de réciprocité négative et positive

La razzia : venger l'injure jusqu'à la fin des temps

La réversibilité des formes de réciprocité

La richesse

Conclusion

   
 

Introduction


Yannick Noah, le champion camerounnais de tennis, interviewé par une radio, sur les raisons pour lesquelles il s'est mis à la musique alors que son succès de tennisman aurait pu suffire à sa gloire et à sa fortune, expliquait qu'il souffrait de la hargne contre l'adversaire que, d'après lui, le tennis produit et qui se prolonge après le match ; la musique, au contraire, lui procurait la joie de la communion. Beaucoup d'autres sportifs, disait-il, font comme lui, trouvent dans la musique d'ensemble comme un antidote à l'agressivité du sport.
Nous n'épiloguerons pas sur les sentiments de sportifs de très haut niveau, aux prises dans une compétition mondiale où les enjeux sportifs sont en partie recouverts par d'autres intérêts Peu importe : les sentiments dont parle Noah, c'est ce qui nous intéresse, sont produits par le tennis, par la musique et non donnés a priori.


Pourrait-on les expliquer par les structures de réciprocité en jeu ?
Le tennis, la musique : deux activités qui supposent des structures de réciprocité différentes, un face à face pour le tennis et une structure de partage pour la musique, dès qu'elle fait intervenir plusieurs artistes. Cependant la différence de structure de réciprocité ne suffit pas, à elle seule, à expliquer la différence des sentiments produits. Le tennis est le face à face de deux combattants. Il existe d'autres face à face, qui mettent en jeu d'autres gestes, d'autres contenus, et vont produire l'amitié ou l'amour.
De même la structure "partage" (qu'on a interprétée dans le précédent exposé (Structures élémentaires de la réciprocité) comme "tous face à tous", un face à face bien différent du précédent) peut engendrer un type de communion différent, des valeurs différentes, suivant le réel mis en jeu : le pacte de sang des guerriers est un partage qui engendre la solidarité guerrière, une communion différente de celle de la musique.
En plus des structures, il faut donc envisager le vecteur de la réciprocité. Suivant le réel mis en jeu, suivant les actes des partenaires de la réciprocité, on voit se dessiner trois formes de réciprocité, l'une qui va produire l'amitié, l'autre l'inimitié, et une troisième qui relève de la bonne distance avec autrui et de l'équilibre des deux autres et doit logiquement produire le respect.

 

Rappel des structures de réciprocité et du Principe de réciprocité

Dans le précédent exposé, on avait distingué un principe de réciprocité qui permet de produire de l'humain (ou du mana, pour employer un mot mélanésien retenu par l' anthropologie), ou ce qu'on appellera aussi du divin, si l'on veut en suggérer le mystère, et qui consiste à poser des actes en réponse les uns aux autres, de telle façon que chaque partenaire soit, en même temps ou à tour de rôle, à la fois agent et patient.
Ce principe de réciprocité est à l'origine de rien de moins que la conscience humaine. Il met en jeu le rapport à l'autre, à la fois différent et semblable.
On avait montré que ce principe de réciprocité se décline en structures de réciprocité différentes, centralisées ou non, binaires ou ternaires, produisant des valeurs différentes.
Nous avions donc montré que le partage n'est pas la seule structure de réciprocité même si c'est la plus reconnue, et nous avions suggéré que certaines de ces structures pouvaient être élargies à la vie de très grands ensembles, de peuples entiers, et à la vie la plus moderne dans certains de ces aspects, politiques par exemple.

 

 

 

Vouloir expliquer des faits sociaux par la psychologie serait contredire à une règle fondamentale de la méthode sociologique, formulée par Durkheim. Mais nous faisons l'inverse : nous tentons de comprendre les sentiments et les valeurs à partir des structures de réciprocité dans lesquelles s'inscrivent nos actes.

 

 

Les Formes : positive, négative, symétrique

Suivant le réel mis en jeu, la nature des actes des protagonistes,(jouer au tennis, faire de la musique, tuer, donner, se marier, élever des enfants) on voit apparaître des valeurs plutôt pacifiques et des valeurs plutôt guerrières
On voit alors que ces actes donnent lieu à trois grandes formes de réciprocité, trois développements, qu'on appellera (par convention) réciprocité " positive " et réciprocité " négative ", la forme la plus équilibrée étant la réciprocité " symétrique ".

 

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La forme que nous disons par convention " positive " de la réciprocité tend à établir un lien social, pourrait-on dire, d'implication positive d'autrui, ou d'inclusion d'autrui. Cette forme " positive " est reconnue en anthropologie comme la réciprocité du Don.
La forme que nous appelons " négative " de la réciprocité est aussi une sorte de " lien social " à autrui, un lien social paradoxal, généralement non repéré comme tel, ni par les sociologues ni par l'opinion publique un " lien " d'implication négative, d'exclusion d'autrui.
C'est la réciprocité de Vengeance, qu'on dira arbitrairement " négative " si la réciprocité des dons est " positive ".

On est tenté de définir la réciprocité positive par l'union avec autrui et la réciprocité négative par l'opposition. Ces notions correspondent à l'intuition commune. Le couple union / opposition est analogue au couple identification à autrui / différenciation d'avec autrui. Cependant il faut prendre garde que, contrairement à un préjugé, ce qui s'unit n'est pas nécessairement semblable, ni ce qui s'oppose dissemblable. C'est même l'inverse qui est la règle : on peut s'unir en étant différent, mieux, on se différencie pour pouvoir s'unir. On se différencie pour pouvoir se marier, par exemple. L'union avec le semblable étant l'inceste, il faut, pour que l'exogamie soit possible, créer par des systèmes de parenté la différence entre les conjoints possibles et les conjoints prohibés.
Identification et différenciation caractérisent toutes les formes de réciprocité : c'est leur jeu qui permet de produire les valeurs spirituelles, cette production étant le but de la réciprocité. voir : les structures élémentaires de la réciprocité ; voir également : le carré magique de la réciprocité.
La différenciation (l'opposition) peut être paisible.La différenciation (ou opposition) est ce qui permet d'empêcher la fusion, dans laquelle il n'y a pas de réciprocité possible, mais l'identification (l'union) inversement empêche la dispersion totale, obstacle également à la réciprocité.
La troisième forme, la réciprocité " symétrique ", est celle qui met en jeu la situation la plus "contradictoire", par exemple le face à face indécidé de la rencontre, où l'on ne sait pas si l'amitié ou l'inimitié va l'emporter. Les plus anciennes institutions de l'humanité cherchent à pérenniser ce moment : c'est le mariage ou l'alliance, qui met face à face l'homme et la femme, mais aussi leurs deux familles, des familles différentes, parfois ennemies, ou encore l'hospitalité antique que les historiens comparent à un mariage, et qui était une alliance dans la longue distance et la longue durée, sur plusieurs générations, et qui avait, par exemple dans la Grèce antique, le même caractère sacré que le mariage.
Pourquoi symétrique ?
Symétrique à cause de l'équilibre contradictoire de l'union et de l'opposition.
Roméo et Juliette en sont l'incarnation archétypique : ils sont ennemis par leurs familles et unis par un mariage secret. De même, dans l'hospitalité antique, on unit ce qui est aussi distant que possible. Comme l'union du proche et du distant, du même et de l'autre, est le " contradictoire ", ce que tend à réaliser, on le sait,
(voir: le carré magique de la réciprocité) le Principe de la Réciprocité, on peut dire que toute forme de réciprocité tend vers la réciprocité symétrique, que celle-ci est son idéal.
La réciprocité symétrique serait alors " la réciprocité parfaite ", celle qui ressemble le plus aux conditions d'apparition de la conscience humaine sur la terre, c'est-à-dire à la naissance de l'humanité. Les hommes ne cessent d'en rêver. Elle est l'alpha et l'oméga de la réciprocité. La réciprocité positive et la réciprocité négative tentent (c'est la thèse optimiste que je soutiendrai) d'aller vers cette réciprocité parfaite.

J'insisterai sur la réciprocité " négative " parce qu'elle est moins évidente que la positive. La réciprocité positive, nous n'avons cessé d'en parler ! La plupart des auteurs quand ils parlent de réciprocité pensent à la réciprocité positive.

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Le quiproquo

La réciprocité négative est une relation à l'autre qui utilise la violence et produit certaines valeurs : le courage, l'honneur, la fierté, la loyauté...
La réciprocité négative est facilement refoulée. Elle est refoulée de fait chaque fois que l'Etat moderne, post-colonial, aujourd'hui accepté en Afrique et un peu partout, impose son " monopole de la violence légitime en particulier avec son système pénal, au détriment non pas seulement des justices traditionnelles mais des systèmes vindicatoires traditionnels. Ceux-ci utilisaient la violence de façon réglée.


Les adversaires de la réciprocité n'imaginent pas que la vengeance ait pu être non seulement un droit mais un devoir, ils n'y voient que sauvagerie.
Ceux qui pratiquent la réciprocité positive et qui, parfois, ont oublié ou en partie oublié, la négative, la confondent, au nom des valeurs pacifiques, avec l'absence de réciprocité.
Or, l'absence de réciprocité est plutôt le système antagoniste de la réciprocité, qui étend ses ravages sur la terre sous prétexte de " rationalité " économique. Ce système moderne en train de se mondialiser, qu'est l'échange capitaliste, se définit par l'absence de réciprocité ou la réciprocité minimale. L'échange capitaliste aboutit à la guerre économique, il est la guerre économique et il produit la guerre moderne.

Il y a un quiproquo au sujet de la réciprocité négative, qui explique son refoulement. Le gamin africain à qui on met une kalashnikov entre les mains, est spontanément, je le suppose, dans la réciprocité négative. Il est dans la réciprocité négative parce qu'il appelle la reconnaissance de l'autre, au moins comme ennemi si ce n'est pas comme ami, et alors, s'il a une kalashnikov, c'est avec elle qu'il tente, en l'absence de réciprocité positive, d'établir la réciprocité négative. Mais il y a un quiproquo. L'autre en face est dans la guerre totale, la guerre moderne. Il n'est plus dans la réciprocité négative. C'est un mercenaire. Il est téléguidé par une puissance, celle des Compagnies pétrolières et des marchands d'armes, émanant de cet autre système, dont nous parlions, celui de l'échange (capitaliste ou collectivisé).


La réciprocité négative est un système de régulation de la violence et de production de valeurs, y compris avec l'ennemi. Le but n'est pas la violence ni même la vengeance, c'est la réciprocité (1).

Si la réciprocité ne peut s'établir par le don, elle utilise d'autres moyens, violents. Mais le génocide, l'extermination sont aux antipodes de la réciprocité puisqu'ils tendent à supprimer l'adversaire.

La réciprocité négative est présente, je crois, dans toutes les civilisations, à côté de la positive et de la symétrique. C'est, par exemple, la lutte, sous la forme sublimée du sport de combat, ou sous sa forme réelle, par exemple pour les sociétés européennes, le duel où l'on lavait son honneur dans le sang jusqu'à une époque récente.

Les guerres traditionnelles, qui respectaient des règles de la guerre (le drapeau blanc pour parlementer par exemple, les soins aux blessés même ennemis), parfois même la courtoisie (" Messieurs les Anglais, tirez les premiers ") doivent aussi être comptées dans la réciprocité négative.

Comme la réciprocité négative est très coûteuse en vies humaines, nos ancêtres (et je dis bien " nos ", partout dans le monde) se sont ingéniés à transformer la réciprocité négative en réciprocité positive ou, mieux, en " réciprocité symétrique "... avant que le raz de marée de l'échange capitaliste submerge tout.

 

 

 

Marshall Sahlins croit que l'échange est la réciprocité négative.

Sa thèse est qu'il y a un continuum entre le don pur et l'échange qui serait le vol réciproque et qu'il appelle réciprocité négative.

Stone Age Economics, 1972, Trad. : Age de pierre, âge d'abondance, L'économie des sociétés primitives, Gallimard, 1976.

Nous soutenons l'absence de continuum, et l'antagonisme de la réciprocité où prime une relation intersubjective, et de l'échange qui est une relation objective.

Il existe un échange inféodé à la réciprocité, un échange d'équivalents de réciprocité, tel qu'il existe par exemple sur les marchés traditionnels, ni capitaliste ni précapitaliste. Quand l'échange n'est pas soumis à la réciprocité, il est le contraire de la réciprocité, il tend au profit et à l'appropriation privée.

(1) C'est une des conclusions des auteurs qui ont étudié la réciprocité négative sous l'angle des systèmes vindicatoires :

La Vengeance, textes réunis et présentés sous la direction de Raymond Verdier, Jean-Pierre Poly, Gérard Courtois, 4 volumes, Editions Cujas.Paris 1980, 1984

   

 

Métamorphoses de la réciprocité

Cette transformation de la réciprocité négative en réciprocité positive ou symétrique, est possible. Elle est même parfois instantanée. C'est une métamorphose. Voyez Shakespeare :

Le Prince
Capulet ! Montaigu ! voyez quel fléau est résulté de vos haines. Le ciel a trouvé le moyen de tuer vos joies avec l'amour ! Et moi, pour avoir fermé les yeux sur vos querelles, j'ai perdu deux parents. Nous sommes tous châtiés.
Capulet
O ! père Montaigu, donne-moi la main. Ce sera le douaire de ma fille. Je ne peux rien te demander de plus.
Montaigu
Je puis te donner davantage. Je veux élever à Juliette une statue d'or pur. Tant que Vérone gardera son nom, nulle statue n'égalera celle de la loyale et fidèle Juliette.
Capulet
Aussi riche sera celle que j'élèverai à Roméo auprès de sa dame. Chétif sacrifice de notre inimitié !
Le Prince
Ce jour apportera avec lui une sombre paix. Le soleil, par chagrin, ne montrera pas son visage. Partons pour parler encore de ces tristes choses. Les uns seront pardonnés, les autres punis. Jamais aventure ne fut plus triste que celle de Juliette et de son Roméo.

Après l'union de leurs enfants dans la mort, Capulet et Montaigu n'ont pas découvert la réciprocité symétrique - malgré les efforts du Prince - mais basculent dans la réciprocité positive et la rivalité dans la magnificence.
De même des sociétés qui pratiquent la vendetta, la réciprocité de vengeance, peuvent arrêter du jour au lendemain la série des meurtres par un mariage.Des sociétés entières ont choisi cette révolution : les célèbres guerriers jivaro d'Amazonie appellent maintenant à la réunion du conseil ethnique avec le même tambour qui appelait autrefois au raid guerrier.

Si cette révolution (d'ailleurs réversible) est possible, c'est que la réciprocité négative et la réciprocité positive sont d'abord l'une et l'autre des formes de réciprocité.

   
 

 

Je développerai un exemple de système de réciprocité négative, pris dans l'ethnologie.
(Pourquoi l'ethnologie ? Dans les exemples actuels, le quiproquo est partout. Les situations sont enchevêtrées. La réciprocité négative est là, mais tellement emmêlée avec l'autre guerre, la guerre totale, celle qui anéantit les hommes, mais pas seulement les hommes, l'humanité (la réciprocité), qu'il est difficile de reconnaître la réciprocité négative.)

Je remonte donc un siècle en arrière.

C'est au Sud du Soudan, dans la savane inondable, équatoriale, des régions du Nil blanc, au sud du pays nouba, que vit ce peuple avec ses vaches, ses génisses, ses veaux, ses bufs et bouvillons, taureaux et taurillons. Ses voisins sont les Dinka, les Shilluk et les Anuak. Lui-même est connu sous un nom célèbre dans l'anthropologie : ce sont les Nuer.

Les Nuer

Je me servirai des matériaux donnés par le livre de Edward Evan Evans-Pritchard, Les Nuer, pour essayer de montrer comment une société extrêmement orientée vers la réciprocité négative développe des vertus et valeurs propres à ce système, mais aussi comment elle contrôle la violence pour à la fois perpétuer la réciprocité négative (il faut tout le temps être dans l'état de réciprocité de vengeance, sinon on perd son être Nuer, sa fierté) et ne pas tomber dans le massacre généralisé (où il n'y a plus de réciprocité).
A leur façon (mais peut-être que je m'avance trop), il me semble qu'ils arrivent, à une réciprocité symétrique, qui avait son équilibre (très compromis déjà à l'époque où E.-P. les a observés).

L'égalité des Nuer entre eux, est propre à ce qu'on appelle la société segmentée, qu'on va décrire (par opposition à une société hiérarchique, avec un pouvoir centralisé). Mais l'égalité pourrait aussi relever de la réciprocité symétrique. E.-P. parle d'équilibre contradictoire entre la fusion et la fission.
Voici comment il l'analyse : Complémentarité de la scission et de la fusion, vue par Evans-Pritchard.

Les tribus nuer sont divisées en segments, qui correspondent aux lignages, segments généalogiques du clan (la généalogie étant construite comme partout socialement et non biologiquement) : (schéma d'E.-P. p 222)


A
|
B--------------C


D--------E ........F---------G

H-----I........................... J-----K

L--M ..........................................N--O

 

A se subdivise en B et C, B en D et E, C en F et G etc.

Dans cette société, tous les " segments " se définissent (dirait-on) par la lutte !
Les clans et les lignages " ont des " noms de lance " que l'on crie bien haut dans les cérémonies " (p. 222)
L'opposition des segments n'est pas uniquement guerrière, mais E.-P. la décrit ainsi :

« Chaque segment est lui-même segmenté et il y a opposition entre ses parties. Les membres d'un segment quelconque s'unissent pour guerroyer contre des segments adjacents du même ordre, et s'unissent avec ces segments adjacents contre des sections plus larges. Les Nuer eux-mêmes affirment nettement ce principe structural quand ils exposent leurs valeurs politiques. » p. 169
E.-P. analyse :
« Le système politique est un équilibre entre des tendances opposées à la fission et à la fusion ; entre la tendance à se segmenter qui est propre à tous les groupes, et la tendance qui ne leur est pas moins propre à se combiner avec des segments du même ordre. [...] fission et fusion dans les groupes politiques sont deux aspects du même principe segmentaire il faut comprendre la tribu nuer et ses divisions comme un équilibre entre ces deux tendances contradictoires et pourtant complémentaires. » (p. 175)

On pourrait penser que l'opposition (violente) est plus forte entre groupes éloignés puisque la solidarité va décroissante avec l'éloignement. C'est l'inverse.
« Il semble bien qu'on éprouve un sentiment de plus vive hostilité de village à village, de groupe à groupe de villages et de section tertiaire à section tertiaire, qu'entre vastes sections tribales et entre tribus. » (p.177)
Cela se comprend logiquement, " structuralement " comme le dit E.-P. : plus la proximité est grande , plus le danger est grand de fusionner totalement. La fusion totale rend impossible la réciprocité.
Le rôle de maintenir la différence et l'opposition dont nous avons déjà souligné qu'elles sont essentielles à la réciprocité, et non uniquement à la réciprocité négative, semble dévolu, dans cette société, de façon privilégiée à la lutte et la guerre.
Dès lors les rapports agressifs coexistent avec la solidarité la plus grande.

 

   Les séjours de E.-P. chez les Nuer datent de 1935-36, ils ont duré en tout un an, le pays était à l'époque sous domination anglo-égyptienne (les n° de pages renvoient à la traduction française, tel, Gallimard)

Les Nuer

Description des modes de vie et des institutions politiques d'un peuple nilote.

Gallimard 1994

E. E. Evans-Pritchard

Publication originale : The Nuer

Oxford 1937

 

 

 

 

 

 

 

« Un lignage [..;] est un groupe d'agnats* vivants, descendant du fondateur de cette ligne particulière. Logiquement, il comprend aussi les personnes défuntes qui descendent du fondateur [...]. Les clans et les lignages portent des noms, possèdent des symboles rituels divers, et entretiennent certains rapports cérémoniaux réciproques. Ils ont des " noms de lance " que l'on crie bien haut dans les cérémonies, des titres honorifiques que l'on emploie parfois en s'adressant aux gens, des affiliations totémiques, et autres liens mystiques, où chacun occupe vis-à-vis des autres un rang cérémonial. » p. 222 (*agnats : parents des lignages du même clan, cognats : parents du père et de la mère).

« Ou bien un homme est un parent, réel ou supposé, ou bien c'est quelqu'un qui se situe hors des obligations réciproques, et que l'on traite comme un ennemi en puissance. » (p. 213)


Mais l'anthropologue omet de voir les " obligations réciproques " de réciprocité négative.

 

 

L'articulation de la réciprocité positive et négative

La réciprocité négative n'est donc pas réservée aux rapports lointains entre tribus nuer ou avec le peuple voisin, les Dinka, chez qui l'on mène des razzias. Elle coexiste avec les rapports d'entraide et de partage,
pénètre toute la vie sociale des Nuer, les rapports avec les plus proches.
Les relations de réciprocité positive sont intenses. On garde et soigne le troupeau en commun, « On s'assiste mutuellement, même quand il n'est pas essentiel de coopérer » [E.-P.] veut dire quand ce n'est pas indispensable matériellement] pour accomplir une tâche, par exemple pour sarcler ou récolter, car il est tout à fait normal d'appeler à l'aide, et l'obligation de prêter main-forte fait partie d'une relation générale de la parenté. " (p.114)
« Les hommes, et quelquefois aussi les femmes et les enfants, s'entr'invitent en de si nombreux repas, que pour un observateur du dehors, la population tout entière semble partager des provisions communes. » (p.104)

Mais ces relations d'entraide sont partout superposées à celles de la réciprocité négative, entre individus, entre villages, entre sections tribales importantes, entre tribus. Même lorsqu'un conflit est en cours, la réciprocité positive continue :
« les contacts sociaux n'en continuent pas moins comme à l'ordinaire » (p. 190)
Nous formulerions les choses autrement : les contacts sociaux positifs continuent. Les contacts de réciprocité négative sont aussi des contacts sociaux. Il existe un " lien social " négatif. Contacts sociaux positifs et négatifs coexistent et se combinent.
Les rapports de réciprocité négative et d'hostilité qu'on peut avoir peuvent se transformer instantanément en rapports positifs, à chaque renversement d'alliance.

Lorsqu'il y a mort d'homme, ce qui est fréquent, les Nuer classent les différentes luttes (kur, au sens général du mot) en quatre catégories suivant la proximité des partenaires et la possibilité d'un arbitrage et d'un acquittement du " prix du sang " :
dwac, ter, kur et pec
Le dwac est un duel entre deux personnes.
Le ter met en opposition un groupe à un autre et fait plusieurs morts. On peut l'appeler vendetta.
dwac et ter donnent lieu à l'arbitrage et au " prix du sang " et utilisent la massue.
Le kur (proprement dit) oppose des tribus différentes (du même peuple Nuer) et ne donne pas lieu à compensation.
Le pec expédition contre les Dinka encore moins évidemment.
kur et pec sont les guerres proprement dites et se font à la lance.
(p. 189)

 

 les Nuer sont semi-nomades et cultivent un peu de millet, dans des jardins minuscules, sur des buttes qui dépassent des marécages.

On reconnaît dans ces " entr'invitations " la structure de partage, telle qu'elle existe dans une famille. Cette structure s'étend à tout le village, d'ailleurs composé de parents.

 

 

L'arbitrage et le prix du sang. Une vendetta ne finit jamais

E.-P. croit que si l'on arrête la vengeance, par la négociation et la livraison d'une compensation en bétail, c'est pour limiter le nombre de morts. Le souci de ne pas s'exterminer existe à coup sûr : la logique de la réciprocité négative n'est pas l'extermination mais plutôt la prolongation de la vengeance dans le temps, la prorogation du rapport social fût-il " négatif ".
En effet, la compensation, ou plutôt la composition en même temps qu'elle arrête provisoirement la vendetta, permet de la faire perdurer.
Même quand la vendetta est arrêtée, elle n'est que suspendue.
« En vérité, tous les Nuer reconnaissent qu'en dépit des compensations et des sacrifices, une vendetta dure à perpétuité, car les parents du mort ne cessent jamais " de porter la guerre dans leur coeur " » (p.182) Voici ce que disent les Nuer : « Un Nuer a sa fierté, il veut pour sa vengeance le corps d'un homme et non son bétail. Quand il a tué un homme, la dette est payée, et alors son cur est dans la joie. « Voilà pourquoi, commente E.-P., quand même le chef signifie aux parents du mort, dans les cérémonies d'accomodement, que la vendetta est finie et ne doit pas recommencer, les Nuer savent "qu'une vendetta ne finit jamais" » «La paix peut s'établir pour un temps, par les mêmes raisons qui ont fait accepter une compensation, et en considération du bétail reçu, mais l'inimitié continue et les gens des deux bords demeurent jiter, c'est-à-dire gens en état de vendetta, même s'il n'y a pas d'hostilité ouverte ». (p.183)

Et E.-P. d'évoquer ce tableau saisissant : « les hommes du village lorsqu'ils vont danser, arrivent en formation guerrière, et ne rompent jamais le rang au long de la danse ; que l'un d'eux soit attaqué, les autres sont à ses côtés pour lui prêter main-forte. » (p. 187)

Le " chef " qu'on vient de mentionner, qui préside aux rituels lors des homicides et aux négociations avec les vengeurs, est un personnage particulier que les Européens ont appelé le " chef à peau de léopard ". Il n'a rien d'un chef, commente E.-P.. Il n'a pas d'autorité politique ni juridique. Il est respecté, « on attache à sa personne une sorte de sainteté » (p. 191), il est " sacré ", mais il n'a pas d'autorité autre que la persuasion. Il a le pouvoir de maudire et de bénir rituellement. Sa menace de malédiction est rituelle, elle est sollicitée, montre E.-P., par ceux-là mêmes sur qui elle tomberait si elle était exécutée : les vengeurs, qui seraient déshonnorés d'accepter la composition sans se faire prier. (p.204)
" Et quand ils finissent par acquiescer, ils déclarent qu'ils acceptent ce bétail dans le seul souci d'honorer le chef " p. 181
" Médiateur il est, sans plus, dans une situation sociale particulière, et médiateur heureux pour la seule raison que l'une et l'autre partie reconnaît les liens communautaires et souhaite éviter, du moins pour l'heure, une aggravation des hostilités. " (p.203) On voit que pour E.-P. les liens communautaires sont les liens de réciprocité positive, c'est en leur nom qu'on souhaite limiter les hostilités. Mais si l'on nous accorde que les liens communautaires sont aussi, paradoxalement, des " liens " de réciprocité négative, les analyses d'E.-P. prennent encore plus de relief :
on peut penser que ce personnage occupe une situation de clé de voûte de la réciprocité. Médiateur il est, entre les combattants, mais surtout entre la réciprocité positive et négative. « La théorie veut qu'on donne quarante à cinquante têtes de bétail, mais il est peu probable qu'on s'en acquitte en une fois, et la dette peut durer pendant des années. Les cérémonies d'expiation se déroulent quand on a remis une vingtaine de têtes ; c'est alors que la parenté du meurtrier peut se déplacer sans craindre de guet-apens, du moins pour un temps, car on n'est pas à l'abri de la vengeance tant qu'on n'a pas tout versé, et on ne l'est peut-être jamais. » p.181
Comment " payer " tout en restant toujours en dette, comment suspendre la vengeance sans la terminer comment prolonger la réciprocité négative en ayant l'air de faire la paix, tel est le problème dont la composition donne la solution chez les Nuer.

   " prix du sang ", " prix de la fiancée " on gardera ces expressions consacrées de l'anthropologie en supposant qu'il n'y a plus de malentendu sur le sens de " payer ", " prix " , " rachat " : il ne s'agit pas d'échange. " prix du sang ", " prix de la fiancée "... on gardera ces expressions consacrées de l'anthropologie en supposant qu'il n'y a plus de malentendu sur le sens de " payer ", " prix " " rachat " : il ne s'agit pas d'échange.
 

 

La monnaie de réciprocité négative et positive

On peut considérer le bétail comme une véritable monnaie, bien sûr pas une monnaie d'échange, mais une monnaie de réciprocité, une monnaie de renommée, positive et négative, et ici, peut-être même une monnaie d'être (de réciprocité symétrique). Le bétail circule sans cesse, soit qu'on le donne spontanément pour un mariage, ou pour arrêter une vendetta, ou qu'on le prenne, par " vol ", sans nuance péjorative car celui qui prend est toujours dans son bon droit (cuong) (parce que l'un des " paiements " précédents ne se fait pas assez vite).(p. 193) marge le cuong semble être la dignité personnelle qui donne le droit de se venger et qui est acquise par le fait dêtre offensé.
Deux coutumes illustrent bien l'articulation de la réciprocité négative et positive et la volonté de perpétuer la réciprocité négative dans le temps. L'utilisation de la même monnaie rend manifeste la traduction, le passage d'une forme à une autre.
Le mariage du mort : quand un homme jeune est tué sans enfant sa famille utilise le prix du sang qu'elle a accepté pour aussitôt marier le mort. On " marie à son nom " une femme, donc on redonne le bétail marge (ou plutôt une partie du bétail du sang, p. 181) à la famille paternelle de cette femme, pour qu'elle donne au mort un fils. Ce fils sera considéré comme le vengeur de son père. « Durant les sacrifices, on déclare à l'esprit que ses parents ont accepté du bétail, et qu'ils s'en serviront pour marier le fils ; on lui promet néanmoins qu'un jour on le vengera dûment par la lance. »
p.182
Cela illustre la prolongation dans le temps de la réciprocité de vengeance, et aussi la circulation incessante de la " monnaie " reçue en " compensation " pour le meurtre mais redonnée aussitôt pour marier le mort. Ce mariage a lui-même pour sens l'enfantement d'un vengeur : la réciprocité négative domine ici la réciprocité positive.

Si une femme meurt pendant sa grossesse ou l'accouchement, le mari est tenu pour responsable : « il n'y a pas là matière à vendetta, mais le mari perd le bétail qu'il a livré pour son mariage, puisqu'il s'agit dorénavant d'un bétail de sang pour la perte de sa femme. » (p. 197)
Equivalence du bétail du sang avec le bétail du mariage, les deux cas se répondent, inversés : on passe de la réciprocité négative à la positive (et même la symétrique, ici, avec le mariage) et vice versa et le " langage animalier " (p. 70), la monnaie d'être de la réciprocité le dit.

   Le cuong semble être la dignité personnelle qui donne le droit de se venger et qui est acquise par le fait dêtre offensé.
 

 

La razzia : venger l'injure jusqu'à la fin des temps

Outre leur activité pastorale, qui est au centre de toute leur attention, la grande passion des Nuer est de lancer des razzias contre les Dinka, pour affirmer leur réputation guerrière et accroître leurs troupeaux et leurs pâturages.
Or Dinka et Nuer ont une origine commune : leur langue est presque la même (aujourd'hui on parle du nuer-dinka comme la deuxième langue du Soudan, la première étant l'arabe). « Ils sont trop semblables [], dit E.-P., pour que l'on conçoive le moindre doute sur leur origine commune, quoique l'on ne connaisse pas l'histoire de leur divergence. » (p.17) Les Nuer sont entourés d'autres peuples qu'ils n'attaquent pas, dont certains ont pourtant des troupeaux.
C'est qu'avec les Dinka ils sont dans une relation particulière : de réciprocité négative.
Selon le mythe, " Nuer et Dinka sont les deux fils de Dieu, de Dieu qui promit sa vieille vache à Dinka et son jeune veau à Nuer. Dinka s'introduisit nuitamment dans l'étable de Dieu, et, imitant la voix de Nuer, en obtint le veau. Quand Dieu découvrit qu'il avait été joué, il entra en fureur et chargea Nuer de venger l'injure jusqu'à la fin des temps. " (p.151)
Et jusqu'à la fin des temps, " structuralement ", pour parler comme E.-P., le Dinka sera réputé rusé et " voleur ", le Nuer ouvertement violent. Le Dinka raconte aussi la fable et admet sa conclusion : « Et jusqu'à ce jour, le Dinka a toujours vécu de voleries et le Nuer de la guerre. »

" Venger l'injure " c'est ce qui justifie, toujours, la réciprocité négative.
Il faut d'abord être victime, pour avoir une âme de vengeance , disent les Jivaro, pour acquérir son bon droit, son cuong, disent les Nuer.
« Le Nuer possède un sens aigu de sa dignité personnelle et de ses droits. Très vigoureuse est la notion de bon droit, de cuong. Il est reconnu qu'un homme doit obtenir réparation pour certains torts » p. 200

Les hommes partent à la razzia avec enthousiasme, « Les garçons attendent le jour où ils seront en état d'accompagner leurs aînés, et dès que l'initiation a fait d'eux des hommes, ils font un projet d'attaque chez les Dinka afin de s'enrichir et d'établir leur réputation de guerrier. Chaque tribu nuer a razzié les Dinka tous les deux ou trois ans au moins et certaines parties du territoire dinka ont dû subir ces raids chaque année. » (p.151)

C'est ici la preuve que l'honneur est non pas le rétablissement d'une valeur de réciprocité positive mais immédiatement donné comme la valeur de la réciprocité négative et comme référence de l'être nuer car les jeunes hommes partent en guerre immédiatement après leur initiation comme acte premier de leur vie d'homme.

   (E.-P. décrit en détail la razzia : p. 153-154)
   

 

La réversibilité des formes de réciprocité

Mais, chose étonnante, et qui contribue à nous faire penser que même avec les Dinka il existe une relation sociale très forte (alors même qu'il s'agit d'une " relation sociale " de réciprocité négative), " quoique les rapports des Dinka avec les Nuers soient d'une extrême hostilité ", il leur est arrivé de s'allier, pour lutter contre le gouvernement égyptien, de se mêler dans des réceptions. La relation de réciprocité négative peut s'inverser en alliance parce que dans tous les cas le principe de réciprocité est premier. « En temps de famine, des Dinka sont souvent venus résider en pays nuer ; accueillis de bon coeur, ils ont été incorporés dans les tribus nuer. En temps de paix, les Dinka visitaient aussi leurs parents faits prisonniers ou établis chez les Nuer. » (p.156) (aussi p.256)
Bien plus, on adopte les jeunes captifs, ils sont intégrés aux lignages, sont initiés (il y a une cérémonie spéciale pour l'adoption p.254), reçoivent du bétail pour se marier Lorsqu'Evans-Pritchard insiste pour comprendre quels sont les différents lignages, on lui fait sentir que sa question est déplacée, " incivile ", non politiquement correcte, dirions-nous. On arrive à avoir la moitié de la population qui est d'origine dinka, intégrée, de telle façon que, au bout de deux ou trois générations seuls les membres du lignage connaissent l'origine dinka de certains de ses membres. (p.255)
Finalement la conquête se traduit par l'assimilation et le métissage et non l'extermination : E.-P. le note. (p. 152)
Mais cela va de soi : la réciprocité négative a ses propres règles qui excluent l'extermination. De plus, la réciprocité positive (métissage, adoption, intégration) s'articule à la réciprocité négative, l'une se change en l'autre facilement parce que le principe de réciprocité reste le même.

Est-il besoin de souligner la proximité des Nuer et des Dinka ? « Cette catégorie de Jaang, où se rangent tous les Dinka, les Nuer la sentent plus proche d'eux-mêmes que les autres catégories d'étrangers » p. 156 Avec les autres peuples ils « se contiennent dans un équilibre hostile, une opposition stabilisée qui s'exprime parfois par le combat », les plus étrangers étant les peuples de la catégorie Jur, les peuples sans bétail.
« les Nuer sont sensibles à ces affinités qui rendent à tous les égards les Dinka proches de leur peuple ; or c'est envers les Dinka qu'ils se montrent le plus vivement hostiles, le plus opiniâtrement agressifs. » (p. 156)

   
 

 

La richesse


Ce qui intéresse les Nuer dans la razzia, est-il d'accroître leurs troupeaux et d'augmenter leurs pâturages ?
E.-P. l'écarte explicitement. (p.70 « on simplifierait trop les choses en expliquant le conflit des Nuer et des Dinka par une pure affaire de pâturage et de bétail »)
La richesse qu'on cherche à accroître n'est pas une richesse utilitaire, une valeur d'usage, elle est de la renommée fétichisée, la représentation de la réputation du guerrier. C'est pourquoi on la cède dans la composition, on cherche à s'en emparer dans la razzia. Elle ne cesse d'être cédée (prise plutôt que donnée) et de circuler.
Le troupeau représente la valeur chez les Nuer et les Dinka. Comme la valeur est le courage et la fierté, on peut penser que les vaches sont de la fierté incarnée : c'est une véritable monnaie, une monnaie de réciprocité, non une monnaie d'échange, mais une monnaie de réciprocité négative et de réciprocité symétrique, une " monnaie d'être ".

Avec les vaches, le Nuer est dans une relation particulière(pp.55-56E.-P. parle de " communauté " et " d'intimité "), sa « vie entière est consacrée à son bien-être ». Il a pour elles les attentions les plus prévenantes, leur construit des étables pour les protéger des insectes en les enfumant grâce à des feux de bouse... dort près d'elles, ne les quitte pas des yeux, marge : le scientifique E.-P. se demande si les Nuer s'occupent bien de leurs vaches. Eh bien ! la réponse objective est oui ! ils s'en occupent admirablement ! S'agit-il seulement du rapport humain personnel immédiat aux bêtes dans lequel tout éleveur traditionnel se reconnaîtra ? Il y a quelque chose de plus. Non seulement chaque animal a son nom mais les Nuer se nomment du nom de leurs bufs préférés.
Le jeune Nuer a, parmi tous ses noms son " nom de boeuf " : « ce nom de boeuf est la salutation qu'on préfère entre camarades de la même classe d'âge. Le premier nom de buf d'un jeune homme vient de la bête que son père lui donne au moment de l'initiation, mais il pourra s'en décerner d'autres à son plaisir si d'autres bufs de son troupeau font ses délices. Les hommes s'appellent de ces noms en s'abordant et les font pleuvoir, avec la fantaisie la plus recherchée, sur leurs compagnons de danse. Ils les vocalisent quand ils paradent avec leurs bufs, dans le camp, ils les chantent dans leurs poèmes, ils les crient quand ils embrochent hommes, animaux ou poissons. » p.65

Même si, ici, la Vache n'est pas dite sacrée, le bétail médiatise toutes les relations sociales, Evans-Pritchard parle à son sujet de " langage animalier " (p. 70), il est langage et il est " monnaie ". Il est symbole de la valeur créée par la réciprocité, par les différentes formes de réciprocité, positive, négative et symétrique.
Le mythe le dit, en terme de réciprocité négative :
« Un jour l'Homme tua la mère de Vache et de Buffle. Buffle dit qu'il vengerait sa mère en attaquant les hommes dans la brousse ; mais Vache dit qu'elle resterait dans les demeures des hommes et qu'elle vengerait sa mère en causant d'interminables disputes à propos de dettes, d'épouseurs à doter, []. Cette longue noise de Vache et d'Homme remonte à des temps immémoriaux, et jour après jour Vache se revanche de la mort de sa mère en provoquant la mort des hommes. » p.68

 

    Le scientifique E.-P. se demande si les Nuer s'occupent bien de leurs vaches. Eh bien ! la réponse objective est oui ! ils s'en occupent admirablement !
 

 

Conclusion

Le cas des Nuer n'est pas une exception : la réciprocité négative est omniprésente en Afrique et en général, dans les sociétés qui témoignent du primordial.
On peut préférer la réciprocité positive à la réciprocité négative et, mieux, la réciprocité symétrique aux deux autres. Les trois formes sont liées parce qu'elle expriment le Principe de réciprocité. Nous avons cherché à montrer comment elles se métamorphosent les unes dans les autres.
La différenciation d'avec autrui est aussi importante que l'identification pour construire du contradictoire. La différenciation et l'identification sont nécessaires pour construire la réciprocité. La différenciation peut être tout à fait tranquille et pacifique. Elle n'emprunte pas nécessairement les chemins d'une opposition par la violence.
Cependant il ne faut pas sous-estimer l'expression violente de l'opposition. Même dans la réciprocité positive on peut voir l'agon, la lutte, à l'uvre dans les assauts de générosité, la surenchère du don. En anthropologie, l'exacerbation de la rivalité pour le prestige est célèbre sous le nom indien de potlatch.
L'imaginaire, qui prête au symbolique ses images, conçoit facilement l'opposition sous forme d'agon, de lutte : ainsi les familles qui s'unissent dans l'alliance, que la loi d'exogamie oblige à être différentes, deviennent dans le mythe et dans le réel, des familles ennemies : et c'est le rapt, le mariage par enlèvement, qui met les familles devant le fait accompli, une forme de mariage connue dans maintes civilisations dont l'Europe.
Dans la réciprocité négative, le rapport social agressif à autrui devient le vecteur de la réciprocité.
Il est abusif de parler de " don du meurtre " comme on l'a fait parfois
, comme pour ramener la réciprocité négative à la réciprocité positive, ou pour ramener la réciprocité au don. Dans les deux cas " celui qui agit doit subir " ; dans les deux cas, celui qui est vivant matériellement est dit mourant, et celui qui meurt, vivant ; mais dans la réciprocité positive, celui qui a l'initiative, le donateur (qui se dépouille matériellement) est vivant spirituellement et le donataire (qui reçoit les vivres, la vie) est mourant, il perd la face ; dans la réciprocité négative, celui qui agit, qui tue, qui prend est mourant spirituellement (comme le montrent les rites auxquels il est soumis) et celui qui subit le meurtre, qui est tué ou dépouillé est dit vivant, il acquiert une âme de vengeance. C'est avec la Vie et la Mort réelles et leurs représentations inversées que les formes de réciprocité inventent les matrices de la valeur.

La réciprocité négative a un rôle important à jouer, pour produire certaines valeurs et, peut-être pour construire la réciprocité parfaite. Elle peut jouer son rôle sous forme pacifique, si, au lieu de refouler l'agressivité on la sublime, en particulier dans le sport. Mais je garde cela pour le débat...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le refoulement et la sublimation sont entendus au sens freudien : ce qui est refoulé produit souvent des effets néfastes, en agissant du fond de l'inconscient, alors que la sublimation permet d'utiliser de façon créatrice les mêmes pulsions au lieu de les refouler.

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